La publication tant attendue des inédits de Merleau-Ponty datant des années quarante, sous la forme de deux formidables volumes, apporte une contribution remarquable à la compréhension de sa pensée.

Par une étrange facétie de l’histoire, le philosophe qui aura peut-être le plus contribué au cours du siècle dernier à faire connaître les textes inédits d’Edmund Husserl déposés à l’Institut supérieur de philosophie de Louvain, et le plus oeuvré à faire reconnaître leur immense importance pour la compréhension de la pensée du père de la phénoménologie, est lui-même devenu, à la suite de son brutal décès intervenu en 1961 à l’âge de 53 ans seulement, un auteur dont les inédits sont précieusement collectés et édités, année après année, ainsi qu’en témoignent les deux formidables volumes que viennent de publier les éditions Mimésis.

Si pareille entreprise avait besoin d’une quelconque bénédiction, Merleau-Ponty lui-même n’aurait certainement pas manqué de l’accorder généreusement, lui qui, le premier, avait su apprécier l’extraordinaire richesse des Archives-Husserl. Au cours d’un entretien avec le philosophe mexicain Emilio Uranga en 1946, dont on trouvera le texte complet dans le premier volume du livre ici chroniqué, il déclarait :

« En 1934, je ne savais pas l’allemand. Cette année, je l’ai dédiée à l’étudier et en 1935 j’étais déjà en mesure de pouvoir lire Husserl. (…) Je lus en premier lieu les Recherches logiques, puis les Leçons sur le temps, les Ideen, Expérience et jugement et les Méditations cartésiennes. En 1939, j’étudiai à Louvain en consultant les inédits. (…) La manière dont Husserl exprime ses idées dans les inédits est plutôt fragmentaire, mais on y rencontre çà et là des phrases chargées d’un sens admirable, qu’il ne développe pas toujours ».

Merleau-Ponty se révélera un lecteur extrêmement attentif des inédits de Husserl, qu’il consultera inlassablement sa vie durant. En 1960, il dira encore :

« Plus on pratique la pensée phénoménologique, mieux aussi on entre dans l’entreprise de Husserl par la publication de ses inédits, et mieux on la distingue de la nouvelle philosophie de la conscience qu’elle croyait être d’abord ».

Nul doute qu’un tel jugement puisse s’appliquer, mutatis mutandis, à Merleau-Ponty lui-même. Que saurions-nous de la pensée du philosophe si nous n’avions à notre disposition L’Œil et l’Esprit, Le Visible et l’invisible, La Prose du monde, les notes de cours en Sorbonne et au Collège de France des années 1950 et 1960, et toute cette masse de textes épars recueillis et publiés depuis presque soixante ans ? Les publications posthumes constituent sans aucune doute une partie essentielle du corpus de Merleau-Ponty, en l’absence desquelles nous n’aurions qu’une compréhension partielle et, pour tout dire, grossière de sa pensée. C’est pourquoi il n’est nullement excessif de saluer la présente entreprise des Editions Mimésis comme un événement de première importance dans les études merleau-pontiennes.

Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, l’objectif de cette publication, placée sous les bons soins de Michel Dalissier et de Shôichi Matsuba, est de couvrir la période allant des années 1946 à 1949, en donnant ainsi accès aux inédits d’après-guerre antérieurs d’une petite décennie à ceux dont le public disposait déjà. Le premier volume contient une vaste introduction de plus de 250 pages, laquelle offre une étude à part entière de la philosophie Merleau-Ponty prenant en compte l’ensemble de son œuvre, en insistant, comme il se doit, sur l’apport inestimable que constitue la lecture de ses inédits. A la suite de cette introduction générale, une première section, intitulée « Conférences en Europe sur l’existentialisme français », met à l’honneur les conférences que le philosophe prononça en Belgique et en France en mars 1946, puis en Suède, en Norvège et au Danemark en mars 1947. Une nouvelle section « Notes de cours et de lecture » contient des notes de Merleau-Ponty pour un cours prononcé à Lyon en 1946-1947, sous le titre de Liberté – en particulier chez Leibniz. On trouvera dans la même section ses notes sur l’Esthétique de Hegel, dont la datation et le statut sont plus malaisés à établir.

Le second volume s’ouvre par une section consacrée à des notes de cours portant sur Le Problème de la philosophie de l’histoire. Une introduction substantielle à ces notes de près de 80 pages retrace le contexte de la réception de Hegel et Marx en France dans lequel s’inscrit un tel enseignement. Une nouvelle section, intitulée « Conférences en Amérique », contient les notes de Merleau-Ponty pour plusieurs conférences données à Mexico puis à New York en février et mars 1949, suivies d’autres ayant trait à l’existentialisme et au marxisme. Une dernière section rassemble les « Autres inédits », parmi lesquels se trouvent des « Fragments sur la philosophie et l’histoire de la philosophie », ainsi que des « Dissertations, leçons, reprises, plans de cours ».

Les deux volumes (forts plus de 750 pages chacun) se concluent l‘un et l’autre par une bibliographie générale, des annexes, des glossaires, un index de notions et un autre de noms d’auteurs. L’ensemble de cette publication est magnifiquement édité, comme le sont toujours les livres des éditions Mimésis, et est appelé à prendre place dans les bibliothèques de tous les lecteurs intéressés par le développement de la pensée de l’un des plus grands philosophes du XXe siècle.