Bonne connaisseuse de l’UE, la journaliste Caroline de Gruyter propose une comparaison très instructive de celle-ci avec l’empire des Habsbourg.

La Néerlandaise Caroline de Gruyter est journaliste et politologue. Après avoir couvert les institutions européennes à Bruxelles pendant plusieurs années, notamment pendant la crise de l’euro, elle a travaillé et habité à Vienne de 2013 à 2017. Ces postes successifs, et particulièrement son séjour en Autriche, lui ont inspiré un parallèle entre l’Union européenne et l’Empire austro-hongrois. Comme elle l’écrit dans la préface de l’édition française de Monde d’hier, monde de demain : « En ces temps incertains de basculements et de bouleversements, le fait de porter un regard rétrospectif sur cet autre Etat multinational – un Etat qui a su se maintenir pendant des siècles – peut donner des repères, ouvrir des perspectives et, qui sait, apporter même un peu d’espoir. Car, à bien y regarder, on s’aperçoit que l’Union Européenne n’a pas seulement en partage avec l’Empire habsbourgeois l’indécision, la lenteur et la médiocrité, mais aussi une résistance et une solidité que l’on a trop souvent tendance à sous-estimer. »

 

De Vienne à Bruxelles, aller-retour

Ces derniers temps, il est de coutume d’invoquer l’autobiographie de Stefan Zweig, Le Monde d’hier, et de souligner la pertinence de ses réflexions pour notre expérience contemporaine d’Européens, renforcée par la guerre menée par la Russie en Ukraine. De manière plus ou moins explicite, la dislocation de l’empire des Habsbourg est présentée comme le sort attendant l’Union européenne. Caroline de Gruyter revient sur cette comparaison pour poser plusieurs questions : une nouvelle crise aura-t-elle raison de l’Union ? connaitra-t-elle le même sort que l’Empire austro-hongrois ? ou, au contraire, résistera-t-elle autant que celui-ci, qui a perduré six siècles ? La journaliste les explore sans aucune thèse tranchée, avec nuance et modestie : « Ce livre n’est en aucun cas un traité exhaustif sur les similitudes et les différences, mais plutôt une quête impressionniste et personnelle au cours de laquelle certaines fenêtres se sont ouvertes, et d’autres non. » Outre sa lecture d’ouvrages consacrés à l’histoire impériale ou de la littérature de l’époque – de Robert Musil à Stefan Zweig en passant par Joseph Roth –, Caroline de Gruyter a mené des entretiens avec des diplomates, historien(ne)s, hommes et femmes politiques, ainsi qu’avec plusieurs descendants du dernier empereur d’Autriche-Hongrie.

La persistance du passé habsbourgeois à Vienne a marqué Caroline de Gruyter, qui brosse au passage le portrait de l’Union européenne, dont elle est une grande connaisseuse. Sa « perspective européenne colore cet empire, de même que [son] regard habsbourgeois colore l’Europe. » Ce faisant, elle espère se tenir à distance des approches nationalistes et fédéralistes concernant l’Europe, la première lui reprochant son trop grand pouvoir, la seconde l’estimant incomplète. Elle se pose comme la tenante d’une approche plus réaliste, consciente des limites de l’Union européenne, mais aussi de ses forces, comme sa capacité à surmonter les crises, et à avancer grâce à elles, à l’image de son compatriote Luuk van Middelaar, auteur de Quand l’Europe improvise. De Vienne, elle réalise que l’empire des Habsbourg « avait lui aussi exercé un gouvernement partiel et difficile sur plusieurs peuples, rarement d’accord entre eux et toujours jaloux les uns des autres. Les Habsbourg […] poursuivaient une incessante quête de compromis semblable à celle que j’avais observée à Bruxelles. » Les deux entités partagent aussi une relative faiblesse militaire qui les oblige à s’entendre avec ses puissants voisins ou à ménager des zones tampons. Qui plus est, ils ont tendance à sous-estimer leur puissance, qui apparaît en revanche plus clairement aux yeux des autres.

Au fil de cette enquête passionnante, la journaliste nous présente les principaux personnages de ces deux histoires. Elle évoque ainsi le rôle clé de l’impératrice, puis régente, Marie-Thérèse dans l’édification de l’Empire austro-hongrois moderne, ou celui de Otto van Habsburg, fils du dernier empereur et trait d’union direct entre l’Empire et l’Union, député européen et inlassable promoteur de la construction européenne. Elle aide à comprendre les attitudes actuelles des pays de l’Europe centrale et de l’est et, depuis l’élargissement de l’Union européenne au début des années 2000, la nouvelle centralité de l’Autriche. Ainsi, les « emportements et les revendications des Hongrois de l’empire […] rappellent les obstructions soulevées par les Britanniques durant des dizaines d’années. Mais aussi le comportement actuel des Hongrois au sein de l’Union : toujours à se victimiser, toujours à essayer de détourner les règles à leur profit, toujours à accuser Bruxelles de tous les maux comme ils accusaient autrefois Vienne. » Par ailleurs, contrairement à l’empire défunt, les citoyens de l’Union européenne manquent d’enthousiasme pour elle. Est-ce un handicap ou finalement un avantage, comme le suggère le philosophe allemand Peter Sloterdijk, qui estime que ce type d’émotion est souvent le prélude à la révolution ou la guerre ?

