À partir de souvenirs personnels et d’analyses pertinentes, Alice Zeniter explique la nécessité de repenser la place des femmes dans la littérature.
Dans son dernier livre, intitulé Toute une moitié du monde, Alice Zeniter revient sur son expérience et ses impressions personnelles en tant que lectrice. En les examinant, elle met en évidence la difficulté qu'elle a pu éprouver pour s’identifier à une héroïne féminine au sein de ce qu’elle appelle le « corpus canonique de la littérature ». Une grande partie de ce corpus, comme elle le fait malicieusement remarquer, ne passe pas le test de Bechdel, qui suppose trois conditions : qu’il y ait au moins deux femmes nommées, que ces femmes parlent ensemble et qu’elles parlent d’autre chose que d’un homme. Elle écrit ainsi :
« Lorsque je repense à plus de vingt ans de lectures, mes souvenirs ne me présentent pas une frise de personnages féminins aimables, surprenants ou forts parmi lesquels faire mon choix. Au contraire, ils font dérouler une kyrielle de figures de second plan, objets de désir d’un héros masculin, éléments souvent passifs, propres à être enlevés, séquestrés, empoisonnés (parfois les trois consécutivement), une myriade de silhouettes alanguies, au teint pâli par des amours malheureuses, visage collé à la fenêtre, quelques folles enfermées ici ou là, des princesses cornéliennes mourant comme foudroyées par l’intensité d’un chagrin d’amour, des princesses raciniennes se suicidant pour éviter la disgrâce d’un désir scandaleux, des femmes d’âge mûr ou des petites filles abusées et violées, et, bien sûr, une cohorte d’épouses souvent délaissées, forcément domestiques et tristement adultères. Comment pourrais-je dire que je m’identifie à elles ? Ou que je préfère telle kidnappée à telle pendue ? »
Elle cherche alors à expliquer cette situation en reprenant l’argument – qui sert de fil conducteur à son précédent livre, Je suis une fille sans histoire – selon lequel on a trop longtemps considéré qu’une bonne histoire « incluait difficilement une majorité d’existences féminines qui, au cours des siècles passés, ont été marquées par leur absence ou leur manque d’agentivité – terme que j’emploie ici à la fois dans son sens de puissance d’agir mais aussi de capacité à se percevoir comme actrice ou force motrice de sa portion du monde ».
En effet, la construction d'une intrigue repose sur un enchaînement d’actions accomplies intentionnellement par les protagonistes, ce qui suppose une forme de pouvoir dont les femmes sont privées dans de nombreuses sociétés. Par conséquent, les histoires les plus à même d’être rapportées sont des récits d’hommes. Ainsi, les hommes apparaissent dans les romans comme les personnages les plus intéressants, et les personnages féminins préfèrent habituellement chercher leur amour plutôt que l’amitié d'autres femmes (Alice Zeniter relève à ce sujet l’originalité du roman Sula de Toni Morrison, centré sur l’amitié entre deux femmes).
L'autrice analyse un certain nombre de romans qui ménagent une place centrale aux personnages féminins et qui pourraient répondre à ses attentes, comme les œuvres de Chris Kraus et de Zora Neale Hurston. Hormis ces cas, Alice Zeniter s’est surtout identifiée en tant que lectrice à des hommes. À l'inverse, elle doute que les lecteurs masculins aient été conduits ne serait-ce qu’une seule fois à s’identifier à une femme lors de la lecture d'un roman.
Dans un tel contexte, Alice Zeniter s’est longtemps demandé si sa vie ressemblerait à celle des personnages féminins dépeints dans les romans. Un décalage est alors apparu entre son désir et le fait d’être une femme. Car s’il est relativement facile pour un homme d'envisager sa vie à partir des lectures qui aident les hommes à se construire pendant leur jeunesse, l'absence d’héroïnes auxquelles s’identifier empêche les femmes de concevoir quelles possibilités leur offrira l’existence en dehors de celles que consacre la littérature (mariage, amour, enfants).
Selon l'autrice, il se trouvait dans les livres qu'elle a lus dans sa jeunesse un analogue littéraire du male gaze (« le fait que les productions audiovisuelles, dans leur immense majorité, adoptent le regard d’un homme hétérosexuel et partent du principe que le public portera aussi ce regard, notamment sur les personnages féminins »). Les hommes n'y sont jamais présentés « comme des objets possibles de désir » : ils ne sont jamais immobiles, alanguis, etc. Autrement dit, « jamais ils n’ont un geste qui ne soit pas parti du catalogue des gestes masculins homologués ». Ce n’est finalement que dans les livres de Jean Genet que l'autrice a trouvé exprimés des désirs pour des corps d’hommes.
Ce constat conduit Alice Zeniter à interroger sa propre pratique, non plus de lecture mais d'écriture : c'est parce qu'« il n’existait pas, dans les livres qui m’étaient mis entre les mains, de désir féminin pour les hommes », qu’elle a créé des héroïnes féminines dans ses propres livres, afin qu’elles soient aimées de personnages masculins.
