Loin d'être la caricature qu'en ont fait ses héritiers, Adam Smith fut un penseur subtil et dont les réflexions, par delà leurs ambiguïtés, peuvent encore nous inspirer aujourd'hui.
A partir d’une lecture aussi originale que rigoureuse de l’œuvre d’Adam Smith, le philosophe Anders Fjeld et le sociologue Matthieu de Nanteuil nous invitent à réévaluer le rôle de l’imagination dans la science économique. Ils nous proposent dans la foulée de repartir, pour les corriger, des fictions élaborées et nouées ensemble par le fondateur de la science économique, pour renouer avec la visée d’émancipation universelle qui était la sienne.
Anders Fjeld et Matthieu de Nanteuil répondent ici à nos questions.
Nonfiction : Adam Smith fait figure de père de la science économique et de premier théoricien du marché libre. Or vous proposez de lire son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations comme un livre d’anticipation guidé par une visée d’émancipation universelle. Comment faut-il le comprendre ?
Anders Fjeld et Matthieu de Nanteuil : Nous contestons en effet cette figure de Smith qui le réduit au seul théoricien du marché libre. Cette figure a hanté l’économie politique et les sciences sociales depuis plus de deux siècles. Elle est liée, d’une part, au fait que la science économique a largement hypertrophié l’idée d’une harmonie inhérente aux rapports économiques « libres », c’est-à-dire qui dépendrait essentiellement d’un réseau d’intérêts et d’interdépendances régulés de façon « mécanique », sans intervention de l’Etat ni parole publique. Mais elle renvoie aussi, d’autre part, au refus des sciences sociales de lire Smith sans le caricaturer, de travailler avec lui plutôt que contre lui et ainsi de prendre la mesure du portrait assez complexe qu’il brosse de la société de son temps. Notre hypothèse fondamentale est que l’œuvre de ce philosophe-économiste est essentiellement une œuvre de sciences sociales, qui dépeint les sociétés européennes lorsque la richesse devient progressivement la norme.
Dès lors, notre relecture de Smith part de trois constats simples. Premier constat. Smith est l’un des grands penseurs des Lumières. Face à une société en plein bouleversement, sa boussole articule humanisme et émancipation. Il n’est pas ce « gourou du capitalisme » qui croit dur comme fer aux « avancées » de la modernité commerçante et industrielle. Dans ses différents textes, il se montre au contraire très préoccupé par l’évolution des sociétés européennes. Il y observe un désir aveugle de richesse, une concentration excessive de la propriété rurale, une urbanisation étouffante, un abrutissement des ouvriers sous l’effet de la mécanisation du travail… Il critique le protectionnisme mercantiliste et les corporations ouvrières, mais ses cibles sont aussi, sinon d’abord, les États impérialistes et guerriers, les aristocraties avides de luxe, les marchands monopolistes et jaloux – sans oublier, de l’autre côté de l’Atlantique, les factions séditieuses. Penseur marquant des Lumières, l’originalité de Smith consiste en grande partie dans son choix de différentes « scènes » où le monde dévoile ses rapports de domination comme ses potentiels d’émancipation. Non pas, selon l’imaginaire de la main invisible, la seule scène marchande, elle-même conçue comme le lieu d’une harmonisation progressive des intérêts, mais une série de scènes conflictuelles et ambigües : celle de la production, de la conquête coloniale et des échanges internationaux. On est alors très loin de la fétichisation du marché libre au sein de la modernité européenne.
Deuxième constat. Smith ne s’engage pas immédiatement dans une démarche d’objectivation des lois économiques : il s’intéresse d’abord aux conséquences de la propagation du désir de richesse sur le corps social. Il est en effet beaucoup plus sceptique qu’on ne le croit habituellement quant à la richesse, surtout lorsque celle-ci est érigée en norme. Ici, il nous a paru essentiel de revenir sur le rapport amplement débattu entre ses deux œuvres majeures, la Théorie des sentiments moraux (1759, TSM) et la Richesse des nations (1776, RDN). L’ambiguïté de ce rapport est ce qu’on nomme déjà, depuis le XIXe siècle, le « Adam Smith Problem ». La plupart des commentateurs voient dans la TSM soit une œuvre morale en contradiction avec le libéralisme de la RDN (la sympathie morale versus l’égoïsme économique), soit un fondement moral en continuité avec la RDN (l’amour de soi comme fondement de l’intérêt économique). Nous y voyons au contraire un diagnostic du monde de l’époque, un monde qui se situe lui-même à un moment de bascule, dans l’incertitude d’un entre-deux. Smith constate que la généralisation des richesses est en train de remplacer les bases traditionnelles de la société. Mais cette opération n’a rien d’évident… Et, dans la TSM, il semble clairement hésiter sur la marche à suivre.
