La relation que les sociétés entretiennent avec les animaux est essentielle à leur fonctionnement. L'actualité a placé les thèmes du bien-être animal et des zoonoses au premier plan.

La compréhension de l’Anthropocène passe par l’étude de la dialectique que les sociétés entretiennent avec les animaux. L’abattage, les formes d’élevage, le braconnage ou encore les zoonoses sont autant d’exemples illustrant ces relations plurielles et liées au fonctionnement des sociétés. Le géographe Jean Estebanez propose, dans la dernière Documentation photographique, un solide panorama sur cette question.

Dans les programmes du Lycée, l’étude des relations entre les humains et les animaux s’insère parfaitement dans l’étude du Thème consacré à l’environnement, notamment l’Axe consacré aux actions d’exploiter, préserver et protéger.

 

Nonfiction.fr : Vos recherches portent sur les relations entre les humains et les animaux et vous avez rédigé la dernière Documentation photographique sur ce thème. Comment le géographe aborde-t-il cette question et en quoi cette dialectique nous permet-elle de mieux comprendre notre rapport à l’environnement ?

Jean Estebanez : Les humains ne forment pas une espèce solitaire. Ils partagent l’existence d’autres êtres vivants depuis qu’ils existent, soit au bas mot 300 000 ans d’évolution conjointe, pour ne considérer qu’Homo Sapiens.

Réfléchir en géographe aux humains et aux animaux, c’est se demander ce qu’est une rencontre, du contact physique des corps jusqu’aux circulations mondialisées qui mettent en relation les vivants. Cette question fondamentale renvoie notamment aux processus de formation de la société et de sa constante réactualisation en partant du constat que les humains s’inscrivent dans des collectifs interspécifiques. Il est ensuite possible de penser aux dispositifs matériels, discursifs, politiques qui organisent cette rencontre que ce soit pour la faciliter, la mettre en scène, la réguler, l’invisibiliser voire l’empêcher.  Des lieux spécifiques, comme les zoos, les abattoirs, les parcs pour chiens, les pigeonniers, les réserves naturelles, nous montrent à la fois l’effectivité de ce cadrage et de la façon dont il est parfois débordé par l’action des êtres vivants eux-mêmes.

C’est enfin s’intéresser aux transformations réciproques des êtres et des milieux : la domestication, la chasse, l’élevage, le travail, la modification des milieux, qu’il s’agisse des espaces urbains ou des forêts ombrophiles, relèvent tous de ce processus de mise en relation. Celle-ci s’inscrit dans des rapports de pouvoir ; elle est socialement voire anthropologiquement située.

Les relations entre humains, animaux et l’environnement, c’est-à-dire le monde dans lequel nous vivons, apparaissent ainsi éminemment variables, de formes de mise à distance et d’exploitation mêlées à des opérations de conservation, à des modalités ou les égards envers les autres vivants n’empêche pas la prédation.

 

Les zoonoses, le bien-être animal, les formes d’élevage ou encore les conséquences du changement climatique sur le monde animal montrent toute l’importance actuelle de cette question. Comment expliquez-vous cet intérêt renforcé pour les relations entre les sociétés et le monde animal ?

Il est peut-être important de commencer par rappeler que pour beaucoup, les animaux ont été et restent un sujet d’intérêt majeur. Les chasseurs, les propriétaires d’animaux domestiques, les vétérinaires, les éleveurs, les ornithologues amateurs sont des groupes, plus ou moins larges, pour lesquels les animaux sont une présence majeure. Cet intérêt se recompose avec les évolutions des sociétés considérées et concerne certes aujourd’hui bien plus souvent un chat ou un chien dans son salon qu’un passereau aperçu dans un taillis ou un cheval dans son écurie.

Il existe pour autant certaines ruptures, inédites à l’échelle de l’espèce humaine, qui imposent dans l’espace public la question de nos relations aux animaux et à l’environnement. La sixième extinction de masse, qui, au-delà de son expression médiatique, touche la faune du quotidien apparait manifeste pour tout un chacun. L’intensivité de l’exploitation des animaux de rente, dans ce qui ne sont plus des fermes mais des espaces de production et les échelles de l’abattage, là aussi inédites, sont d’autres éléments qui suscitent, de manière croissante, des oppositions. 

