Qu'est-ce que le travail ? Les sociétés occidentales l'ont pensé au fil des siècles comme un échange et une relation. L'historien Olivier Grenouilleau en retrace l'histoire sur le temps long.

Depuis le Néolithique, les sociétés entretiennent un rapport complexe au travail, présenté telle une malédiction ou une voie d’épanouissement. L’historien Olivier Grenouilleau retrace la longue histoire de l’invention du travail dans le cadre des sociétés occidentales, et plus particulièrement européennes.

* Si le travail ne constitue pas un thème central du programme d’HGGSP, il apparaît en filigrane pour comprendre les « révolutions » néolithique et industrielle, la démocratie et la puissance. Il est aussi au cœur des programmes de Quatrième, de Première avec le XIXe siècle, puis intéresse l'enseignement technologique et professionel. « Le travail en Europe occidentale (1830-1930) » est également l'intitulé de la question d'histoire contemporaine au Capes et à l'Agrégation interne.

 

Nonfiction.fr : Votre dernier ouvrage s’inscrit dans le temps long et analyse les temporalités de l’invention du travail, mais aussi le sens que lui donne un panel de sociétés à travers l’histoire. Dans le cadre de vos précédentes recherches sur l’esclavage, l’abolitionnisme ou encore le capitalisme, vous avez croisé ce thème sous divers aspects. Comment est né le projet de ce livre ?

Olivier Grenouilleau : Il est difficile de retracer la généalogie d’une idée, d’un projet, même pour soi. J’avais auparavant saisi le négociant au travail, traqué les arguments utilisés pour justifier ou critiquer le marché, comparé l’esclavage à d’autres formes d’exploitation de l’homme, sans aborder la question du travail pour elle-même. Il y avait là matière à réflexion. Le cycle consacré aux traites, aux esclavages et à leurs abolitions étant maintenant clos pour moi, je souhaitais écrire un ouvrage sur le premier âge de la prolétarisation. J’ai pensé qu’avant cela il pouvait être utile de réfléchir à la manière dont les Hommes s’étaient représentés le travail.

Car là est l’objet de L’invention du travail. Je ne cherche pas à définir le lieu où le moment où il aurait été inventé (ce qui n’aurait guère de sens), ni à retracer l’évolution des formes du travail (thème largement documenté), mais à comprendre comment les Hommes, à différentes époques, ont pensé et ainsi sans cesse réinventé les significations à accorder au travail.

Et le recul de la longue durée, qui est un peu ma marque de fabrique, me paraissait utile. On imagine en effet trop souvent que nous serions passés par trois temps : une longue période durant laquelle le travail aurait été discrédité, sa valorisation à partir d’Adam Smith et de la révolution industrielle, puis sa remise en cause avec l’entrée dans la postmodernité. Personne ne contestera que le concept moderne de travail soit né à l’époque moderne. Mais cela n’empêche pas d’essayer de comprendre ce qu’il en était ailleurs et avant, en ne se limitant pas à quelques citations de Platon et d’Aristote extraites de leur contexte. On s’aperçoit alors qu’au sein de combinaisons évolutives les Hommes ont toujours associé des significations pouvant paraître répulsives du travail à d’autres plus gratifiantes.

Si les dates de la naissance du travail divergent en fonction de la définition que l’on y donne, son apparition est souvent associée à une catastrophe, comme vous le rappelez en introduction. Les sociétés, et pas seulement bibliques, y ont vu une chute, une rupture avec la nature ou encore l’idée d’un capitalisme destructeur. Comment les sociétés ici abordées ont-elles perçu la naissance du travail ? L’idée de rupture a-t-elle été pensée par les sociétés contemporaines ou construite plus tard, de manière rétrospective ?

Je montre que, issus des grands récits de nos origines, ou bien de débats historiographiques, les débuts plus ou moins canoniques du travail font toujours référence à ce qui peut être perçu comme un traumatisme.

Le concept moderne de travail est associé à l’affirmation du règne de l’économique, du capitalisme et de l’âge de la prolétarisation (fin XVIIIe et XIXe siècles). Jadis perçu comme un âge béni et l’aube de progrès amenés à ne plus s’arrêter, le Néolithique (avec l’agriculture, l’élevage…) est aujourd’hui souvent interprété comme un âge maudit, avec les débuts du travail, des inégalités, de la guerre et l’entrée dans l’Anthropocène.

Du côté des grands récits, l’épopée d’Atrahasis (composée vers 1650 avant notre ère) indique qu’en Mésopotamie les Hommes sont créés pour être esclaves des dieux. Au VIIIe siècle avant notre ère, Hésiode, dans sa Théogonie, raconte que Zeus décida de cacher aux hommes leur pitance afin de punir Prométhée et son péché de démesure. De ce fait, le travail de la terre devint difficile. Dans la Genèse, Adam et Ève chassés du paradis terrestre sont aussi condamnés à extraire avec difficulté leur nourriture du sol.

