Vous parlez chiffres ? Sinon, il est encore temps d'apprendre... C'est même indispensable, si vous voulez pouvoir exercer votre libre arbitre.

Valérie Charolles vient de faire paraître Se libérer de la domination des chiffres (Fayard, 2022), un sujet qu'elle aborde en philosophe qui travaille sur l’économie. 

Les chiffres ont envahi, dans nos sociétés, à peu près tous les domaines de la vie sociale. Un sociologue, Olivier Martin, a ainsi dressé récemment dans L’empire des chiffres (Armand Colin, 2020) un inventaire de ce qu’il appelle les pratiques de quantification, dont il cherche à dégager les traits généraux et les différentes raisons, ressorts et motifs, qui ont présidé à leur émergence et à leur expansion. Il écarte toutefois les chiffres de l'économie, qui auraient nécessité, explique-t-il, de trop amples développements du fait de la place qu’ils occupent dans nos sociétés. Il consacre bien, en revanche, un chapitre aux indicateurs quantitatifs destinés à évaluer la performance d’un organisme, d’un service ou encore d’un individu, dont il note qu’ils ont pris dans les dernières décennies une ampleur considérable ; ils ont du reste suscité un nombre assez important d’ouvrages en français autour de 2010.

Un historien américain, Jerry Z. Muller, qui n’était pas vraiment un spécialiste de ces questions, a également consacré plus récemment un livre, La tyrannie des métriques (Markus Haller, 2020), à l’utilisation de ces indicateurs pour mesurer la performance, dans tout un ensemble d’institutions, de l’université au monde des affaires, en passant par l’école, l’hôpital, la police ou l’armée. Et dont il répertorie les effets négatifs, avant de proposer une utile liste de contrôle regroupant autant de questions à se poser avant de céder à l’obsession métrique. 

O. Martin conclut de la même manière son ouvrage par un chapitre sur les effets (performatifs) induits par la quantification, qui non contente de fournir des informations pouvant être prises en compte et/ou d’orienter les actions dans le sens prescrit par les indicateurs, comme ci-dessus, peut encore littéralement faire exister des catégories, et celles-ci plutôt que d’autres, en fonction desquelles les actions pourront ensuite être mises en œuvre. Avec le risque, précisément, de réduire le monde à ces catégories, en perdant de vue la manière dont celles-ci ont été élaborées, et au détriment d’autres façons de décider des orientations que nous voulons adopter. 

Tout cela justifie d’autant les aspirations ou les encouragements à se ressaisir des chiffres pour se les approprier davantage, pour chercher à moins subir leur autorité, pour mieux connaître les choix qu’ils incarnent et pour se réapproprier leur construction, explique-t-il alors en conclusion.

Le livre de Valérie Charolles traite des mêmes questions, si ce n’est qu’elle emprunte surtout ses exemples à l’économie, et en cela son livre offre une perspective très complémentaire du précédent. 

Les chiffres sont une construction, nous rappelle-t-elle, qui mobilise des conventions dont il faut être conscient des imperfections et des biais.

Elle passe en revue les principaux indicateurs qui ont vocation à décrire l’évolution de la conjoncture économique (l’inflation, la croissance, la dette et le déficit publics, le chômage), débat du contenu de vérité qu’il convient de leur accorder, avant de consacrer plusieurs chapitres à leur utilisation en matière de prévision et aux interrogations que celle-ci soulève. C’est l’occasion pour elle d’aborder le rôle que jouent les chiffres au sein des entreprises et l’importance des valeurs de référence que l’on retient, notamment en termes de niveau de rentabilité acceptable, ou encore la généralisation de la gestion par objectifs quantitatifs, où elle rejoint les analyses de Jerry Muller.

Comment nous sommes nous laissé prendre dans ces filets ? V. Charolles montre que la responsabilité en incombe pour beaucoup à l’avènement de la science économique et notamment à l’application du calcul des probabilités et de ses lois de fréquence aux affaires humaines. Le maniement des informations en grand nombre par le biais de machines apprenantes en constitue la nouvelle frontière   , avec le risque de rendre encore un plus opaques les mécanismes en jeu.