Ainsi, il explique d’abord que les richesses sont imprégnées d’« illusions ». Pour le dire d’un mot, celles-ci génèrent une substitution des moyens (la possession de biens matériels, qu’il compare à des « bibelots d’utilité frivole ») aux fins (l’accès à une vie de félicité, de bonheur). En d’autres termes, il souligne que la société marchande qui se profile sera « moins heureuse » que les sociétés qui l’ont précédée. Il considère même qu’une société qui érige la richesse en norme aboutit à la « corruption généralisée des sentiments moraux » – ce sont ses propres termes. Toutefois, Smith pense aussi que de telles évolutions sont inévitables, essentiellement en raison de l’énergie collective que le désir de richesse contribue à installer dans la société. Il faut donc parier sur la nouvelle société, y aller audacieusement, malgré les désavantages qu’elle comporte. Ce pari est à comprendre comme une anticipation critique, qui choisit consciemment l’espoir. Il fera intégralement partie de la réflexion économique menée dans la RDN, à une différence près cependant, et non la moindre : le pari est entre temps devenu un acquis – comme un point de départ non pas occulté mais à ce point évident qu’il n’est plus la peine d’y revenir. Autrement dit, la croyance invoquée dans la TSM est devenu un axiome dans la RDN.
Nous arrivons alors au troisième constat. Ce ne sont pas seulement les rapports entre la TSM et la RDN qui sont plus complexes que ne l’ont laissé penser de nombreux commentateurs, mais aussi ceux entre les différentes parties de la RDN elle-même. La figure de Smith comme théoricien du libre marché n’existe qu’en isolant le fameux livre I du reste de la RDN, notamment de sa critique féroce de la modernité européenne qui apparaît à l’occasion de son évocation des colonies. Car, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est dans les colonies qu’il place ses véritables espoirs d’émancipation (à travers, plus précisément, le réaménagement des rapports entre l’Empire britannique et les colonies d’Amérique du Nord). A bien y regarder, ces pages ne laissent pas de doute sur le fait que Smith pense que les sociétés européennes se trouvent dans une sorte de cul-de-sac historique, dont elles sont incapables de sortir par elles-mêmes. Il caractérise l’histoire de l’Europe comme un « cours inversé ». S’il place ses espoirs dans l’Amérique du Nord, c’est parce qu’il s’imagine que, là-bas, les cadres de vie sont plus bucoliques et égalitaires, le désir d’autonomie plus fort que la soif d’accumulation, et l’esclavage condamné à disparaître « naturellement » puisque son rendement économique s’avérera plus faible que le travail « libre ». A sa manière, Smith souhaite même démanteler l’Empire britannique par la décolonisation. Il propose une Union fédérative entre la mère-patrie et ses vastes colonies, et ajoute que le siège d’une telle fédération devra certainement se déplacer de la Grande-Bretagne vers l'Amérique du Nord. Il y a, dans ces pages « trop peu lues » voire « omises » de la RDN, une de nos découvertes les plus frappantes : Smith espère voir l’esprit européen, paralysé sur le Vieux continent, renaître dans le Nouveau monde. D’une certaine façon, la RDN préfigure les débats du XIXe sur l’aliénation sociale de la culture européenne. Mais là encore, Smith fait entendre une différence : il pense que cet esprit n’est pas condamné à disparaître, mais qu’il peut renaître ailleurs, de l’autre côté de l’Atlantique, là où les premiers colonisateurs européens qui ont fui l’Europe en raison de sa violence, de ses « régimes d’exclusion » (juifs, quakers, protestants, etc.), ont cherché à fonder une nouvelle société. A l’époque, il s’agit d’une pensée originale et forte, bien qu’elle demeure imbibée d’eurocentrisme, avec toutes les conséquences qui en découlent, ce que nous explorons aussi dans le livre.
