L'urbex ou l'exploration urbaine de lieux délaissés n'est pas nouvelle, mais Internet a contribué à la renouveler. L'historien Nicolas Offenstadt dresse un panorama du phénomène.

Urbex : derrière cette abréviation d'une expression anglaise (urban exploration), il y a une pratique qui consiste à arpenter les lieux abandonnés de la ville, ou de ce que l'humanité récente a jugé utile de construire avant de s'en détourner.

Nicolas Offenstadt, historien du Moyen Age, de la Première Guerre mondiale et du souvenir de la RDA, s'est intéressé à cette manière d'accéder au passé par le truchement d'une sorte d'archéologie sauvage. De la Ligne Maginot aux sous-terrains de Berlin, l'urbex est une manière de se mettre au contact du passé avec les sens et de contempler les traces de l'histoire récente, brutes de tout aménagement et de toute mise en scène.

 

Nonfiction : Vous pratiquez l'urbex en tant qu'historien. Peut-on la considérer comme une science auxiliaire de l'histoire ?

Nicolas Offenstadt : On peut discuter du terme « science auxiliaire », mais mon expérience conduit à considérer que l’urbex peut être un outil très utile pour écrire différents types d’histoire. D’abord comme ressource, car on y trouve ou découvre de multiples documentations, qu’il s’agisse de patrimoine artistique, architectural ou matériel, ou encore d’archives abandonnées. Ensuite parce que la pratique ouvre à des protocoles de recherches productifs, comme lorsque des témoins livrent leur souvenir du lieu en lien avec votre pratique d’urbex. Enfin l’urbex est indispensable à l’écriture d’une histoire de l’abandon.

Comme vous le dites, l'urbex est une pratique illégale. Comment sont reçus vos travaux à ce sujet au sein de la communauté universitaire ?

Je n’ai pas eu de critiques encore sur la dimension « illégale » ou « a-légale » de la pratique. Mon laboratoire de recherches (l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, IHMC) finance certaines de mes missions « urbex » en toute connaissance de cause, sachant bien que je minimise les risques et que je ne cherche pas la confrontation avec la loi, mais simplement à tirer un profit analytique de mes visites. Plus généralement, j’ai eu beaucoup de curiosité de nombreux collègues, pas seulement en histoire, mais aussi dans d’autres sciences sociales pour qui les lieux abandonnés et leurs usages sont un terrain d’intérêt. Mais la véritable réception tiendra dans la prolongation et l’ancrage de travaux à partir de l’urbex. À suivre.

Avez-vous des confrères historiens ou des consœurs historiennes qui pratiquent également l'urbex ?

Oui, certains pour le « fun », mais d’autres ont aussi des intentions patrimoniales, et certains commencent à l’intégrer dans leur recherche, qu’elle touche aux anciens sites de la Seconde Guerre mondiale ou à la désindustrialisation. Aude Le Gallou en a fait un objet de recherche en géographie et Judith Audin, dans l’étude de la Chine contemporaine, en fait un outil d’enquête. Ce sont des travaux très fouillés et passionnants.

Les conditions d'accès aux sites « urbexés » sont parfois compliquées voire dangereuses. Est-ce que la manière dont on obtient une archive dans ce contexte en change la « valeur » ? Est-ce que cela contribue à créer un lien (encore) plus fort entre l'historien et l'archive ?

Indéniablement. On le voit en général, le lien entre l’historien ou l'historienne et l’archive dépend aussi du contexte de consultation. Ce qui est retrouvé dans des conditions particulières - rencontre personnelle, brocante, urbex... - charge les documents de quelque chose à part, selon le contexte. Mais il faut ensuite les étudier avec les mêmes méthodes que les autres. Ce type de découvertes joue aussi dans l’écriture même de l’histoire, dans la narration.

Finalement, quand on « urbexe » un lieu, est-ce qu'on explore autant l'histoire du lieu que sa mémoire ? Ou plutôt son absence de mémoire, puisqu'il s'agit de lieux laissés à l'abandon ?

En fait, l’exploration dépend beaucoup de celui qui la pratique, de ses dispositions. Les fanas d’aventure regarderont surtout les cheminements, les endroits perchés et impressionnants ; le photographe y jettera sont regard esthétique ; le chercheur en sciences sociales interrogera le lieu selon ses questionnaires, ses sensibilités. Histoire et mémoire s’entremêlent sans cesse car, comme en archéologie, on trouve en urbex de multiples strates, parfois très enchâssées : le temps de la pleine activité, celui de la fermeture et puis des ré-usages, officiels ou sauvages. Il m’arrive même de retrouver des inscriptions, des objets et des documents dont je n’arrive pas à bien expliquer la présence, ou la situation chronologique.

Y a-t-il dans l'urbex une dimension de « sauvetage » qui consisterait à leur éviter de sombrer dans l'abandon ?

Chez certains urbexeurs, oui, tout à fait. Il y a d’ailleurs deux manières principales de penser. Certains considèrent qu’en mettant en ligne une série photographique des lieux, quel que soit leur destin physique, on leur donne une pérennité, une campagne photographique de sauvetage « sauvage », « par le bas » ou « profane » en quelque sorte. L’autre consiste à associer à l’urbex un militantisme local ou associatif pour préserver les lieux. C’est le cas par exemple du professeur d’histoire Louis Teyssedou à Amiens, qui lutte depuis des années pour la préservation des usines de velours Cosserat. Il y a en a d’autres.

Certains sites visités par des urbexeurs peu éthiques peuvent parfois être dégradés. Comment l'historien peut-il faire la part des choses, dans les lieux qu'il visite, entre ce qui relève de la dégradation liée au temps écoulé et ce qui a été dégradé sciemment ?

Il faut se rappeler que ces lieux ne sont pas des sources d’histoire conservées dans un musée ou des archives. Ce sont des lieux vivants, paradoxalement, ouverts à différentes pratiques, souvent sans considérations légales : squats, occupations temporaires de SDF ou de jeunes qui en font un lieu à eux, Airsoft, photographies, grafs, reprises partielles pour des petites activités commerciales, etc. En ce sens l’historien de l’abandon ne juge pas mais s’intéresse à tous ces usages, même aux dégradations réelles, ou perçues comme telles, en les situant dans le temps.

N’y a-t-il pas une contradiction entre le travail de l'historien, dont le métier est de dire, de montrer, et le code de l'urbex, qui veut que l'on ne divulgue pas les lieux visités ?

Oui, tout à fait, mais certains urbexeurs considèrent que ce code ne vaut rien et qu’au contraire il convient de partager et créer des échanges, notamment en ligne. C’est le cas pas exemple de Ciarán Fahey avec son site Abandoned Berlin, qui donne toutes les références des sites, leur localisation et leur histoire. De même « Matt », un urbexeur anglais du Yorkshire, tient un fil Facebook, Lost Places & Forgotten Faces, qui donne toujours la ville du lieu exploré. C’est aussi pour cela qu’ici je suis plus historien qu’urbexeur, je donne toujours les informations nécessaires sur les lieux quand il s’agit de les étudier ou de les présenter dans l’espace public. En dehors même de l’urbex, quand certaines enquêtes éthnographiques, livres ou un articles, étudient une ville ou un quartier avec un pseudonyme, cela me semble vraiment discutable, et très problématique pour toute interprétation de résultat.