Nous oublions trop souvent comment les chiffres sont construits alors qu'ils exercent une très forte influence sur nos vies.

Après L'empire des chiffres qu'il avait publié en 2020 chez Armand Colin, le sociologue Olivier Martin publie chez Anamosa, dans l'excellente collection Le mot est faible, un petit livre qui traite du même sujet sous une forme plus ramassée, et qui est l'occasion pour lui de redire toute l'importance de développer une meilleure compréhension des processus de quantification, qui tiennent une si grande place dans nos sociétés. On pourra également relire sur le même sujet l'entretien auquel avait bien voulu se prêter Valérie Charolles.

 

Nonfiction : Nous vivons entourés de chiffres. Ceux-ci remplissent des fonctions très différentes. Pour autant, il est possible de les ramener à quelques aspects fondamentaux, montrez-vous. Pourriez-vous en dire un mot ?

Olivier Martin : Si nous observons attentivement les processus qui conduisent à la production de chiffres, nous pouvons constater que tout chiffre repose sur trois choses. La première est une convention, c’est-à-dire un accord plus ou moins précis sur la grandeur qui sera chiffrée : par exemple, pour mesurer la production de richesse à l’aide de l’indicateur PIB (Produit intérieur brut), il faut s’entendre sur la manière de calculer le PIB et sur le fait que celle-ci est une bonne expression de la richesse produite ; pour calculer le nombre de chômeurs, il faut définir précisément quels sont les critères permettant de distinguer les chômeurs des autres individus ; pour mesurer la qualité des services hospitaliers et ainsi les classer, il faut définir les critères permettant de savoir ce qu’est la « qualité » des soins ou la qualité de la prise en charge...

La deuxième chose est un dispositif technique qui rend les recueils d’information puis les calculs possibles : par exemple, pour mesurer le temps, il faut des instruments ; pour mesurer le PIB ou le chômage, il faut recueillir des informations à l’échelle de chaque acteur économique ou chaque individu, centraliser et agréger ces informations à l’aide de tableaux, d’ordinateurs, de calculateurs ; pour calculer une cote de popularité, il faut entrer en contact avec un échantillon de citoyens, les interroger, synthétiser leurs réponses et calculer un pourcentage. Tous ces dispositifs techniques mêlent à la fois des dimensions matérielles (des calculateurs, des capteurs, des détecteurs, des réseaux de transmission…) et immatérielles (agréger, additionner, calculer, tabuler…).

Enfin, la troisième chose est un pouvoir : pour imposer une convention et pour mettre en œuvre des dispositifs techniques de chiffrage, il faut disposer de pouvoirs. Il faut du pouvoir pour organiser un recensement de population, pour réaliser l’arpentage d’un terrain et en énoncer le résultat, pour installer une horloge dans un atelier et décider quand le travail commence ou s’arrête… Produire des chiffres et disposer de pouvoirs s’inscrivent dans un rapport dialectique. D’ailleurs, pour se limiter aux seules statistiques, faut-il rappeler que la construction des Etats modernes s’est en partie reposée sur les administrations et les instruments de connaissance des sociétés que sont les bureaux statistiques, les recensements et les enquêtes statistiques.

Certains de ces chiffres nous parlent immédiatement, parce qu’ils définissent des équivalences ou des limites dont nous pensons comprendre les tenants et les aboutissants. D’autres peuvent nous donner le sentiment de comprendre vaguement la réalité qu’ils prétendent décrire et d’autres encore nous restent bien souvent complètement abstraits. Comment appréhender cette gradation ?

Notre familiarité avec les chiffres est le fruit de processus de socialisation plus ou moins longs. Si les notions de « chômage » et de « taux de chômage » nous semblent aujourd’hui claires, il faut bien se souvenir qu’elles n’existaient pas en tant que telles il y a 150 ans : c’est l’histoire sociale, économique et politique, ainsi que l’histoire du travail et des systèmes de protection et d’assurance qui ont progressivement forgé ces notions. Si les estimations de la hausse des températures moyennes sur Terre à l’horizon 2050 sont aujourd’hui connues d’un très grand nombre de citoyens, c’est une familiarisation récente, qui ne date que de quelques années.

