Arnaud-Dominique Houte renverse la perspective sur une période historique restée dans l’imaginaire collectif comme novatrice et insouciante, mais dont l’inquiétude est un marqueur fondamental.

Le postulat est simple : la Belle Époque, chrononyme construit après 1918, ne l’est pas pour tout le monde. A partir de là, Arnaud-Dominique Houte, professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université et spécialiste de la sécurité sous la Troisième République, brosse le portrait de ces vingt-six années (1889-1914) à travers les inquiétudes et menaces qu’elles ont suscitées chez les Français.

Loin de l’embellie de la modernité, de la paix et de la confiance dans le progrès, il nous dépeint la place centrale de l’insécurité, la criminalité, puis les aléas naturels et technologique dans les imaginaires de cette période. Suivant un plan chronologique, où chaque chapitre couvre une année, il ne se limite pas à lister les peurs mais décrit, bien au-delà, une société prise entre deux siècles, dont le résumé pourrait être : « tout va bien, mais jusqu’à quand ? » (ainsi que s’achève Autour de la Lune de Jules Verne).

Pour mener à bien son étude, l’auteur s’appuie sur des sources variées, la presse notamment, dont le prisme est rappelé dès le début de l’ouvrage : les peurs citadines et masculines sont toujours plus visibles que les peurs rurales et féminines.

La revanche du progrès

Le livre s’ouvre sur l’Exposition universelle parisienne de 1889 où l’inauguration de la Tour Eiffel suscite une vague de protestations. Signe de la force industrielle française, la dame de fer symbolise à elle seule la fin du XIXe siècle, « mélange de frénésie et d’inquiétudes », où l’impression globale est celle d’une foi dans les avancées technologiques : « le progrès est en marche, le présent déjà plaisant et l’avenir radieux » explique l’auteur. Pourtant, si la confiance semble forte, les inégalités sociales comme les périls liés à la technologie ébranlent par plus d’une fois l’optimisme général. L’auteur nous décrit certains de ces moments où « la fragilité de la modernité n’a jamais été aussi évidente » : l’incendie du bazar de la Charité le 4 mai 1897, faisant 121 morts, dont la presse se fait largement l’écho, en est un exemple patent.

Les transports, en pleine révolution, sont également au cœur des craintes : les accidents de train et de métro sont fréquents, comme le 22 octobre 1895 lorsqu’un wagon percute la gare Montparnasse, érigeant l’accident en véritable spectacle et soulignant l’« incongruité de la scène [...] par son extraordinaire efficacité visuelle ». Huit ans plus tard, en 1903, 80 personnes meurent asphyxiées dans le métro parisien : vue comme une conséquence inévitable du progrès, la fatalité s’empare d’une partie de la société. Au début du XXe siècle, l’arrivée de l’automobile entraîne tout un vocabulaire de craintes : « écraseurs » ou encore l’« automobilisme . Ainsi, la course automobile Paris-Madrid de 1903, présentée comme un événement fondateur, célébrant à la fois l’entente franco-espagnole et le triomphe des constructeurs, est contrainte de s’arrêter au soir du 1er jour de course, après 11 morts.

Si la Belle Époque est celle du développement économique et industriel, l’auteur rappelle qu’il y flotte tout de même un sentiment diffus de déclin, marqué par l’expression « fin de siècle », touchant notamment les élites. L’exode rural, les transformations de la société et la peur de la dislocation des schémas familiaux traditionnels donnent du grain à moudre aux conservateurs, notamment le clergé, qui explique ces accidents comme autant de châtiments mérités. Cela se retrouve dans les arts et la littérature, à l’image du Paris d’Émile Zola qui « dresse le portrait pathétique d’une société déchirée ». L’immigration, italienne notamment, provoque des mouvements xénophobes, symbolisés notamment par le pogrom d’Aigues-Mortes de 1893, massacre qui fait 8 morts et une cinquantaine de blessés, conduisant à « l’acquittement scandaleux » de 17 inculpés. « Redoutons les foules mais beaucoup plus encore celles de certaines castes » écrit alors le psychologue Gustave le Bon.

