Dans son dernier ouvrage, David Fiasson nous immerge au cœur de la bataille de Crécy (1346), temps fort de la guerre de Cent Ans. Cette défaite française apparaît comme un tournant majeur du conflit.

Spécialiste de l’histoire de la guerre à la fin du Moyen Âge, et plus particulièrement des relations franco-anglaises, David Fiasson renoue, dans son Crécy 1346. La bataille des cinq rois, avec un genre historiographique longtemps délaissé : l’histoire-bataille. Assimilé à un récit superficiel se contentant de relater les évènements militaires, ce champ d’étude connaît depuis le début des années 2000 un profond renouvellement. Pour la seule période médiévale, Georges Duby avait, dès 1973, avec Le Dimanche de Bouvines, imposé l’idée que désormais, l’histoire des batailles devait prendre en considération les facteurs sociaux, politiques et culturels pour gagner en profondeur. En s’inscrivant dans le temps long, et portant un regard approfondi sur le contexte général, David Fiasson détaille avec une grande précision le déroulé des opérations tout en procédant à un examen critique des sources et en portant une attention fine à la mentalité des belligérants. Un récit stimulant qui, au-delà de conduire le lecteur sur le champ de bataille, invite à demander en quoi les combats de Crécy peuvent être appréhendés comme un tournant de la guerre de Cent Ans et de l’histoire militaire plus généralement.

Au temps de la bataille de Crécy

Avant de plonger au cœur de la mêlée, David Fiasson consacre plusieurs pages au contexte général afin de mieux cerner les tenants et les aboutissants de la bataille. Au temps de la bataille de Crécy, moment décisif de la Guerre de Cent Ans (1337-1453), le royaume de France est peuplé d’environ 15 millions d’âmes, alors qu’elles sont 5 millions de l’autre côté de la Manche. Sur le papier, le souverain aux lis a les moyens d’aligner 30 000 cavaliers et 30 000 fantassins, tandis que son rival ne dispose que de 15 000 combattants en tout et pour tout. D’un point de vue économique, la supériorité française est également incontestable. Dès lors, « Crécy aurait dû en toute logique marquer la fin précoce de la guerre »   . Dans ces conditions, la défaite française semble, à première vue, incompréhensible.

Sur les origines de la Guerre de Cent Ans, David Fiasson prend soin de rappeler qu’au début du XIVe siècle le « miracle capétien » prend fin. En effet, depuis l’avènement d’Hugues Capet en 987, les rois transmettent leur pouvoir en ligne directe. Lorsque Louis X meurt en 1316, il laisse un fils posthume, Jean Ier, qui décède quatre jours après sa naissance. Que faire ? Louis a également une fille, la princesse Jeanne, à la légitimité douteuse. Afin d’éviter les contestations, c’est finalement le frère du roi défunt, Philippe V, qui monte sur le trône. S’entourant de légistes chevronnés, il exhume une ancienne loi, dite loi salique, écartant les filles de la succession. Ironie du sort, Philippe meurt en 1322, sans descendance mâle. Ses filles étant exclues, c’est son jeune frère, Charles IV, qui coiffe la couronne, pour peu de temps cependant puisqu’il meurt en 1328 sans postérité. Dès lors, deux prétendants au trône s’affrontent. D’un côté, le roi d’Angleterre Édouard III, petit-fils de Philippe IV par sa mère. De l’autre, Philippe de Valois, petit-fils de Philippe III par son père. S’il est le plus proche prétendant au trône, Édouard à de sérieux « handicaps » : il est perçu comme un étranger, il est encore sous la coupe de sa mère, il est déjà roi et des filles capétiennes sont encore en vie, qui peuvent donner naissance à un héritier mâle… Les Grands du royaume se rallient finalement à Philippe de Valois, sacré en 1328. Édouard se soumet et reconnaît être son vassal pour son duché d’Aquitaine.

Dans ce climat plus que tendu, les bourgeois flamands se révoltent contre Philippe VI. Jouant des tensions liées à la crise successorale, ils proposent à Édouard III de le reconnaître roi de France en échange de son soutien. Parallèlement, en fin tacticien, le roi d’Angleterre ouvre grand les bras à Robert d’Artois, vassal du souverain aux lis entré en révolte contre son seigneur. C’en est trop pour Philippe qui, en 1337, ordonne la confiscation des biens de l’Anglais à l’intérieur des frontières du Royaume. C’est le début d’une guerre qui va durer plus de cent ans.