Être « écrivain – pas écrivaine »
Lorsqu’elle aborde son rapport à l’écriture, Alice Zeniter multiplie les constats accablants quant à la présence des femmes sur les scènes éditoriale et médiatique. Elle remarque qu’on cite très rarement les autrices vivantes, que les femmes sont absentes ou peu présentes dans les sélections pour les prix littéraires et que peu obtiennent ces prix, comme si, d’une manière tacite et diffuse, régnait le préjugé selon lequel les autrices n’écriraient que pour des femmes.
Elle remarque cependant qu'on l’a prise plus au sérieux que d'autres du fait qu'elle a écrit sur la guerre d’Algérie et les Harkis ; on semblait considérer qu’elle n’écrivait pas seulement sur des sujets qui seraient réservés aux femmes, qui n'intéresseraient qu'elles. Cependant, elle aurait aimé ne pas être lue uniquement pour cela. Elle voulait être autrice, créatrice de fictions, et pas seulement faire partie de celles qu'on réduit au rang de porte-parole (quand elles parlent et se font passeuses d’autres cultures). Aussi explique-t-elle qu’elle voulait d’abord être « écrivain – pas écrivaine. Parce que je voulais être traitée comme un homme, je voulais, d’une certaine manière, aller jusqu’à effacer la femme le plus possible, parce qu’avec la femme venait la suspicion des "romans de bonne femme" et venait, surtout, le corps mis à disposition. Une autrice, ai-je réalisé très vite, c’est un corps sur lequel tout le monde a un avis ».
Être une femme dans le monde de l’écriture induit en effet un certain nombre de situations dans lesquelles il serait plus simple d’être un homme. Alice Zeniter témoigne par exemple du fait qu’on lui a demandé de s’habiller de façon plus féminine pour les médias. De manière générale, les autrices sont trop souvent présentées sur la base de leur physique ; elles doivent prendre certaines poses pour la couverture de leurs livres, et se font parfois lourdement draguer en festival et autres salons du livre.
Par contraste, Alice Zeniter met au jour ce qu’elle nomme la « parade virile », cette attitude revendiquée des hommes qui écrivent des « histoires-de-héros-virils-qui-font-des-trucs ». L'archétype de cette posture pourrait être Hemingway, qui entretient la confusion entre lui-même et ses personnages. Beaucoup d’écrivains masculins se présentent, notamment dans des entretiens ou autoportraits, sous un profil viril, sportif ou capable de beaucoup boire. C'est ce que souligne Julia Kerninon, qui parle de « l’insistance des romanciers américains à brandir leur virilité » et qui défend la thèse selon laquelle cette « parade virile » découle du fait que, dans l’imaginaire occidental, l’écriture n’est pas une occupation masculine.
Écrire
Alice Zeniter explique également, avec autant de rigueur que de sensibilité, pourquoi et comment elle écrit. La première de ses exigences est paradoxale. Elle veut écrire pour tous ceux qui acceptent de sortir hors de la zone de confort que leur fournit ce qu’elle appelle le roman as usual – cette forme qui produit une impression de familiarité et qui est une réussite à la fois en termes de ventes et de narration. Pour autant, elle ne souhaite pas que la lecture de ses livres devienne pénible : « Quand j’écris, j’ai à la fois envie de sortir des formes prédéfinies de récit et de ne pas dépasser certaines limites car jamais je ne souhaite que la lecture du roman soit un pensum ». En ce sens, l'objectif est atteint.
Mais elle est consciente que cette exigence peut devenir une prison : on n’ose plus tenter une description non nécessaire pour la progression de l’intrigue, ni y faire figurer un personnage dont le rôle ne serait pas indispensable. Aussi, quand elle écrit, Alice Zeniter se demande quelle distorsion ou quelle entorse elle peut faire aux attentes du lecteur. Elle montre que dans la littérature actuelle, caractérisée par le roman dialogique dans les sociétés multiculturelles, « le lecteur ou la lectrice n’est pas mobilisé de la même manière », car, devant les formes romanesques nouvelles et perturbantes, c’est au lecteur de faire l’effort de constituer la cohérence du texte, en étant attentif à tout ce qui peut faire sens et en ne cherchant pas à tout comprendre directement, dès la première lecture. Pour sortir du carcan du roman as usual, encore faut-il ne plus lire « animé par une logique économique capitaliste », c’est-à-dire se demander si ce chapitre, cet élément ou cette page « sert à quelque chose ? », selon une citation de Vincent Message.
La difficulté que l’autrice affronte, c’est, comme pour tout écrivain, de trouver un équilibre entre, d'une part, des formes et des mots pour dire ce qui échappe à l’idéologie dominante et à l'opinion générale, et d'autre part, ce qui apparaît comme tellement singulier que cela tend vers l’incommunicable, l’impartageable.