Ces différentes dimensions de la pensée de Smith sont indiquées par le titre de notre livre. Smith n’est pas celui qui a voulu fonder une science économique, au sens étroit d’une simple objectivation des lois de l’économie. Il considère certes que les richesses ont la capacité de « façonner un monde », mais c’est un diagnostic critique et inquiet qu’il propose, non un manifeste triomphal et scientiste. Sa pensée en cours d’élaboration doit donc être prise comme telle : un travail scientifique inédit et pas entièrement cohérent, qui « ouvre » et « interroge » plus qu’il ne « ferme » en prétendant avoir « réponse à tout ». Certes, l’on doit savoir gré à Smith d’avoir inauguré une discipline scientifique, dont on sait l’importance aujourd’hui. Mais il convient aussi de ne pas limiter son œuvre à ce seul geste. Prenant part au mouvement des Lumières, son œuvre décrit aussi l’état du monde à l’heure de la richesse, à l’aube de l’industrialisation, sur fond de demandes d’émancipation, notamment de la part des colonies contre l’Empire qui les muselle. Pour rappel, la RDN sort quatre mois avant la déclaration d’indépendance des États-Unis.
Smith noue ensemble, montrez-vous, un certain nombre de « fictions », comme les pièces d’une construction, dans l’ensemble peu réalistes, en tout cas vu d’aujourd’hui, et dont vous montrez qu’elles relèvent largement de considérations stratégico-politiques… Ne serait-on pas aujourd’hui, avec le progrès des connaissances, beaucoup plus exigeant s’agissant du réalisme dont ces « fictions » devraient pouvoir se prévaloir ? Comment s’en assurer, car il ne semble pas que Smith ait grand-chose à nous apprendre sur ce point ?
Si par « réaliste » on entend la capacité d’être à l’écoute du monde, alors nous ne voyons chez Smith aucun manque de réalisme, bien au contraire. Précisons également un point important : pour nous, la fiction n’est pas une tromperie, encore moins une erreur. « Elle traduit plutôt la part de rêve et d’espoir que ce penseur des Lumières voit à l’œuvre dans les sociétés de son temps, qu’il partage en partie – quitte à en inventer d’autres – et place au centre de sa construction scientifique. Notre recherche aboutit alors à la conclusion suivante : chez Smith, cette science sociale si particulière qui a pour objet la production et la circulation des richesses ne pourrait exister sans le recours à différentes fictions » . En remontant à celui à qui est attribué le rôle de « père de l’économie politique », nous avons ainsi voulu montrer comment, dès le moment où cette science est supposée avoir été fondée, elle est parcourue de « fictions », auxquels nous associons les termes de « rêves », « anticipations », « utopies » ; création imaginaire en un mot. Nous pensons en fait que la science économique – d’ailleurs, ni plus ni moins que toute autre science – n’a jamais cessé d’être traversée par de telles dimensions, en particulier dans les phases les plus critiques où elle a été tentée par la surenchère scientiste, quand il s’est agi de donner naissance à la rationalité utilitariste, d’engager le tournant marginaliste, de promouvoir une subjectivité optimisante, d’englober les composantes de la vie sociale dans une « théorie du capital humain », etc.
Un des enjeux de notre relecture de Smith est de montrer que ce n’est pas le « réel » qui doit trancher entre ces différents imaginaires, mais leur désirabilité politique et éthique. Notre livre est ainsi à ranger parmi les nombreuses critiques du positivisme ou du néo-positivisme, dont le noyau central repose sur l’idée que l’objectivité scientifique doit procéder par mises à l’écart successives des « fictions » qui émaillent le réel. Nous pensons exactement le contraire : en réinvestissant l’œuvre d’Adam Smith comme nous le faisons dans le livre, nous souhaitons montrer combien les fictions ont été – et sont encore – consubstantielles au travail scientifique lui-même. Cela permet à la fois de comprendre quelles sont les fictions qui ont été à l’origine de ses visées d’émancipation et quelles sont celles que nous pourrions chercher à façonner – ou réorienter – pour aujourd’hui. Pour le dire d’un mot, l’enjeu est de ré-imaginer les possibilités émancipatrices de notre monde en partant, non pas de la croissance des richesses dans un monde eurocentré en 1776, mais des effets dévastateurs de l'anthropocène dans le monde postcolonial en 2022.