Débats historiographiques relatifs au Néolithique et à la révolution industrielle convergent ainsi avec les grands récits des origines de l’humanité : l’invention du travail est associée à une rupture perçue comme traumatisme.

L’historiographie du XIXe siècle a posé une dichotomie entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs, perçues tel le marqueur d’un temps bucolique, et le Néolithique avec la sédentarisation. Jean-Paul Demoule et François-Xavier Fauvelle ont montré par l’archéologie que ce schéma ne fonctionnait pas et qu’il y avait davantage une superposition des modèles. L’invention du travail doit-elle également se penser comme un processus ?

L’image d’un Néolithique porte d’entrée dans la civilisation ou celle de chasseurs cueilleurs vivant heureux d’eau fraîche nous disent davantage sur notre rapport à l’idée de progrès que sur la manière dont vivaient nos ancêtres il y a des milliers d’années. On sait aujourd’hui que les chasseurs-cueilleurs de la fin du Paléolithique pouvaient (comme dans certaines sociétés premières d’aujourd’hui) travailler jusqu’à 42 ou 50 heures par semaine, pour des rations alimentaires réduites, qu’ils connaissaient les inégalités et la guerre.

Je ne parlerais pas de « processus » en matière d’invention du travail. On ne saura jamais si nos lointains ancêtres avaient conscience de travailler. Ce qui est sûr est qu’ils le faisaient pour assurer leur survie et leur pérennité, et qu’ils associaient à cette activité productrice des significations susceptibles de la dépasser. Les animaux représentés sur les peintures rupestres nous disent peut-être la chasse. Mais, plus probablement, la manière dont l’Homme se représentait dans le monde. Or n’y a-t-il pas déjà là nombre d’éléments dont on s’accorde à dire qu’ils sont nécessaires à la définition du travail ?

Si l’activité productrice associée au travail est un invariant, les significations que l’on peut lui accorder sont extrêmement évolutives. Aujourd’hui, dans notre rapport au travail voisinent souvent, à notre insu, des représentations héritées de périodes, de moments, de sociétés différentes. En ce domaine il y a davantage recomposition permanente à partir d’un petit nombre d’éléments donnés (comme en cuisine), que processus.

Vous avez recours à de nombreux philosophes, depuis Platon, pour aborder le sujet. Sans nier la diversité de leur pensée, comment ont-ils observé les modifications du travail dans leur société et ont-ils contribué à y voir des formes de rupture ?

Comme je viens de l’indiquer, des éléments pouvant paraître communs peuvent se retrouver dans des schémas conceptuels très différents. Dans la Bible, le travail n’est pas seulement relation à Dieu (comme pour Hésiode dans Les travaux et les jours). Il est aussi service et échange, entre les hommes. Adam Smith, dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, insiste sur la valeur d’échange associée au travail. N’est productif que celui qui ajoute une valeur à un produit, permettant ainsi de l’introduire dans un cycle d’échanges sans cesse élargi. Des éléments pouvant paraître comparables sont utilisés de manière différente.

Autre exemple : Platon et Aristote théorisent un certain mépris du travail manuel, qui abîme les corps, fragilise l’esprit et s’avère un obstacle à l’élévation de l’homme vers la vertu. Mais cette démarche (tout comme l’opposition entre philosophes et sophistes) est fortement orientée par les conditions du moment. Ne pouvant exclure les artisans du corps civique, Aristote en vient à se demander s’il ne serait pas pertinent de penser différents types de citoyens. Pour le dire autrement, le discours relatif au déshonneur qui pèserait sur le travail, notamment manuel, n’existe ici en grande partie que parce que le monde du travail et de l’argent se renforce.

Chaque période, chaque société, et en leur sein les différents acteurs en présence, perçoivent à leur manière le rapport de l’homme au travail. Il n’y a donc pas de réponse univoque à votre question. Mais c’est ce qui fait la richesse de l’histoire et en rend passionnante sa compréhension.

Si une lecture partielle de la Bible a pu donner le sentiment d’un travail synonyme de malédiction, vous montrez au contraire que dans l’Ancien Testament, l’homme et le travail sont liés. Dans quelle mesure, notre conception du travail est-elle héritière du christianisme dans son rapport au travail ?