Ce qui change aussi est la légitimité de la question des animaux, d’un point de vue scientifique, tout particulièrement des sciences sociales. Son objet a pendant longtemps été quasiment exclusivement la société des humains.

A partir du moment où l’on considère que les animaux participent de la société et qu’ils sont eux aussi pris dans des rapports sociaux, les choses changent. L’anthropologie de la nature montre ainsi comment la relation aux autres vivants participe de ce que nous sommes comme humains. Enfin, certaines formes de militantismes contemporaines s’imposent aux questions scientifiques, en produisant une injonction à se positionner face à la question du bien-être animal et de l’expérimentation mais aussi des choix dans les aménagements publics ou des liens à l’agro-alimentaire.

 

L’une des spécificités de l’Anthropocène reste la domestication de certaines espèces animales, pour satisfaire des objectifs alimentaires, mais aussi pour répondre à des motivations religieuses. Comment la trentaine d’espèces domestiquées ont-elles été « choisies » par les sociétés ?

La domestication est un long processus de sélection de lignées, plus productives, plus dociles ou plus agressives, plus grandes ou plus petites, en fonction des besoins. Elle produit progressive­ment une transformation de la morphologie des animaux, mais aussi du patrimoine génétique des espèces. Ces transformations peuvent aller jusqu’à la création d’une nouvelle espèce (qui n’est plus interféconde avec l’espèce d’origine) et, plus clas­siquement, par le développement de races variées.

Si les humains vivent avec des animaux depuis au moins 300 000 ans, les premiers signes de domestication datent d’il y a environ 15 000 ans pour les chiens, environ 10 000 ans pour les chèvres, moutons, porcs, chats, ânes, buffles, che­vaux, dindes, canards, lamas… La domestication s’invente localement dans de multiples zones de l’Ancien et du Nouveau Monde, à partir d’espèces qui sont présentes sur place. La circulation de ces espèces locales suit les mises en relation progres­sives des différentes parties du monde, notamment à partir des échanges colombiens.

La domestication se présente comme un pro­cessus de la très longue durée, dans lesquelles s’intensifient très progressivement les relations entre humains et animaux. Ainsi, la prédation des humains sur les sangliers amène déjà à des formes de contrôles de leurs populations, il y a 12 000 ans. La sédentarisation, avec les premiers villages, vers -14 000 engendre également de nouvelles relations avec les animaux, puisque des stocks de nourriture et de déchets attirent des souris et conduisent peut-être ultérieurement à favoriser la domesti­cation du chat, pour en contrôler les populations. Si la plupart des élevages sont d’abord liés à des fins alimentaires, des motivations religieuses sont parfois centrales.

La liste stricte des animaux domestiques est limitée à une trentaine d’espèces. Pourtant, le processus de domestication, dans lequel l’action humaine vient contrôler pour partie la reproduction d’une espèce et organiser ses conditions de vie, se déploie bien au-delà. Il existe en fait une infi­nité d’expériences de la domestication, comme celle de recueillir un bébé merle ou lièvre et de l’élever en remplacement des parents. S’il n’y a pas ici de création d’espèce, ni même de race, il y une forme de croisement des mondes spécifiques des animaux et des humains qui se déploie par le nourrissage et l’éducation. Des cultures hybrides se construisent ainsi progressivement par des activités communes.

La domestication a longtemps été décrite comme une forme de conquête et de domination sur les vivants, dans laquelle les humains trans­formaient les animaux en fonction des usages qu’ils en avaient, s’assurant ainsi de nouvelles ressources. Cette histoire de la domestication est aujourd’hui plutôt lue comme une forme de relations d’intérêt réciproque.

 

La Peste noire et plus récemment la Covid-19 sont le résultat spectaculaire de la diffusion des zoonoses. Mais, comme vous le rappelez, trois quarts des maladies et des infections proviennent des circulations de pathogènes entre les animaux et les humains. Que nous apprend cette circulation sur les relations entre les sociétés humaines et les animaux ?