Pour entrer plus précisément dans l’œuvre de Smith, notre relecture critique identifie quatre « régimes de fiction », que celles-ci se situent au sein ou à l’interface de ses deux textes majeurs :
la première, discutée par Smith dans la TSM, porte sur la richesse comme une « illusion qui excite », comme il le dit lui-même. Comme précisé plus haut, nous nous intéressons au destin de cette analyse dans la RDN ;
la deuxième porte sur le travail, que Smith conçoit comme « la scène centrale des sociétés européennes à l’aube de la révolution industrielle », et qu’il analyse comme « un théâtre muet, un lieu de rouages et de flux, régulé de façon mécanique, sans histoire ni sociologie spécifiques » . Nous nous sommes intéressés à la manufacture d’épingles de L'Aigle en Normandie, sur laquelle Smith s’est appuyée pour illustrer les traits essentiels de sa théorie de la division du travail, en particulier à travers deux articles publiés à ce sujet dans l’Encyclopédie d’Alembert et de Diderot ;
la troisième porte sur la colonie. Smith y installe l’espoir d’une seconde naissance de l’Europe, qui devait déboucher sur une société commerçante débarrassée de l’oppression et de l’inégalité, pouvant donner libre cours à l’activité productive et à la prospérité pour tous. A ses yeux, il s’agit d’une société de petits propriétaires terriens, gardant un lien avec la nature, échappant aux « abus de pouvoir » des États comme à la « jalousie » des marchands ;
la quatrième concerne les échanges internationaux, qu’il imagine libérés des entraves de la tyrannie par la perspective d’un « immense et vaste commerce de tous les pays du monde avec tous les pays du monde ». C’est une utopie étendue à l’échelle du monde, conçue comme l’alternative ultime à tous les rapports de force, pas très éloigné du projet kantien de « paix perpétuelle » .
Vous tirez de cette lecture de l’œuvre de Smith une conjecture sur ce que serait la science économique, tout au moins telle que Smith la comprenait. Pourriez-vous expliciter ce point ?
Si la RDN est à comprendre comme un livre de science économique, il s’agit alors d’un texte critique, dans lequel l’auteur fait part de ses préoccupations concernant les effets sociaux du désir de richesse, mais aussi où ses propres anticipations sur le monde à venir laissent entrevoir un souci pour l’émancipation des populations face à des pouvoirs qu’il considère comme « illégitimes ». Plus que Ricardo ou Malthus, c’est Marx qui est l’héritier d’un tel esprit, même si la filiation n’est évidemment pas directe. Au demeurant, le thème d’une modernité européenne qui, parce qu’elle est devenue excluante ou inhibante, fait progressivement place à ses propres fossoyeurs, est éminemment présent chez Smith. En revanche, les personnages qui incarnent un telle radicalité critique ne sont pas les prolétaires européens du XIXe siècle, soumis aux « lois implacables » du capitalisme naissant, mais les colons européens ayant fui les violences du Vieux Continent pour réinventer l’Europe ailleurs, autrement. Dans les deux cas néanmoins, nous avons affaire à une critique en règle du type de modernité à l’œuvre en Europe continentale. Quoique qu’on pense de son contenu, la pensée de Smith cherche à embrasser le moment moderne, à surmonter ses contradictions internes et relever les défis de son temps. C’est une pensée bien plus large que ce que la postérité en a retenu.
Dans cette perspective, notre hypothèse est que certaines dimensions de l’imaginaire de Smith – propres à la deuxième moitié du XVIIIe siècle –, se sont figées dans la tradition de l’économie politique, sous couvert de scientificité. La figure de Smith comme « théoricien du marché libre » est emblématique d’une telle évolution : les vraies préoccupations qui émaillent ses recherches – souci pour l’égalité, attention aux conditions sociales, critique de l’esclavage, refus de la violence armée, mais aussi sévérité vis-à-vis du luxe, mépris pour les aristocraties ou les marchands monopolistes, etc. –, tous ces éléments sont « oubliés » pour ne retenir qu’une théorie décontextualisée du marché « en tant que tel », qui serait en principe aussi valable aujourd’hui qu’en 1776. Certes, on peut juger que sa posture critique est insuffisante ou inopérante, notamment sur les conditions de travail, l’esclavage ou le rapport entre les colonies et la mère-patrie. Mais cela n’autorise aucune caricature, encore moins l’occultation de pans entiers de son travail au nom d’une réduction scientiste. A rebours d’une telle réduction, notre proposition est même la suivante : pour être à la hauteur d’un monde menacé par la juxtaposition de dérèglements profonds, il nous faut à la fois répéter le geste de Smith et en réorienter radicalement le sens. Ce qui pourrait vouloir dire ceci : non pas inventer d’autres imaginaires que l’économie, mais d’autres imaginaires en économie.