Géopolitique médiévale : l’échiquier européen

Dès le début des hostilités, les alliances se forment. Le royaume de France peut compter sur le soutien de l’Écosse, de la Savoie, de la Castille ou encore de Gênes. Côté anglais, la Flandre, l’Empire germanique ou le Hainaut répondent à l’appel. D’un point de vue économique, le budget annuel français consacré à la guerre passe de 460 000 livres tournois, en 1322, à 1 260 000 livres en 1339, soit une augmentation de près de 260 %. En Angleterre, le souverain est contraint de contracter un emprunt de 1 700 000 livres auprès des banquiers italiens. Ce prêt, afin d’être remboursé, impose d’organiser des pillages importants. D’un point de vue militaire, Philippe VI peut aligner 60 000 combattants. Dès les années 1337-1339, il lance un assaut en Angleterre. Encaissant les défaites et financièrement oppressé, Édouard III élabore un plan : afin d’inverser la tendance, il convient d’affronter directement le roi de France dans l’espoir d’obtenir une victoire décisive. Le succès militaire anglais de la bataille de l’Écluse en 1340, où une bonne partie de la flotte française est coulée, ouvre une faille dans le système défensif de l’adversaire. Plus encore, la crise de succession de Bretagne (1341-1364) permet à Édouard de s’allier aux barons révoltés pour mieux avancer ses pions. Jusqu’en 1345, la situation semble se stabiliser lorsque, de manière simultanée, de nouvelles brèches s’ouvrent aux frontières de la Guyenne et de la Flandre, contraignant le roi de France à mener des opérations sur plusieurs fronts.

Selon David Fiasson, le camp anglais adopte délibérément une stratégie simple : prendre l’adversaire de vitesse et frapper un grand coup pour le mettre à genoux. A cet égard, Édouard III décide de mobiliser plus de 700 navires, 15 000 marins et 14 000 combattants afin de mettre un pied sur le continent. Feignant de conduire son armée en Guyenne, en avril 1346, le roi aurait dissimulé son objectif réel, à savoir la Normandie qui connaît à ce moment-là des troubles internes. Cette stratégie de détournement d’attention   porte ses fruits : le 12 juillet 1346, les troupes anglaises débarquent à La Hougue. Dans leurs bagages, 25 000 hommes transportent un demi-million de flèches. Plus de 55 tonnes de matériel sont transportées sur des chariots. Dès lors, la campagne qui s’annonce vise à assiéger Caen. Dans le sillage de l’armée, pillages et incendies se multiplient.

Du côté français, la rapidité anglaise étonne. Des mercenaires, les fameux arbalétriers génois, sont alors recrutés en toute hâte en Italie. Philippe VI ordonne aussitôt à ses soldats de se déployer le long des côtes. Numériquement supérieurs, les Français ne peuvent néanmoins rivaliser avec la célérité anglaise. Le « brouillard de guerre » qui entoure leurs déplacements ajoute à la confusion générale. Dans ce cadre, David Fiasson qualifie la Guerre de Cent Ans de « guerre de propagande visant à souder l’opinion publique autour du souverain »   . Quoi qu’il en soit, la Normandie est traversée par une grande peur : les habitants fuient, se soumettent aux Anglais ou, parfois, prennent les armes contre l’envahisseur. La confusion semble générale.

Les forces en présence

Caen prise, l’armée anglaise prend ensuite la direction de Rouen. Remontant le cours de la Seine jusqu’à Poissy, les troupes traversent le fleuve et marchent vers le Nord. Il semblerait que, pressé par les soldats français au Sud, Édouard III – agissant toujours en véritable stratège – ait simulé une fuite. Cette enjambée aurait eu pour objectif de conduire l’ost de Philippe VI dans le comté de Ponthieu pour diverses raisons. Celui-ci ayant été confisqué aux Anglais en 1337, l’esprit de revanche devait motiver les troupes. De plus, la région offrait une topographie favorable au déploiement de la tactique anglaise grâce à des sites en surplomb.