Avant qu’elles n’aient commencé à cir­culer dans le monde entier, sur les quinze maladies les plus importantes, en termes de mortalité et de morbidité, dix sont ori­ginaires des latitudes tropicales et quinze ont pour origine des zones caractérisées par des climats contrastés (parfois appelés tempérées). Parmi ces dernières, huit ont probablement atteint les humains par le biais du bétail domestiqué (diphtérie, grippe A, rougeole, oreillons, coqueluche, rotavirus, variole, tuberculose), deux par le biais de rongeurs (peste, typhus) et une par le biais de singes (hépatite B). L’émergence de l’agriculture et de l’élevage, il y a 11 000 ans, a ainsi joué un rôle majeur en permet­tant à une population humaine plus nom­breuse de se développer conjointement à celle du bétail (et en particulier des vaches, moutons, chèvres, porcs et chevaux), favo­risant la circulation des pathogènes. Au contraire, les maladies initialement origi­naires des zones tropicales ont d’abord été transmises par des singes (SIDA, dengue, paludisme, fièvre jaune) et très peu par des animaux domestiques, du fait de leur répartition dans le monde.

Il est frappant de constater que qua­siment tous les principaux pathogènes humains sont originaires de l’Ancien Monde (Afrique, Europe, Asie), ce qui va entraîner des conséquences historiques très importantes en facilitant la conquête du Nouveau Monde (les Amériques) par les colons européens au XVIe siècle.

La circulation contemporaine des zoonoses suit évidemment les circuits de la mondialisation, avec une diffusion qui passe généralement par le cœur de grandes métropoles, puis qui accom­pagne les humains dans les avions ou les marchandises dans les navires, mais aussi les modifications propres à l’entrée dans l’Anthropocène. Le réchauffement climatique force ainsi les mammifères à se déplacer vers des zones plus fraîches en diffusant les virus qu’ils portent. Ces rencontres sont un facteur majeur de passage direct de pathogènes des animaux vers les humains mais aussi de création de nouveaux réser­voirs animaux, avec des circulations entre espèces et des mutations de virus, attei­gnant finalement les humains.

 

Le taux d’extinction des espèces a décuplé depuis le début du XIXe siècle (on pense ainsi aux 65 000 éléphants tués par en Afrique vers 1900). En quoi l’Anthropocène a-t-il accentué les menaces sur le monde animal ?

L’Anthropocène est un terme, encore discuté, proposé pour désigner une nou­velle époque géologique, succédant à l’Ho­locène. L’influence des humains sur les écosystèmes, mais aussi sur la géochimie et la géologie, serait devenue dominante et désormais significative à l’échelle de l’histoire de la Terre.

Les bouleverse­ments en cours sont largement liés au capitalisme, notamment via la révolution industrielle, et à la financiarisation du rapport au monde, plutôt qu’à l’humanité dans son ensemble, amenant parfois à privilégier le terme de « Capitalocène ». Pour autant, l’ampleur du changement introduit par l’activité humaine est bien documenté dans de multiples champs. La destruction d’habitats, la pollution, le changement climatique, qui produisent un boulever­sement des équilibres écologiques, mais aussi la surexploitation et la diffusion de certaines espèces invasives, sont autant de facteurs qui lient l’anthropocène à la sixième extinction de masse.

Environ deux espèces de mammifères sur dix-mille s’éteignaient par siècle dans les périodes comprises entre les cinq dernières grandes extinctions. Le taux de disparition actuel de vertébrés est estimé jusqu’à cent fois ces valeurs. S’il est probable que des disparitions d’espèces soient déjà notables avant 1500, on note une première augmentation de la disparition des espèces à partir des années 1600 mais c’est très clairement à partir des années 1800 qu’une accélération majeure se fait jour, correspondant pleinement au développement de la société industrielle. En fonction du taxon considéré, il aurait ainsi fallu entre 800 et 10 000 ans, dans les conditions précé­dentes, pour que disparaissent les espèces éteintes lors du seul dernier siècle. Depuis l’épisode ayant marqué l’ex­tinction des dinosaures, il y a 65 millions d’années, l’impact de l’activité humaine apparaît ainsi comme totalement inédit.