Nous avons appris à comprendre certains chiffres, car nous sommes familiers avec les notions, catégories, idées voire théories auxquels ils sont associés. Cette familiarité peut n’être que de surface ou qu’apparente. C’est par exemple le cas d’indicateurs comme le taux d'incidence ou le taux de transmission, dont il est beaucoup question depuis la crise sanitaire survenue début 2020 : chacun a une idée de la signification plus ou moins précise de ces deux notions et surtout chacun a compris que des taux élevés étaient plutôt de mauvaises nouvelles pour la santé de chacun et pour les enjeux de santé publique… mais les significations précises de ces taux ne sont finalement pas si bien connues.

C’est un paradoxe apparent de tout chiffre : il incarne une précision, une exactitude, une fidélité à une « réalité » qui est, elle, parfois pleine d’imprécision, de doute, de flou. Lorsqu’un ministre de l’intérieur commente les chiffres de la délinquance, il donne le sentiment que ce dont il parle est d’une grande précision et ne souffre d’aucune ambigüité. Or ceux qui s’y intéressent savent bien que ces chiffres, apparemment précis et fidèles, sont fortement dépendants de l’activité des forces de l’ordre, de la qualité de leur travail, des politiques qui les poussent à sous-enregistrer ou à sur-enregistrer certains faits ou plaintes.

Pour aider à rendre compréhensibles certains chiffres, il n’est pas rare qu’ils soient traduits en code couleur : c’est le cas lorsque MétéoFrance présente une carte de France des départements placés en vigilance rouge ou orange… Dans le même ordre idée, une analyse sanguine n’est pas compréhensible par toutes et tous, mais les laboratoires d’analyse nous aident à comprendre en fournissant des « valeurs normales » et parfois des étoiles pour signaler des valeurs qui ne leur correspondent pas.

En somme, les chiffres sont souvent diffusés avec des éléments visant à faciliter leur compréhension par le plus grand nombre. Cette compréhension n’est pas totale mais elle permet de donner un sens commun et facilement accessible à des aspects parfois difficiles. Bien entendu, ce qui peut sembler être un effort purement pédagogique peut servir à masquer ou détourner le regard. C’est par exemple le cas des effets de seuil dans les analyses de la pollution de l’air : si un territoire se situe en dessous d’un seuil et se voit doter de la couleur « verte » sur une carte, chacun pourrait se sentir rassuré et avoir le sentiment de pouvoir respirer en toute tranquilité. En fait, en matière de santé publique et d’épidémiologie des conséquences de la pollution de l’air, il n’existe pas d’effet de seuil : toute pollution, même minime au regard des seuils et de normes, s’avère dangereuse pour l’humain. Du point de vue de l’épidémiologie et de la médecine, ces seuils n’ont pas de valeur.

On parle souvent de l’emprise qu’exercent les chiffres. Quelle forme prend-elle ? Et en quoi se distingue-t-elle de l’imposition de normes par des acteurs dominants ?

Les chiffres sont de très puissants outils de coordination à l’échelle des individus, comme des groupes ou des sociétés. C’est la première et principale forme de leur « emprise » sur le fonctionnement de nos sociétés : on se coordonne à l’aide de mesures du temps, de prix et de coûts ; on agit en fonction d’indicateurs, de notes ; on prend des décisions à l’aide de mesures ; on pilote une entreprise ou un pays en s’appuyant sur des tableaux de bord statistiques…

De ce point de vue, les chiffres agissent comme de puissants chefs d’orchestre qui nous permettent de nous articuler, de nous coordonner, de nous entendre, de prendre des décisions, d’arbitrer… A la limite, ils semblent constituer des instruments semblables à ceux utilisés par une pilote d’avion pour contrôler son aéronef : avec de bons instruments on peut piloter une société en toute sécurité. C’est le mythe d’un contrôle complet des faits sociaux par les instruments...

Leur rôle ne s’arrête toutefois pas là : ils contribuent à créer des « objets », des « réalités », des « entités » qui prennent place dans nos sociétés ; et ces « objets » nous font agir. C’est par exemple le cas de la plupart des indicateurs macro-économiques qui conduisent les décideurs publics à agir à la vue de ces chiffres, qui ne font qu’exprimer quantitativement des grandeurs abstraites.

