Trois études sur Pierre Bonnard, Giacometti et la Genèse interrogent le rapport entre la réalité et les représentations que nous nous en faisons.

Depuis quelques décennies, le sinologue et philosophe Jean François Billeter poursuit son œuvre singulière aux éditions Allia. Chaque nouveau livre est l’occasion de développer et préciser sa pensée, via des renvois constants à ses précédents opus, ou, dans le cas présent avec Bonnard, Giacometti, P., de l’illustrer à l’aune de la création artistique et du récit biblique.

Les trois études réunies, respectivement consacrées aux artistes Pierre Bonnard et Giacometti et à l’auteur présumé du récit de la Genèse, témoignent des relations entre la réalité et les représentations que nous nous en faisons, que cela soit par le regard ou par le langage.

Le regard de l’artiste

Dans la première, Jean François Billeter part d’un épisode personnel – une visite décevante à Arles finalement rachetée par un moment d’abandon et d’observation à la terrasse d’un café, évoquant pour lui Bonnard – pour revenir sur la notion d’« arrêt ». Dans Esquisses (2018), il avait défini cette dernière comme « un moment, voire un instant, celui où notre activité change de régime et cesse d’être intentionnelle. » Admirateur du peintre dans sa jeunesse, Billeter envisage sa pratique du dessin comme la traduction paradigmatique de l’arrêt, où l’observateur devient « le témoin immobile et comblé d’une réalité agissante. » Notre perception cesse alors d’être superficielle et sélective.

Giacometti est ensuite invoqué par Billeter comme un autre habitué des effets de cet état de suspension. Le philosophe estime que « ses dernières années ont été marquées par l’alternance d’un sentiment d’échec et d’un émerveillement » : subjugué par l’observation du monde et de sa beauté, l’artiste se considérait incapable d’en rendre compte dans ses œuvres. Obsédé notamment par la structure du visage, Giacometti a cherché à se dégager de ses représentations léguées par l’histoire de l’art depuis la Renaissance. Pour Billeter, le sculpteur s’est efforcé de figurer « l’instant où la personne humaine apparaît devant nous. Il s’est approché, autant qu’il était possible de le faire par les moyens de l’art, de la manifestation première de la personne et, plus généralement, de la naissance du visible. » Le philosophe fait ainsi le parallèle avec l’arrêt en tant que moment.

Le pouvoir créateur du langage

Enfin, Billeter s’intéroge, en se fondant sur les travaux de son ami Albert de Pury, spécialiste de l’Ancien Testament, sur le passage de « un dieu » à « Dieu » avec l’avènement du monothéisme. Pour des raisons politiques (la recherche de la concorde), l’auteur présumé du récit de l’invention du monde (« P. » car il s’agissait sûrement d’un prêtre) aurait proposé un récit unique de la création en sept jours, placé avant l’histoire d’Adam et Eve, bien que celle-ci ait été rédigée antérieurement. Dieu crée le monde grâce à la parole. Ce faisant, P. invente un Dieu unique, porteur d’un nom propre et à l’origine du monothéisme.

Pour Billeter, cette inversion des récits, qui fait cohabiter la représentation d'un homme à l’image de Dieu et la représentation de l'homme comme un être déchu, est la source de maux contemporains. Comme l’écrit le philosophe : « Mis bout à bout, les deux récits ont imposé l’idée d’une humanité à la fois coupable et impuissante, donc damnée. » Le triomphe du christianisme, héritier du judaïsme, impose cette lecture univoque.

Jean François Billeter invite à revenir à la conception de la philosophie de ceux qu’il appelle les Anciens : « un jeu pratiqué pour le plaisir, souvent lié à la rhétorique. L’idée qu’elle pouvait avoir pour un objet d’établir une vérité indiscutable et définitive leur était inconnue. » Les hommes aussi ont le pouvoir de créer grâce à la parole et d’exercer leur liberté.