V. Charolles aborde également, dans une dernière partie, les moyens qu’il faudrait mettre en œuvre pour secouer cette domination des chiffres, en s’interrogeant sur la manière dont ils sont construits, y compris pour proposer alors d’autres cadres de référence, comme elle en donne l’exemple concernant la comptabilité des entreprises, où l’adoption d’autres règles que celles en vigueur aujourd’hui pourrait conduire à réévaluer la place du travail par rapport au capital, la valeur du travail et la valeur de l’entreprise, et à agir alors en fonction.

Si nous voulons agir sur les questions essentielles qui se posent aujourd’hui à nous, dont bien sûr la transition écologique, il est indispensable que nous nous donnions les moyens de comprendre comment les chiffres sont construits et comment ils agissent, pour proposer autant que nécessaire, et en usant de notre libre arbitre, d’autres modes et d’autres cadres, qui permettront d’atteindre d’autres effets. 

Valérie Charolles a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre.

 

Nonfiction : La mesure et la quantification ont gagné à peu près tous les domaines de la vie sociale pour constituer un mode privilégié de description, de preuve, de prévision et de décision. Ces opérations reposent sur des conventions forgées au cours du temps dont les imperfections – fatales – mais aussi les biais ne peuvent pas être passés sous silence. Il en va ainsi, par exemple, de la mesure de l’inflation, de celle de la croissance, des dépenses publiques ou de la dette, ou encore du chômage, expliquez-vous. Pour illustrer le rôle des conventions, quelle appréciation pourriez-vous porter par exemple sur la diminution récente du taux de chômage qui a surpris, semble-t-il, une bonne partie des économistes ? 

Valérie Charolles : Dans ses chiffres parus en février 2022, trop récents pour être commentés dans le livre, l’INSEE estime le taux de chômage à 7,4 % au dernier trimestre 2021, contre 8 % pour le trimestre précédent. Ce sont des chiffres évidement satisfaisants mais à remettre en contexte et à expliquer. L’INSEE se félicite de la baisse du nombre de chômeurs enregistrée selon les critères du Bureau International du Travail (BIT), critères retenus pour calculer le taux de chômage (-190 000 personnes). Mais en lisant la note avec attention on constate aussi que le « halo » autour du chômage, à savoir les personnes très proches du statut de chômeur sans remplir toutes les conditions du BIT, a augmenté (+ 50 000 personnes). On voit également que le taux d’activité a baissé (-0,2 points par rapport au trimestre précédent, soit environ 80 000 personnes de moins sur le marché du travail). Et le résultat final est à mettre en parallèle avec un effort sans précédent de la part de l’État pour financer l’emploi avec le dispositif de l’activité partielle qui concerne encore 470 000 personnes début 2022 (auquel on pourrait ajouter les moyens très importants concernant l'apprentissage). Les économistes auraient pu s’attendre à ce qu’un tel niveau de soutien ait des résultats. 

Cette question du taux de chômage illustre un des points centraux que je développe dans le livre : les chiffres ne sont pas les nombres (au sens où l'entendent les mathématiciens). Ce ne sont pas des entités conceptuelles qui valent par leur absence de lien avec la réalité tels que les nombres ; ils visent au contraire à rendre compte du réel, d’un réel qui ne se donne pas immédiatement à lire sous une forme quantitative. Je pense que c’est d’ailleurs d’une gouvernance par les chiffres qu’il est question dans l’ouvrage   d’Alain Supiot, tout comme le travail du statisticien, sociologue et historien Alain Desrosières porte sur l’avalanche de chiffres qui a marqué nos sociétés à compter du XIXe siècle. Or, pour établir, fabriquer ces chiffres, il est nécessairement besoin d’un appareil de conventions, de définitions notamment, et d’instruments de mesure. 

La mise en œuvre de ces conventions peut varier dans le temps et réécrire en quelque sorte l’histoire. Cela a été le cas pour le chômage. Comme je l’analyse dans le livre, l’INSEE interprète depuis 2003 de façon plus stricte le critère de recherche active d’un emploi avec pour effet que les statistiques, y compris pour les périodes passées, ont été revues à la baisse : désormais, depuis 1975, le taux de chômage n’a dépassé les 10% en France qu’entre 1993 et 1999 et entre 2013 et 2016, bien loin de l’image qui nous était, à l’époque, donnée du marché du travail.

 

Au-delà de l’établissement des chiffres, leur interprétation peut aussi poser problème. Vous prenez l’exemple du taux de croissance économique (mais qui vaut chaque fois qu’il est question d’un taux d’accroissement sans considération de niveau). Pourriez-vous en dire un mot ?