Cela conduit Alice Zeniter à justifier le recours aux sensivity readers – ces lecteurs dont la fonction est d'identifier les contenus qui pourraient être offensants notamment du point de vue de certaines minorités. Ce recours n'a pas vocation à gommer, par exemple, les personnages racistes des fictions, mais permet d'éviter qu'un auteur enferme, inconsciemment et sans intention discriminante, un personnage d’une minorité dans des clichés. Il s’agit tout autant de traquer le stéréotype stigmatisant que de « peaufiner la langue », c’est-à-dire de veiller à ce que le personnage issu de la minorité s’exprime comme il s’exprimerait vraiment et non comme un membre de la culture dominante imagine qu’il s’exprimerait. Cela suppose une réflexion sociohistorique et extralittéraire que seule une approche superficielle de la littérature peut faire grief à l’écrivain d’adopter. L'autrice remarque en effet que, « lorsqu’un personnage représente un groupe jusque-là amplement minoritaire, voire absent, dans la littérature ou le cinéma, les attentes qui pèsent sur lui sont différentes de celles que soulève le groupe majoritaire. »
Écrire signifie également pour elle « protéger certaines expériences fragiles et évanescentes d’une couverture offerte par la langue. C’est recouvrir, non pas au sens de masquer, de dissimuler, mais de border ou de tenir chaud. » Et l'autrice de développer :
« Certains moments m’ont marquée, me restent, sans que je sache forcément pourquoi et, de ces moments, je ne peux pas dire grand-chose si la langue ne vient pas à mon secours car leur structure narrative est pauvre, voire inexistante : ils n’intègrent pas d’éléments de surprise ni de verbes d’action, ils ne sont en rien inhabituels ou, aux contraires, ils sont peu crédibles. Rien en eux ne suscite une adhésion si je les dis simplement, avec les mots de tous les jours. Et pourtant, je traîne ces fragments de paysages, habités ou non, ces bribes de phrases, un geste aperçu chez un être aimé, ils ne s’en vont pas. J’ai le choix de les taire ou de les préserver en écrivant. Si je les développe, si je leur donne une étendue par la langue, ils deviennent quelque chose. »
C'est pourquoi Alice Zeniter emprunte à Vinciane Despret l’injonction de « les protéger par l’écriture ».
Car le but de l’écriture n’est pas tant, selon elle, de mettre le réel en récit que de chercher à le dégager des formes narratives préexistantes qui bâillonnent ou rendent tout simplement banal ce qui pourrait ou devrait ne pas l’être. Comme elle le dit : « il est certains récits qui ont valeur d’acquiescement à l’ordre du monde. Prendre le temps d’écrire est ce qui me permet, pour un moment, de leur échapper. Ce sont, le plus souvent, des récits qui ne connaissent comme enchaînements que la causalité : ceci s’est produit parce que cela avait eu lieu, et ainsi de suite ».
À la suite de l’historien Patrick Boucheron, elle défend l’idée que le pouvoir est intrinsèquement lié au récit, ce qui ne signifie pas seulement, comme elle l’explique, « qu’il se donne à aimer et à comprendre par des fictions juridiques, des fables ou des intrigues ; cela veut dire plus profondément qu’il ne devient pleinement efficient qu’à partir du moment où il sait réorienter les récits de vie de ceux qu’il dirige ». S’ensuit un examen rapide du terme « réorienter », qui implique que l’opération se déroule apparemment sans violence car celle-ci peut être imperceptible. D'où l'épineuse question : « comment savoir ce qui, dans la mise en récit que je peux faire de ma vie ou de celle des autres, est en réalité une émanation d’un pouvoir en place bien plus que l’émergence de ma propre parole ? Je n’ai que des pistes, pas franchement de certitudes ».
On peut en tout cas penser que lorsqu’une seule histoire est attribuée à un groupe, c’est que les dominants ont imposé leur récit et éliminé les vaincus qui pourraient être en désaccord avec ce récit. Aussi le romancier ne doit-il pas être à la recherche d’un récit unifié et lissé, mais s’efforcer, comme le dit Edouard Glissant, d’embrasser le multiple. Une telle démarche devrait permettre d’éviter de reproduire ou de prolonger un point de vue dominant.
Mais cette perspective ne congédie pas les doutes qu’éprouve l’autrice relativement à l’utilité et à l’efficacité de l’écriture, ni le sentiment qu’on n’y exprime pas assez ce qu’on voudrait voir changer. Comme elle le confie, « ce n’est donc pas simplement que je suis inefficace et inutile face à la misère du monde, c’est que je m’en nourris et que j’en tire des bénéfices (droits d’auteur, reconnaissance, etc.), tout en prétendant qu’écrire une vie ignorée, c’est forcément lui rendre un service ou sa dignité ». Et plus loin : « quand j’écris, je parle ces individus isolés, c’est moi qui les parle, avec tous les risques que cela comporte : que je les déforme, les instrumentalise, les folklorise ».
Soucieuse d’une éthique de l’écriture qu’elle cherche à mettre au service d’une plus grande justice sans sombrer dans la moralisation, Alice Zeniter cherche à être une véritable autrice et pas simplement une théoricienne. Et c’est ce que prouve l’immense talent d’écriture avec lequel, dans ce livre si agréable à lire bien qu’il s’écarte des romans as usual, elle rend particulièrement sensibles certaines questions et percutants certains arguments.