Les transformations économiques nourrissent concomitamment peurs patronales et peurs  populaires. La menace des grèves et plus largement des syndicats et de leurs capacités revendicatives réveille l’angoisse d’une guerre sociale, comme lors du massacre de Fourmies (1er mai 1891, faisant 9 morts) ou des manifestations qui suivent la catastrophe de Courrières (« terreur des mineurs » en mars 1906, 1099 victimes). S’y ajoutent les nombreuses manifestations de vignerons (dans le Midi en 1907, dans l’Aube en 1911) qui divisent la société sur les réponses à donner au mouvement ouvrier. Et à la veille de la Première Guerre mondiale, « cette histoire là est loin d’être finie ».

Le temps et les humeurs : des peurs toujours présentes

Malgré les progrès considérables de la médecine, les maladies et épidémies figurent toujours, en ce changement de siècle, en bonne place des inquiétudes : le livre s’ouvre ainsi sur la « grippe russe » de 1889-1890, qui, même minimisée, entraîne rapidement la fermeture des lieux publics. Ce sont surtout les maladies contagieuses qui effraient : tuberculose en métropole, paludisme dans les colonies (notamment à Madagascar, où un quart des troupes envoyées en meurent), maladies vénériennes, syphilis ; les peurs sanitaires sont très présentes, l’auteur évoquant même un « délire de la contagion ».

Les craintes sont aussi question de genre comme le montre très bien l’auteur. Du côté des femmes, il rappelle qu’« être une fille de la Belle Époque, c’est éprouver un ensemble de peurs bien spécifiques et très inégalement documentées ». Les corps sont contraints, corsetés et surveillés dans les milieux bourgeois, les jeunes femmes sont filles-mères (la « peur du lendemain ») dans les milieux populaires. Les agressions, viols et rumeurs de traites des blanches remplissent aussi les journaux : « Mères, veillez sur vos filles ! » titre ainsi Le Matin en 1906. La peur de l’accouchement et de la mort en couche comme de la mortalité infantile, bien qu’en baisse depuis le début du XIXe siècle restent des réalités très présentes, au moins jusqu’en 1914.

Du côté des hommes, le développement de tout un univers pharmaceutique témoigne du spectre de l’impuissance masculine. Pour les hommes comme pour les femmes, l’allongement de l’espérance de vie pose de nouvelles questions, liées aux tourments du vieillissement, questionnés notamment au moment du suicide de Paul et Laura Lafargue en novembre 1911. Chez les jeunes, le suicide, notamment chez les étudiants, raconté ici à travers quelques exemples médiatisés, inquiète également cette société en pleine transformation. Et l’auteur de le rappeler, avec une forme d’humour, l’une des plus grandes craintes qui secoue cette époque et dont « aucune perspective n’est plus redoutable » (selon le Professeur Piotty) : être enterré vivant !

Les aléas climatiques entraînent également de l’inquiétude : ces années sont celles d’hivers rigoureux et d’étés très chauds (comme en 1895) et de crues qui peuvent conduire à des catastrophes, comme la crue centennale de la Seine en 1910, « véritable déluge », ayant donné lieu à un suivi journalistique intense. Cette même année, on se passionne aussi pour la comète Halley, qui frôle notre planète. Les mouvements de la terre ne sont pas en reste : la Montagne Pelée se réveille en Martinique en 1902, faisant 28 000 morts et en 1909, un tremblement de terre touche Aix, faisant environ 50 victimes. Plus anecdotique, le passage du XIXe au XXe siècle nourrit également son lot de prophéties apocalyptiques.

Faits divers et terrorisme : une peur instrumentalisée

La période étant aussi celle de l’essor de la presse, les faits divers y trouvent une place de choix et contribuent à l’instrumentalisation des peurs, dans une forme de « fascination sociale pour le crime ».