Ces objets peuvent parfois se réduire aux seuls chiffres qui les expriment : on en oublie presque ce qui est mesuré ou on ne sait pas très bien ce qui est réellement mesuré mais on se concentre sur la valeur et sur ses variations à la hausse ou à la baisse. C’est par exemple le cas de la myriade d’indicateurs d’évaluation. Considérons par exemple le cas du plus fameux des classements mondiaux des universités : le classement dit de « Shanghai ». Il est difficile de dire ce que ce classement et l’indicateur synthétique quantitatif qui sert à l’établir expriment réellement mais les décideurs publics et les plus hauts responsables universitaires y accordent un grand crédit et agissent en fonction de ce classement...

Déléguer beaucoup de choses aux chiffres, qu'il s'agisse de décisions individuelles comme de politiques publiques, c’est oublier que tout n’est pas mesurable : par exemple, la pollution des sols dans certains sites industriels ou à leur proximité ne l'est pas, pour des raisons techniques et financières, et il n'est pas non plus possible de mesurer la prévalence de certaines pathologies sur un territoire à une échelle très fine... Et c’est oublier que la quantification repose sur une technique et une convention qui ne peut jamais englober toute la richesse d’une réalité.

On est finalement aveuglé par notre croyance que les chiffres nous disent tout ce qu’on souhaite savoir, par notre foi en la capacité des chiffres à transcrire toutes les choses que nous avons à savoir avant de faire des choix et d’agir. L’aveuglement est double : on pense que tout est mesurable à la fois théoriquement et pratiquement ; on pense que ce qui est mesurable l’est nécessairement de manière non ambigüe, de manière fidèle et précise.

Il y a une différence notable entre les normes et les chiffrages : ces derniers sont rarement présentés comme résultant de choix politiques mais plutôt comme le reflet de la mesure d’une réalité indépendante de tout choix social, politique, humain. La mesure, le chiffrage, la quantification, etc., sont ordinairement perçus comme une transcription d’une réalité naturelle, préexistante à toute intervention politique ou humaine.

Les normes sont bien davantage perçues et conçues comme des choix, éventuellement contraints, éventuellement rationnels, éventuellement scientifiquement justifiés, mais ce sont des entités issues de traditions, de conventions, d’accords, d’usages, de régles… Chacun accepte plus facilement l’idée que les normes sont des choix collectifs… alors que les chiffres paraissent être des « données » s’imposant à nous.

Vous expliquez en conclusion qu’il est temps de retrouver une capacité collective à discuter des chiffres. Dans les faits, cela semble tout de même très compliqué en particulier lorsque les enjeux sont importants...

Il est vrai que cette capacité à discuter les chiffres, c’est-à-dire à discuter les conventions, dispositifs et pouvoirs qui les produisent, n’est pas chose aisée et évidente. Il peut être difficile de changer un indicateur utilisé depuis longtemps par un grand nombre d’acteurs. Certains chiffres sont particulièrement « robustes » et résistent à toute tentative de les mettre en cause : songeons au PIB, qui est concurrencé par beaucoup d’autres indicateurs de développement et de richesse (PIB vert, IDH…) et à toutes les commissions en charge de sa réforme...

On peut estimer que leur « robustesse » résulte de plusieurs choses :

- nos habitudes, nos familiarités : plus nous y sommes habitués, plus ils nous sont familiers, plus un changement est difficile ;

- les dispositifs techniques développés et déployés : lorsque les spécialistes de métrologie proposent un changement de définition d’une unité, ils font très attention à ne pas introduire de rupture et à rendre incompatibles tous les instruments utilisés jusqu’ici ;

- la solidité des pouvoirs qui les produisent et les promeuvent, leur légitimité ;

- les interrelations qu’ils entretiennent et les espaces dans lesquels ils ne déploient : c’est probablement une des raisons de la résistance du PIB aux nombreuses critiques qui lui sont adressées.

La robustesse d’un indicateur ne doit toutefois pas nécessairement décourager ses critiques : celles-ci peuvent progressivement faire bouger les lignes, contribuer à changer les esprits… Il n’est par exemple pas déraisonnable de penser que le PIB finira par être détrôné, même si ce sera probablement long.