L’ost anglais qui chemine vers le Ponthieu est hétérogène. D’importants contingents de Gallois, de Normands et d’Allemands marchent à ses côtés, ce qui suppose la présence d’interprètes. Par ailleurs, la proportion d’archers est élevée alors que, du côté français, la part de cavaliers nobles est importante. Philippe VI peut, en plus, compter sur son arrière-ban et sur les arbalétriers génois déjà évoqués, soit, au total, près de 25 000 soldats dont plus de la moitié sont des hommes d’armes. Ce faisant, le rapport de force est de deux contre un en faveur de Philippe VI (cinq contre un si l’on ne retient que les fantassins). Cependant, l’armée d’Édouard III comporte quatre fois plus d’hommes de trait que celle de son rival.

Quant à la disposition des troupes, le camp anglais opte pour une stratégie relativement resserrée avec, sur les flancs, un nombre important d’archers. Les troupes françaises sont en revanche moins structurées et, marchant à pas forcé, arrivent épuisées sur le champ de bataille. De l’avis du roi et de ses conseillers, un repos avant d’engager la bataille est nécessaire. Mais « les chevaliers auraient refusé d’obéir (…) mû par la haine à la seule vue des Anglais »   . La guerre peut commencer.

Au cœur de la mêlée

C’est donc à Crécy, le 26 août 1346, que le choc entre les deux armées se produit. Le combat débute lorsque le roi de France ordonne aux arbalétriers génois d’avancer en première ligne. Sous les flèches des archers anglais, ils sont rapidement mis en déroute. Rebroussant chemin, ils sont massacrés par les chevaliers français qui les considèrent comme des fuyards sans honneur. Une dizaine de charges de cavalerie sont par la suite lancées. Les salves de flèches pleuvent, hommes et chevaux s’effondrent à terre.

Écrasés par leur monture, certains hommes ne peuvent plus bouger et sont alors sommairement égorgés par l’ennemi. Le roi, au dire de certaines sources, aurait même reçu un projectile au visage. Le longbow anglais, cet arc long d’une efficacité redoutable, a une cadence de tir six fois plus élevée que l’arbalète. De 6 à 12 flèches peuvent être décochées chaque minute. Outre le recours aux armes traditionnelles, « ce fut sans doute la première fois que l’artillerie à poudre servit sur un champ de bataille »   . Effrayant les chevaux, les dégâts qu’elle provoque sont avant tout psychologiques.

La quantité aussi bien que la qualité des morts marquent les contemporains. Si 300 soldats anglais sont tués, les pertes s’élèvent à plus de 5 000 morts du côté français, dont 1 500 chevaliers. D’illustres personnages paient de leur personne, à l’image du roi de Bohême venu prêter main forte à Philippe VI. D’un point de vue symbolique, la défaite est cuisante lorsque l’oriflamme de Saint-Denis est détruite.

Dès les lendemains de la bataille, les Anglais profitent de la déroute française pour mener des offensives aux quatre coins du royaume, de la Bretagne jusqu’à l’Aquitaine avant de s’emparer de Calais qui, jusqu’en 1558 demeure dans le giron anglais. Mais la guerre s’efface bientôt derrière les ravages causés par la peste. Près d’un tiers de la population du royaume aux lis succombe de l’épidémie, tandis qu’à Londres la mortalité frôle les 50 %. Les rentrées fiscales se tarissent et, jusqu’au milieu des années 1350, les hostilités s’estompent.

Comprendre la défaite

Depuis l’époque médiévale, Crécy est présentée comme le tombeau de la chevalerie. Nombre de chroniqueurs ont livré leur point de vue afin d’expliquer la défaite. Pour beaucoup, le manque de sang-froid de Philippe VI en serait la cause. Si cette explication semble simpliste, un constat s’impose. Au moment de la bataille, Édouard III a 34 ans, il est un « homme jeune, robuste et sportif »   . Face à lui, âgé de 53 ans, Philippe pèse plus de 100 kg et, pour beaucoup, ressemble davantage à un « vieil obèse »   qu’à un soldat. Moins vif que son rival, il aurait tardé à prendre les bonnes décisions.

D’autres interprétations ont été formulées. L’auteur des Grandes Chroniques y voit une juste punition en raison de l’habitude prise par l’aristocratie française de se vêtir « comme des femmes ». Amollis, les chevaliers n’auraient pas su être à la hauteur sur le champ de bataille… D’autres encore attribuent la défaite au roi français, dédaignant interpréter les signes divins, du vol des corbeaux au ciel pluvieux s’abattant sur l’ost royal… Comme on peut le constater, les auteurs peinent à trouver une clé de compréhension claire et raisonnée.

