Deux designers joignent leurs réflexions afin de concevoir des habitats mieux articulés à la nature et d'inventer des structures de vie plus attentives aux enjeux écologiques.

En se penchant, en designers, sur la question écologique, Matali Crasset et David Bihanic n’entendent pas asséner des doctrines et des modèles tout prêts à appliquer ; leur ambition est plutôt de proposer des hypothèses de travail. Pour ce faire, ils explorent de nouveaux territoires mettant à l’épreuve les enjeux du design contemporain.

Le design social ou urbain connaît déjà de grands noms, comme Ruedi Baur ou encore Malte Martin. Mais l’originalité des deux auteurs associés dans cet ouvrage tient à l’élaboration de certaines notions décisives, telles que celles de « modularité », d’« appropriation », de « flexibilité » et de « réseau », et à leur intégration dans une réflexion sur les sources et inspirations de ces concepts. Ainsi, on s’attarde par exemple sur les réalisations du designer américain Ken Isaacs qui ont, dans les années 1950, fait exploser les cadres culturels dominants et permis le développement de modes de vie alternatifs.

La puissance de la « matrice »

Le concept qui donne son titre à l'ouvrage, « matrice », est développé par Matali Crasset dans la première partie de l'ouvrage. Il témoigne de l'approche générale qu'adoptent les deux auteurs : loin de constituer un cadre fixe ayant vocation à être érigé en modèle, la matrice (construit à partir du latin, matrix, lui-même dérivé de mater, la mère) est un principe organique d’engendrement, susceptible d'accueillir en elle un nombre infini de rejetons.

C'est selon ce modèle de la matrice que nous progressons au fil des pages, qui présentent à notre appréciation une multiplicité de formes plutôt qu'un modèle reproductible à l’identique par simple multiplication technique. Le design ici présenté prête attention aux lieux de travail, aux maisons, aux ateliers, aux sites urbains de telle sorte que, au sein de la matrice, naissent des réalisations différentes, sensibles au sol d’implantation, aux matières utilisables, aux mœurs locales, etc. Une matrice permet en ce sens de rassembler des références diverses, de reproduire des observations et de construire des objets expérimentaux, dans une perspective commune, à savoir la perspective écologique.

La nature dans le design

C'est en effet cet aspect qui guide le travail de Matali Crasset, lequel engage une reconnexion avec la nature. Une partie de cette reconnexion passe, selon elle, par le Phytolab, ce laboratoire de recherche sur les plantes et leur utilisation possible dans l’architecture et le design, en substitution des matières plastiques ou polluantes. Il s'agit d'effacer, dans le design, les traces de la rationalité industrielle et d'y intégrer au contraire des éléments naturels.

De nombreuses lectures ont conduit la  designer vers cette option, parmi lesquelles Augustin Berque, Le Sauvage et l’artifice : les Japonais devant la nature (Paris, Gallimard, 1986). Ce dernier invite à sortir de notre cocon moderniste et industriel afin de redevenir sensibles au monde naturel. L'auteur s'oppose en ce sens à une conception strictement instrumentale de la nature, dans laquelles toute chose est quantifiable et réduite à une ressource exploitable.

Parmi les sources théoriques des auteurs, on trouve encore Baptiste Morizot, dont le travail sur les relations de l'être humain au vivant permet de refonder notre capacité de voir, de sentir et d’agir.

Appliquée au design, cette réflexion implique de déployer une conscience accrue de la fragilité des humains et de leurs rapports avec les autres règnes naturels. Matali Crasset parcourt, à titre d'exemples, quelques lieux tunisiens qui prennent en charge cette fragilité : des maisons sans fondation, des implantations de composts en ville, des constructions du type de l'Écodôme Ezzine, à Bargou (maisons constituées de matériaux locaux et naturels, très résistants et à faible consommation énergétique) ou des préservations d'environnements menacés, comme la Corbeille de la Palmeraie de Nefta.

De la matrice à la fragilité, il s'agit de s'orienter vers la création de structures évolutives, d’espaces ouverts au développement de multiples formes de vie. En somme, le design n’est plus seulement aménagement des objets en fonction des activités humaines ; il participe pleinement à l’invention d’habitats adaptés aux enjeux de la période que nous vivons.

Repenser la maison

Envisager l’espace de la maison comme une matrice, par exemple, conduit premièrement à bannir ces innombrables alignements de pavillons identiques, promis par l’industrie du bâtiment. Matali Crasset et David Bihanic souhaitent que l’habitation d’une maison de nos jours ne soit plus synonyme de repli dans un lieu clos et ne soit plus exclusivement réservé à la vie de famille. Mais pour cela, il est nécessaire de nous détourner de nos habitudes et de nous rendre disponibles pour d’autres modes d’habitat et d’existence.

Les auteurs appliquent au cas de la maison le même raisonnement que pour les autres lieux de vie : tous nécessitent de tisser des relations constructives avec le milieu et de s’articuler profondément à la nature. Il s'agit ainsi d'inventer un design qui favorise les relations interhumaines mais aussi interespèces dans et autour de la maison.

L’objectif de ces transformations n’est autre que l’émancipation relativement à une organisation trop aliénante et trop enfermante de nos habitats. Le design promu par les auteurs entend en d'autres termes donner aux habitants les moyens de redevenir acteurs au quotidien.

Architecture et nature 

Dans la seconde partie de l’ouvrage, David Bihanic théorise ce nouveau rapport à la nature en l’inscrivant dans l’histoire de l’architecture, de Vitruve à Adolf Loos en passant par l’abbé Laugier et son célèbre Essai sur l’architecture (1755).

L’auteur retrace les différents rapports qu’ont entretenu, au fil des siècles, la nature et l’architecture : entre soumission, vénération et révérence de la seconde vis-à-vis de la première, et parfois séparation, désaffection voire rejet complet. Ainsi l’architecture s’est-elle parfois nourrie ou inspirée de la nature, mais s’est le plus souvent servie de ses ressources pour soutenir un objectif industriel aspirant à la dominer complètement.

À la lumière de cette réflexion historique, il est possible de ressaisir sous un nouveau jour la première partie de l’ouvrage, rédigée par Matali Crasset : réinventer sur de nouvelles bases le rapport du design et de l’architecture à la nature, c’est contribuer à écrire les futures pages de l’histoire humaine.