Lors de l’éviction du paradis terrestre, le serpent est maudit, la femme accouchera dans la douleur, la terre ne produira plus en abondance. Mais le travail n’est nullement maudit. Et lors de la seconde alliance entre Dieu et Noé, Dieu indique que plus jamais il ne maudira la terre à cause de l’Homme. Dans l’Ancien Testament, Dieu le créateur travaille, tout comme Adam et Ève dans le jardin d’Éden. Dans la Genèse, Dieu assigne trois tâches à l’Homme : dominer (les animaux) garder et cultiver (l’œuvre divine), ce qui permet aussi à l’Homme de se « cultiver ». Dans le Nouveau Testament, Joseph et Jésus sont charpentiers, le christ rencontre ses premiers apôtres au travail, à la pêche, saint Paul dit de celui qui ne travaille pas qu’il ne mange pas non plus… Staline reprendra l’idée dans la constitution de l’URSS de 1936.

L’héritage judéo-chrétien est essentiel dans nos représentations du travail (comme relation à Dieu, service rendu aux hommes…). Il reprend et affirme des principes que l’on retrouve aussi dans le monde grec (la stigmatisation de la paresse mère de tous les vices, le travail comme garde-fou et outil de perfectionnement personnel, le couple malédiction/rédemption que formule Hésiode …).

Les pages passionnantes que vous consacrez à Adam Smith montrent qu’il saisit pleinement la division du travail, qui ouvre selon lui une meilleure productivité permise par le développement de l’échange. Le travail devient ainsi le « carburant »   de l’échange social et de la prospérité. Que change la théorisation de la division du travail ?

Les avantages de la division du travail sont connus dès l’Antiquité. Platon ou Xénophon en parlent. Sans pour autant en faire un élément central de la vie économique. Dans l’Encyclopédie, à l’entrée « Épingle », on s’extasie sur le fait que 18 opérations soient nécessaires pour en confectionner une seule. C’est la technique qui est ici mise en avant. Smith use du même exemple d’une toute autre manière : afin de démontrer l’avantage économique de la division du travail. Avantage que Proudhon ou bien Marx ne contestent pas, mais cherchent à vider de son caractère aliénant pour le travailleur.

Car l’entrée dans l’ère industrielle modifie radicalement les conditions du travail : univers fermé et normé de l’usine, journée de travail qui n’en finit pas, cadences imposées par la machine, dont l’Homme ne devient que l’auxiliaire, perte de sens…

La précédente question aux concours du Capes et de l'Agrégation portait sur le travail en Europe occidentale entre 1830 et 1930. Les maladies, les conditions du travail, la fatigue et le rapport de l’homme à la machine sont les marqueurs forts de cette période. Quelle image la « révolution » industrielle a-t-elle donné du travail ?

Paradoxalement c’est au moment où le travail réel devient extrêmement aliénant pour l’individu devenu prolétaire que l’on se met à théoriser le rôle du travail dans l’affranchissement de l’Humanité. Hegel nous dit que le travail est le « se-faire-chose-ici-bas », le moyen pour l’Homme de se réaliser et de s’accomplir en maîtrisant la nature. Engels souligne que c’est par l’outil et le travail que l’Homme est devenu ce qu’il est, se détachant des primates. Marx écrit que, dans la société communiste idéale, l’Homme « intégral » n’aura plus qu’un besoin à combler, celui d’autrui. Lequel sera résolu par le travail : « Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre ». C’est là la traduction de la promesse de la modernité. Auparavant, l’homme n’était que l’intendant de Dieu sur terre. Il devait s’accommoder du travail en essayant d’en penser les dimensions « positives » ou « utiles ». Désormais il se pense en architecte d’un monde meilleur qu’il lui appartient de construire. Le formidable développement de la puissance humaine permis par l’entrée dans l’ère industrielle vient étayer ce projet.

De nombreux intellectuels, dont Emmanuel Mounier et les penseurs chrétiens de l’entre-deux-guerres, estiment que le travail est spécifique à l’homme et peut être aussi un facteur d’épanouissement personnel. Au fil du livre, vous montrez bien une conception duale du travail entre malédiction et épanouissement. Votre livre, comme vous l’expliquez, se concentre sur les sociétés occidentales. Voyez-vous des différences avec les autres sociétés ?

Je me « limite » au monde occidental sur la longue durée. Ce qui, déjà, n’est pas mince. En insistant sur la persistance, à travers les âges, de perceptions dualistes du travail.

Les penseurs chrétiens de l’entre-deux-guerres, mais aussi l' encyclique Rerum Novarum avant (1891) et Jean-Paul II après, insistent sur la nécessité de prendre en compte la personne dans le travail. Les constructeurs du peintre communiste Fernand Léger nous montrent le travail labeur (lourdeur des poutrelles), le travail relation entre les hommes (les travailleurs doivent s’aider accomplir leur tâche) et le travail œuvre (la construction paraissant s’élever indéfiniment dans le ciel). Le Poinçonneur des lilas ne percevait sans doute que la première de ces dimensions…