Il y a effectivement établir un chiffre, exercice qui suppose des choix et des approximations, puis analyser sa portée. Et là peuvent se loger des malentendus et des inférences trompeuses ; pour reprendre le vocabulaire de Ludwig Wittgenstein, c’est ce que le travail philosophique doit éclaircir afin d’éviter qu’une vision trompeuse de la réalité ne se sédimente et donne lieu à de mauvaises décisions. Le raisonnement en taux de croissance annuel par pays induit à cet égard le nœud d’incompréhensions le plus tenace et problématique. Déjà dénoncé dans mon livre    de 2008, il met à mal notre capacité à nous projeter dans le temps et dans l’espace. Je ne vais pas donner ici toute l’argumentation mais livrer deux illustrations. 

Les taux de croissance se composent dans le temps et s’entendent après prise en compte de l’inflation. Une croissance de 5 % par an pour un pays comme la France telle que la souhaitait Jacques Attali dans son rapport de 2007 signifie un doublement de la « richesse » du pays en 15 ans ; même avec un chiffre plus raisonnable en apparence, 2,5 %, le PIB double en volume en moins de 30 ans. Avec 1 % de croissance annuelle, chiffre qui fut celui des pays développés lors de la première révolution industrielle (1770-1870) alors que le niveau du PIB était bien plus faible, la richesse double en 70 ans, soit l’horizon d’une vie. 

Le maniement des taux de croissance dans l’espace me tient particulièrement à cœur : raisonner ainsi sur le plan international revient à mettre de côté les inégalités de niveau de richesse entre pays. Quand l’Éthiopie affiche une croissance de 6,8 % en 2019, ce taux correspond à 50 dollars par habitant ; en France la croissance de 1,7 % la même année équivaut à 705 dollars par habitant ; c’est plus que les 645 dollars par habitant que représentent les 6,6 % de croissance en Chine. On voit ici combien d’autres présentations, reposant sur les mêmes chiffres de base mais les projetant sur un temps plus long ou les rapportant aux populations, donneraient à lire le monde autrement, induiraient d’autres perceptions - notamment en termes de déclin-, et d’autres décisions. 

 

Vous consacrez ensuite longue partie à la critique de la prévision, pour en rappeler les aléas d’une part, le poids des hypothèses et arrière-plans ou encore des valeurs de référence qui ne sont pas toujours explicités d’autre part. Là encore pourriez-vous en dire un mot ?

Il y a dans le livre un travail de recension et d’analyse de prévisions économiques de l’OCDE et du FMI avec notamment un chapitre intitulé « Quand les prévisions se trompent toujours dans le même sens ». Les prévisions des grandes institutions internationales ont une fâcheuse tendance à anticiper une croissance plus élevée que ce qui sera finalement constaté. Tout se passe un peu comme si l’on avait oublié les cycles économiques, pourtant à l’origine de l’économétrie comme discipline. Cela renvoie au problème précédent, celui du taux de croissance annuel par pays ou groupe de pays comme boussole, mais aussi à un certain cadre de référence retenu massivement par la science économique : la stylisation des comportements des acteurs économiques est opérée de façon dominante autour de l’idée que nous maximisons notre utilité ; c’est ainsi que se définit le principe de rationalité en économie. C’est un postulat à l’évidence très fruste, beaucoup plus que le simple intérêt présent chez Adam Smith, et dont il résulte un horizon également très différent pour la sphère économique : équilibre dans un cas, accumulation dans l’autre. On voit là les apories d’une science qui se conçoit d’une manière curieuse, prétendant souvent donner leurs règles de comportements à ses sujets d’études et non déduire des régularités à partir de l’observation de leurs actions.

 

Le recours aux indicateurs chiffrés s’accompagne d’une recherche systématique de performance, avec des effets qui sont parfois délétères, rappelez-vous… mais qui est le moyen par lequel, ceux-ci dirigent de plus en plus nos comportements. Pourriez-vous éclairer ce point ? 

Pour achever sur le sujet précédent, la stylisation des faits retenue par la science économique n’est pas seulement fruste ; elle est profondément incompatible avec le mode de fonctionnement du vivant : dans un système vivant, si tous les organismes sont à tout moment au maximum de leur capacité, la survie devient rapidement impossible, le vivant reposant sur un équilibre, une homéostasie. J’analyse également ce problème dans un chapitre qui porte sur la diffusion des indicateurs de performance quantifiés et la manière dont ils organisent le futur. 