 

L’empire des Habsbourg, miroir de l’Union européenne

Dans l’une de ses pièces de théâtre, le dramaturge autrichien Franz Grillparzer décrit l’Empire comme « un chemin à moitié parcouru, un acte à moitié accompli, différé par des demi-mesures. » Paradoxalement, Caroline de Gruyter voit dans ce qui est considéré dans la pièce comme un malédiction une bénédiction expliquant la longévité de l’Empire, applicable à l’Union européenne. Le premier était un Etat, ce que la seconde n’est pas. Toutefois, les deux ont en commun une tendance à la procrastination dans la résolution de leurs problèmes et au bricolage une fois mis au pied du mur : « Rien n’est jamais fini. Jamais. Et ce n’est pas par hasard. C’est dans la nature de la bête : en fait, il n’y a guère d’autres possibilités. » Les empereurs, seuls garants de l’unité d’un ensemble plurinational aux aspirations contradictoires, jouaient le rôle d’arbitres veillant à « garantir la paix, le bien-être et la justice. » Pour autant, à l’image des Hongrois revendicatifs, ces différentes populations, dans leur majorité, ne cherchaient pas à quitter l’Empire.

L’Union européenne, de même, se métamorphose constamment et s’efforce de continuer à apporter une valeur ajoutée pour les différents Etats la constituant, le plus souvent sous le coup de chocs externes. « Bref, comme les Habsbourg avant eux, les Européens pratiquent le fortwursteln, le bidouillage, l’art d’avancer cahin-caha. » Des sujets tabous une décennie avant peuvent soudain occuper le devant de l’agenda et faire l’objet d’accords : « l’Europe ne cesse de se réinventer. » Ainsi, à la faveur du désengagement américain et de l’agression russe, l’Union se découvre désormais puissance géopolitique et doit inventer une politique de puissance, qui ne se résume pas à son habituel, mais néanmoins très efficace, soft power.

La prise de décision est certes complexe, mais elle est le fait des Etats qui la composent et qui restent décisionnaires ; sans compter le droit de veto qui bloque nombre des avancées dans certains domaines (fiscalité, politique étrangère). La perspective ne doit-elle pas être inversée concernant les conflits entre membres ? « Dans les années 1950, six pays européens ont décidé de ne plus se tirer dessus avec des munitions, mais avec des mots. […] "Bruxelles" a été inventée pour trancher les différends des Etats membres. » Elle repose certes sur quelques principes intangibles, comme le respect des droits de l’homme ou l’interdiction de la peine de mort, mais fait sinon preuve de souplesse.

Caroline de Gruyter n’attend pas de grandes réformes européennes, mais propose quelques ajustements pour améliorer son fonctionnement : la fin du veto en politique étrangère, un meilleur enseignement de son fonctionnement à ses citoyens ou la nomination de vice-premiers ministres en charge de l’Europe au sein des gouvernements des pays membres. Enfin, après avoir suggéré ironiquement que des statues d’Hitler et de Staline soient érigées devant les institutions européennes, elle estime que « la leçon la plus importante à tirer des Habsbourg est-elle celle-là : le slogan "Plus jamais la guerre" est tout aussi pertinent aujourd’hui pour servir de base à l’intégration européenne qu’au début des années 1950. » En effet, davantage qu’une implosion sous la pression des nationalistes, il semblerait que cela soit davantage la Première Guerre mondiale, à cause de différents facteurs (notamment l’effort de guerre et ses conséquences sociales sur les populations), qui ait eu raison de l’Empire.

Monde d’hier, monde de demain est un livre vivant, très instructif sur les Habsbourg et leur empire ainsi que sur le fonctionnement de l’Union européenne. Son propos, drôle par moments, est accompagné de photographies personnelles. L’affection de Caroline de Gruyter pour l’Empire se ressent, à l’image des extraits d’entretiens avec d’anciens aristocrates, néanmoins contrebalancés par d’autres points de vue ou analysés avec le recul nécessaire. Son essai constitue aussi un plaidoyer pragmatique pour l’UE. Dans un article célèbre, le philosophe britannique Isaiah Berlin écrivait que « le renard connaît beaucoup de choses, mais le hérisson connaît une grande chose » ; nul doute que le livre de Caroline de Gruyter appartient à la première catégorie et en offre une brillante illustration.