La fin du XIXe siècle est ainsi marquée par la récurrence des attentats anarchistes : peu nombreux mais très actifs, les anarchistes utilisent le terrorisme pour faire avancer leurs actions : ciblant les domiciles de magistrats, les cafés et restaurants, par des colis piégés... Les attentats sont nombreux et provoquent la panique. Les grandes figures du mouvement - de Ravachol (condamné à mort en juin 1892) à Édouard Vaillant (posant une bombe à la chambre des députés en décembre 1893) en passant par Casério - font la une des journaux. Après l’assassinat de Sadi Carnot en juin 1894, le mouvement s’essouffle, faisant place dans les angoisses fantasmées à l’Affaire Dreyfus, qui prend le relai dans la presse des peurs contemporaines : peur de l’espion, peur du juif, peur d’une division de la société et d’une guerre civile latente. « Après l’année maudite des anarchistes et des espions, 1895 promet une accalmie », lit-on au début du chapitre consacré à cette année.

Pourtant, les dernières années du siècle sont à leur tour marquées par des inquiétudes particulières : la « foule incompréhensible, foule inquiétante » mais aussi et les tueurs en série, thème médiatique par excellence. L’auteur détaille, dans le chapitre sur l’année 1897,  l’exemple de Joseph Vacher, « tueur de bergers », sorte de « Jack l’éventreur français », qui commet une série de meurtres entre 1894 et 1897 et témoigne des peurs liées au vagabondage. L’année suivante, en mars 1898, c’est le procès de l’affaire Louise Ménard, voleuse de pain, qui fait la Une : le juge accuse alors l’« organisation sociale » et la relaxe.  L’auteur montre, à l’aide de reproduction de Unes de journaux de l’époque, comment ces faits divers prennent une place centrale dans la vie quotidienne : « l’ère des masses déchaîne les peurs et libère les ressentiments ».

La jeunesse aussi nourrit toute sorte de craintes : il est alors intéressant de comprendre comment l’opinion publique, relayée par une partie de la classe politique, joue de ces écarts entre générations. Ainsi, les manifestations étudiantes sont exagérées, de même que la violence des Apaches, « construction médiatique dont les ressorts sont bien connus », mélange d’effroi et de fascination. Rappelons que, dans le même temps, sévit la restée célèbre Bande à Bonnot. L’auteur d’en conclure : « les Français(es) ont vraiment eu peur, cette vague de crimes hypermédiatisés faisant d’une certaine manière la synthèse entre les fantômes déjà lointains du terrorisme anarchiste et la menace bien vivace d’une délinquance obsédante ». Ces actions, entre revendications politiques et délinquance, nourrissent le débat politique, notamment autour de la peine de mort, dont l’auteur explique en détail comment on envisage brièvement son abolition en 1907. La presse reprend alors de nombreux faits divers pour appuyer le maintien de la mesure, « censée rassurée les honnêtes gens terrorisés par la montée de la délinquance – l’insécurité dit-on déjà ».

In fine, en dépassant le seul cadre de la peur, pour dépeindre un tournant entre deux mondes, Arnaud-Dominique Houte montre que c’est en fait la rencontre entre une époque et des médias, notamment la presse, qui nourrit les angoisses : hier comme aujourd’hui, la peur fait vendre. Il nous rappelle également l’engouement de la période pour le tragique dans les arts et la fascination pour la mort, en témoigne l’ouverture publique de la morgue de Paris en 1907. Et l’auteur de nous rappeler qu’« une société se définit aussi par ses angoisses et par sa capacité à les surmonter ». Si cette période, nommée à posteriori Belle Époque « doit sa teinte rayonnante (ou sépia) à la lumière crue et déformante de la Grande Guerre », il n’en demeure pas moins qu’elle est marquée par des crises réelles et tout un imaginaire d’angoisses. A ce titre, le contexte international arrive bien tardivement : il faut attendre les crises de Tanger et Agadir, et plus encore la guerre des Balkans, pour que la société française se tourne en entier vers la peur d’un conflit de grande ampleur : en 1914, « beaucoup de craintes, qui pouvaient préoccuper tel ou telle s’évanouissait ou s’enfouissait, comme s’il n’était plus légitime de redouter autre chose que la mort et la destruction ».