D’autres utopies ont pu tracer depuis d’autres voies d’émancipation, en tenant compte des évolutions qu’ont connu nos sociétés, et soutenir un projet scientifique de refondation de l’économie – vous évoquez rapidement en conclusion le contre-récit économique qu’a pu constituer l’Etat social. Ce n’est pas directement le sujet du livre, mais s’il faut en revenir à Smith, est-ce parce que ces autres projets seraient aujourd’hui dépassés ?
Précisons que nous ne problématisons pas un retard supposé de la théorie vis-à-vis du moment historique matériel – ce qui fut le motif central du marxisme traditionnel –, démarche qui irait de pair avec le projet de « rattraper » un dépassement de fait. Mais, oui, il s’agit d’inviter à une réflexion sur le possible dans les conditions géopolitiques et socio-économiques qui sont les nôtres aujourd’hui. Par là-même, il s’agit de s’interroger sur les obstacles qui empêche une telle réflexion d’émerger. A nos yeux, ces obstacles – au moins une partie d’entre eux – renvoient à la façon dont la tradition positiviste a fini par découpler faits et valeurs, causes et normes, mais aussi analyse scientifique et création imaginaire. Cette répression de l’imaginaire à propos des conditions de notre développement économique nous a privés de ressources collectives pour échapper aux pièges d’une économie qui ne cesse de répéter ses propres pathologies. La manière dont le « capitalisme vert » continue, sous couvert de « limitation » de ses externalités environnementales, de sanctifier la consommation quotidienne des pays occidentaux tout en occultant la structure des liens avec le Sud global, où les ressources naturelles sont extraites au mépris de la biodiversité et de la santé des populations, illustre une telle aporie.
Pour autant, il ne saurait être question de substituer à ces réflexions une sorte d’imaginaire simple, lui-même issu de la pensée magique. La voie que Smith nous propose d’emprunter n’est pas celle-là. Au-delà des clichés qui ont entaché la réception de son œuvre, les dimensions qui traverse ses différentes fictions sont ambiguës. Prenons l’exemple de la richesse : d’un côté, celle-ci s’apparente chez lui à une masse indifférenciée de biens et de services dont la quantité est censée rendre compte de la qualité de vie mais, d’un autre côté, cette conception coexiste avec la dénonciation d’une société où la richesse, comme simple moyen matériel pour configurer une vie heureuse, a effectivement remplacé sa propre fin, c’est-à-dire la vie heureuse elle-même. Autre exemple, le travail. D’un côté, Smith demande aux travailleurs industriels de devenir les simples rouages d’une « machine productive » devant intensifier constamment son activité. Il ne leur reconnaît aucune subjectivité et n’a que faire de leur parole, dont il fait un obstacle à la prospérité de tous. Mais d’un autre côté, Smith célèbre le Nouveau Monde dans la distance même qui le sépare du monde industriel à l’œuvre sur le Vieux Continent. Il y loue l’amoindrissement des rapports hiérarchiques, la dispersion des capitaux, la diffusion d’un esprit entrepreneurial sans goût pour l’accumulation, la redécouverte des charmes de la vie bucolique et le respect qu’impose une nature grandiose. Surtout, il redit à cette occasion sa préférence pour l’autonomie des vies plus que pour l’accumulation des richesses. Ainsi, au moment même où Smith désocialise le travail en Europe dans son combat contre le protectionnisme mercantiliste et les corporations ouvrières, il le resocialise dans le Nouveau Monde, à travers la fiction d’une vie sociale plus harmonieuse et plus égalitaire, débarrassée des pesanteurs de l’industrie et des mondanités. En clair, une profonde ambiguïté demeure chez Smith à propos de la resocialisation du travail, elle-même liée à l’emprise du capital et au poids de la question coloniale. Pourtant, de telles hésitations ne doivent pas être lues comme des faiblesses. Elles témoignent au contraire d’une lucidité critique quant au monde en train de naître, voire d’une forme de « réalisme intégral » vis-à-vis duquel il ne pouvait que parier. Son pari ne peut plus être le nôtre, mais les ambiguïtés qui l’habitaient – et qui constituent les conditions du pari – sont d’une actualité brûlante. Relire Smith, selon nous, c’est réapprendre à parier.