Les indicateurs ne sont pas immuables. Ils sont aussi fragiles (ou solides) que le sont les pouvoirs qui les promeuvent (qui peuvent être concurrencés ou contestés), les dispositifs techniques qui les produisent (qui peuvent connaître des évolutions technologiques) et les conventions qui les rendent possibles (qui peuvent être discutées, voire mises en cause par les transformations des savoirs, des croyances, des cultures).

Rien n’interdit de déployer des indicateurs alternatifs ou une critique des indicateurs existants. Ce n’est pas toujours facile (car il faut des moyens techniques, matériels, humains, financiers…) mais cela peut s’avérer fécond. C’est le cas des chiffres statistiques sur les féminicides proposés par le « Collectif Féminicides par compagnons ou ex » : ils viennent compléter ou concurrencer les chiffres du ministère de la justice. Ils permettent de faire entendre une cause ; ils permettent de disposer d’un outil efficace pour la communication publique ; ils permettent de rendre plus visible une cause qui, sinon, serait encore davantage noyée dans le flux des faits divers…

C’est le cas des mesures de radioactivités réalisée par la CRIIRAD, celles réalisées par des collectifs de citoyens qui souhaitent faire entendre leur cause (par exemple des surmortalités ou des prévalences élevées de certaines pathologies) – on parle de statistiques citoyennes.

En somme, les chiffres étant devenus des instruments essentiels aux pouvoirs publics et aux débats publics, il ne faut pas hésiter à s’en saisir pour les contester ou pour proposer des chiffres alternatifs. Les chiffres alternatifs ne sont pas, par essence, meilleurs, plus justes ou plus légitimes. Mais il me semble souhaitable de s’autoriser à engager la « lutte politique » sur ce terrain si on estime cela nécessaire. En tout cas, il n’y a aucune raison de laisser tout le pouvoir de chiffrage aux seuls pouvoirs déjà installés.

Cela suppose probablement de développer une meilleure « éducation aux chiffres », une meilleure compréhension partagée des processus de quantification… La culture actuelle tend trop souvent et trop systématiquement à réduire la quantification à une activité synonyme de science, de démarche de métrologie savante.

Dernière question, est-ce qu’un chiffre n’en appelle pas toujours un autre, et que, très vite, ce dont il faut alors discuter ce ne sont plus seulement des chiffres mais bien les théories sous-jacentes qui les mettent en avant. Qu’en pensez-vous ?

Un chiffre en appelle toujours un autre ? En tout cas les chiffres en générent potentiellement beaucoup d’autres. Une des forces des chiffres provient de leur aptitude à être comparés, compilés, additionnés, divisés. Avec deux chiffres, vous pouvez en créer plusieurs autres à l’aide d’un calcul de moyenne, de sommation, de calcul de rapport, permettant de calculer les pourcentages par exemple, ou de toute autre formule mathématique. Les chiffres offrent facilement la possibilité de les comparer, même si la comparaison n’a pas de sens sur le fond (comme de comparer des flux et des stocks, des statistiques construites avec des nomenclatures culturellement très distinctes, etc.). Les chiffres font facilement oublier leurs origines et donnent ainsi naissance à de nombreux mésusages.

La seconde partie de la question est de nature différente. Les chiffres reposent toujours sur des « notions/conventions/cadres conceptuels » (c’est un de leurs trois piliers). Ceux-ci peuvent s’insérer dans des cadres théoriques. C’est par exemple le cas du chômage qui existe notamment parce que la rencontre entre une offre et une demande de travail est pensée comme un « marché ». Et les chiffres peuvent également susciter de nouveaux cadres théoriques. Par exemple, les mesures de l’intelligence grâce aux tests mentaux au début du XXe siècle aux USA ont donné naissance à des théories racistes de l’intelligence. La critique de ces théories racistes a permis de constater que les tests étaient culturellement orientés. Dans tous les cas, les chiffres sont intimement associés à des cadres conceptuels et des théories (plus ou moins sophistiquées et plus ou moins explicites). Discuter les chiffres c’est aussi discuter ces théories.