L’historiographie a longtemps véhiculé l’image de rois français refusant de « moderniser » leurs armées, préférant le modèle traditionnel du choc chevaleresque. Successeur de Philippe, Jean le Bon fut même qualifié « d’hurluberlu chevaleresque » ou de « Don Quichotte » attaché à de vielles lunes. Ce cliché est largement injustifié si l’on s’intéresse au souverain anglais. Édouard III a lui aussi entretenu l’image d’un roi-chevalier, d’un nouveau roi Arthur relevant l’honorable Table Ronde. D’ailleurs, les tournois chevaleresques sont, à l’époque de Crécy, le privilège du roi alors qu’en France les souverains s’efforcent de les prohiber en temps de guerre afin de préserver les hommes. L’idéal chevaleresque reste vivace en Angleterre : en 1348, Édouard III fonde l’ordre de la Jarretière dont la devise, « honni soit qui mal y pense ! », viserait à vouer au mépris ceux qui oseraient douter du bien-fondé de sa légitimité au trône de France   .

Ainsi, faire de Philippe VI un roi passé de mode pour expliquer la défaite de Crécy ne résiste pas à une analyse comparée avec son rival.

Restructurer l’armée pour vaincre : les enseignements de Crécy

La défaite de Crécy incite le roi de France à réorganiser une partie de son armée. Augmenter les effectifs des hommes de trait et des fantassins apparaît comme une nécessité vitale. Si le longbow anglais n’est pas introduit dans l’ost français – il nécessite un entraînement intensif dès le plus jeune âge – le corps des arbalétriers est en revanche renforcé, jusqu’aux années 1420. De plus, la constitution d’une cavalerie plus légère, et donc plus mobile, devient une préoccupation centrale pour le souverain aux lis.

Autre innovation visant à conférer une plus grande cohérence à l’armée : l’adoption d’un « signe distinctif »   unique sur le champ de bataille. Dès 1355, le comte d’Armagnac ordonne à l’ensemble de ses troupes de se coudre une croix blanche au niveau du torse et du dos. Si le système héraldique permettait, depuis le XIIe siècle, une plus grande cohésion, le choix d’un signe de reconnaissance simplifié visait à optimiser le commandement et le repérage par les soldats eux-mêmes.

Des changements plus profonds sont opérés sous Charles V qui met sur pied l’embryon d’une armée permanente, constituée de 2 400 hommes d’armes et de 1 000 arbalétriers. Mieux structurée, cette formation est placée sous la direction de capitaines nommés directement par le roi. A la tête de contingents réduits de 100 soldats, les capitaines pouvaient manœuvrer de manière plus fluide et mieux ordonnée. Au niveau de la tactique pure, le camp français abandonne progressivement la charge de cavalerie frontale et privilégie l’attaque sur les flancs. C’est toute la culture de guerre qui connaît une petite révolution.

Ce que montre avec finesse David Fiasson c’est que, sans être une bataille décisive, Crécy marqua néanmoins un tournant dans l’histoire militaire. Du côté anglais, la prise de Calais qui suivit la défaite offrit à Édouard III et à ses successeurs une entrée supplémentaire sur le continent. Au niveau du moral des troupes, Crécy eut des conséquences plus profondes. Suscitant l’incompréhension, la déroute des troupes de Philippe VI fit trembler le royaume. Le roi, comme l’écrit l’auteur, dut « sentir la couronne vaciller sur sa tête »   . La nécessité d’une réforme plus profonde ne tarda pas à se faire ressentir. Prenant en considération le temps long, David Fiasson parvient à livrer un récit éclairant, non seulement de la bataille en elle-même, mais aussi du contexte relatif à la Guerre de Cent Ans. Recourant essentiellement à des sources textuelles, l’analyse aurait gagné en profondeur en intégrant des sources iconographiques. Cela n’empêche pas cet ouvrage stimulant de s’inscrire dans le sillage des travaux de Philippe Contamine ou, plus récemment, de Xavier Hélary qui ont donné un nouveau souffle au genre de l’histoire-bataille pour la période médiévale.