 

L’élevage et l’abattage d’animaux sont intimement liés. La croissance de la consommation de viande à l’échelle mondiale renforce ce système, sujet à débat. Si vous en présentez aussi la dimension technique, vous insistez sur les rapports de la société à la mort, et donc la mise à mort de l’animal. Pourquoi est-ce devenu un débat de société ?

Les abat­toirs apparaissent comme des lieux contemporains essentiels de la transformation de l’animal en viande et en autres sous-produits de consommation (peaux, abats, graisses, poudres animales…). On y assiste, comme pour l’élevage, à un mouvement d’indus­trialisation. Cette industrialisation s’accompagne d’une invisibilisation de l’abattage. La mise à mort disparaît ainsi des espaces publics de Paris, Londres, New-York dans un mouvement cherche à expurger la ville de pratiques considérées comme vio­lentes, sales et potentiellement source de maladies. Ce mouvement s’approfondit avec l’exclusion progressive des abattoirs des espaces urbains centraux pour les périphéries. Il est donc possible de n’avoir jamais vu de mise à mort ani­male tout en consommant de la viande régulièrement : l’abattoir est alors préci­sément le dispositif qui produit l’ellipse entre l’animal et la viande.

Ce rapport de consommation n’est pourtant pas universel, de nombreuses sociétés ne dis­simulant pas la mise à mort de l’animal qu’on va consommer. La fête de l’Aïd est par exemple l’occasion d’observer l’abat­tage et le dépeçage de moutons dans les rues de Khartoum, dans une ambiance joyeuse et sans tentative aucune de mas­quer la mise à mort, à laquelle participent d’ailleurs les enfants. La mort est ici bonne à voir. Dans un autre registre, en France, l’abattage à la ferme, par des abattoirs mobiles est une demande de certains éle­veurs, soucieux de pouvoir accompagner leurs animaux jusqu’à la fin du processus et de désindustrialiser la mise à mort et de lui redonner une dimension subjective.

Tuer un animal n’est jamais un acte banal. Les sociétés humaines entourent ainsi la mise à mort des animaux de rituels, de règles et de représentations qui per­mettent de la socialiser et de l’intégrer à un équilibre moral.

 

Vous accordez une double-page passionnante à la faune dans la capitale française, bien plus diversifiée qu’on ne l’imagine (avec 1 618 espèces animales et une flore riche de 831 espèces). En quoi Paris est-elle une niche écologique   ?

La ville s’affirme comme une niche écologique spécifique, qui n’est en rien opposée à la nature. Constituant un milieu original, Paris, comme tous les espaces urbains, accueille une faune plus diversi­fiée qu’on ne l’imagine, qui en a fait son lieu de vie en s’y adaptant.

Si l’urbanisation conduit bien sou­vent à une transformation importante, voire une destruction des milieux précé­dents, conduisant à l’affaiblissement des populations animales, la ville apparaît également comme une niche écologique spécifique propice au commensalisme. De nombreux oiseaux et certains mam­mifères sont ainsi attirés par les villes où ils trouvent une nourriture abondante dans les déchets à disposition, voire des nourrisseurs parmi les humains. La bulle de chaleur produite par l’activité urbaine constitue également un avantage pour passer l’hiver. Enfin, la ville propose des habitats qui peuvent s’avérer tout à fait adaptés à certaines espèces.

Une richesse spécifique existe donc à Paris, malgré le fait que les espaces urbains, tout particulièrement les plus denses, abritent généralement un nombre réduit d’espèces mais représentées par un plus grand nombre d’individus. A des espaces très minéraux dans lesquels la diversité spécifique est relativement faible, viennent s’ajouter des espaces boisés qui jouent un rôle très important, tout particulièrement pour les animaux les plus grands. On trouve par exemple aujourd’hui encore une trentaine de couples de faucons crécerelles ayant élu domicile dans de hautes structures à Paris (Notre Dame, le Sacré-Coeur…) mais aussi des millions de rats utilisant les égouts de la capitale comme lieu de vie.