Or, le fait que la science économique dominante repose sur une stylisation finalement irrationnelle de nos comportements n’est plus aujourd’hui un problème uniquement scientifique (une science peut se tromper sans que cela n’ait de conséquences si ses résultats ne sont pas utilisés) ; c’est un problème qui a un effet de système sur la réalité, un effet systémique, dans la mesure où les acteurs économiques que sont notamment les intervenants sur les marchés financiers et les dirigeants utilisent les résultats de la science économique pour orienter leur action. C’est pour cette raison qu’un des chapitres du livre, qui rejoint d’ailleurs des courants jugés aujourd’hui « hétérodoxes », tels l’économie des conventions, s’intitule « cadres de référence économique et survie ». 

 

C’est là le produit de l’avènement de la science économique et de la diffusion et l’application aux affaires humaines du calcul différentiel et de la maximisation d’une part, et de la statistique probabiliste d’autre part. Des outils qui sont aujourd’hui largement dépassés dans les sciences physiques et biologiques, mais dont l’application aux phénomènes sociaux entraînent aussi des difficultés de plus en plus grandes… Alors que d’autres outils se greffent sur les premiers, comme le data mining et le deep learning, sur lesquels nous aurons moins de prise encore...

On touche là un autre point nodal du livre : l’idée qu’il y aurait d’un côté l’homme et de l’autre le calcul ne correspond pas à la réalité, même si la place prise par l’informatique ou encore la mise en avant de termes comme ceux d’« intelligence artificielle » ou de « données » rendent ce fait plus difficile à saisir. Même les logiciels apprenants, leur langage de base leur est donné par des informaticiens. Nous avons prise sur les algorithmes et leur usage. Le développement des échanges à haute fréquence sur les marchés boursiers a par exemple été rendu possible par la décision des autorités en charge des marchés financiers d’autoriser les cotations à deux décimales après la virgule. De même, ce sont des instances de normalisation comptables qui proposent aux États les normes comptables, sujet sur lequel le livre insiste aussi, normes selon lesquelles le travail salarié n’est qu’une charge dans l’entreprise et non pas une valeur. Que les chiffres soient le fruit de décisions et de conventions n'est pas considérer qu’ils sont arbitraires mais les rapporter à des cadres de référence qui peuvent, dans certains cas, s’avérer biaisés car pris en charge par des acteurs ayant des intérêts spécifiques.

 

Comment secouer alors cette domination des chiffres, qui fait surtout l’affaire des possédants, comme vous le montrez dans le cas de la comptabilité d’entreprise (mais que l’on pourrait développer sur d’autres sujets) ? Comment retrouver notre capacité à décider de notre avenir ? 

Ainsi que je le dis dans le livre, la question n’est pas de mettre de côté les chiffres (ce sont des outils utiles) mais de se libérer de leur domination. Le langage des chiffres a cette particularité d’être très largement diffusé, de servir d’assise à de nombreuses décisions tout en étant maîtrisé et compris par peu d’entre nous. Il s’agit ici de mieux comprendre de quoi les chiffres sont faits pour limiter les malentendus et raisonnements trompeurs qui peuvent nous donner une vision biaisée de la réalité et favoriser certains types de comportement. Il s’agit aussi de mieux saisir notre place par rapport aux chiffres. Je ne peux pas ici évoquer toutes les questions abordées dans le livre mais il y a, par exemple, le problème de savoir selon quelles règles on décompte les suffrages dans les démocraties représentatives, les modèles pratiqués allant de la proportionnelle intégrale au scrutin par circonscription majoritaire à deux tours : avec les mêmes expressions des suffrages, ces règles donneront lieu à des Parlements composés de manière radicalement différente et les politiques qui s’en suivront ne seront évidemment pas les mêmes. 

Bref, je soutiens dans ce livre qu’une archéologie des sciences humaines ainsi que se présentent Les mots et les choses de Michel Foucault ou, à partir d’un angle différent, Le mot et la chose de Willard Quine, mériterait sans doute plus de s’intituler « Les faits et les chiffres » : tant de problèmes, mais aussi de solutions, convergent autour de cette question.