Transcription d’une conférence d’Annie Ernaux à Yvetot en 2012, ce livre, dont la première publication date de 2013, est réédité pour son prix Nobel de Littérature.

Annie Ernaux définit Yvetot, où elle a vécu continûment de 5 à 18 ans, puis de façon irrégulière durant ses études à Rouen, jusqu’à 24 ans, comme « ce territoire immarcescible dans lequel s’ancre [s]on écriture ». Il lui aura fallu pourtant longtemps pour y revenir comme femme de lettres, alors qu’elle se rend à chaque Toussaint sur la tombe de ses parents et de sa sœur aînée, Ginette, morte à six ans de la diphtérie.

C’est le 13 octobre 2012 qu’elle a effectué son premier retour officiel sur les lieux de son enfance, pour une conférence donnée devant plus de cinq cents personnes à la médiathèque, où, au-delà des souvenirs d’enfance, elle a abordé le phénomène de transformation de ces souvenirs en matériau pour une œuvre de portée universelle. Elle s’interroge sur la question fondamentale du style, présentée plus simplement comme celle de « comment écrire » :

« Est-ce que moi, la petite fille de l’épicerie de la rue du Clos-des-Parts, immergée enfant et adolescente dans une langue parlée populaire, un monde populaire, je vais écrire, prendre mes modèles, dans la langue littéraire acquise, apprise, la langue que j’enseigne puisque je suis devenue professeur de lettres ? Est-ce que, sans me poser de questions, je vais écrire dans la langue littéraire où je suis entrée par effraction, “la langue de l’ennemi” comme disait Jean Genet, entendez l’ennemi de ma classe sociale ? »

Des documents inédits qui éclairent une trajectoire

Les éditions du Mauconduit ont indiqué que, pour cette réédition, Annie Ernaux avait « souhaité ajouter plusieurs documents inédits : nouvelles photographies, rédaction et carnet scolaire de la classe de 6e, lettres à son amie Marie-Claude (écrites entre 17 et 22 ans), extrait de son journal intime au moment de l’envoi de son premier roman, refusé par le Seuil. »

À l’époque, en 1963, Annie Ernaux écrit : « Ni amour ni art – je crois toujours à celui-ci malgré tout. Aurais-je le courage de recommencer ? Oui, naturellement. » Pour avoir une idée du parcours qui la conduira à publier son premier roman, Les Armoires vides, chez Gallimard, dix ans plus tard, on peut regarder le très beau documentaire, Les Années Super 8 (en salles le 14 décembre), co-réalisé avec son fils David Ernaux-Briot, à partir de films super huit pris entre 1972 et 1981, « dans un récit croisant l’intime, le social et l’histoire », dont l’intérêt dépasse les simples archives familiales filmées par Philippe Ernaux, son mari jusqu’en 1980.

Tous ces documents inédits font comprendre cette trajectoire singulière, à laquelle l’auteure a voulu donner une dimension universelle, ce qui explique le succès de son œuvre et les nombreuses lettres qu’elle reçoit de celles et ceux qui s’y reconnaissent :

« Dans cette perspective, il n’existe pas ce que l’on appelle l’intime, il n’y a que des choses qui sont vécues de façon singulière, particulière – c’est à soi et à personne d’autre que les choses arrivent –, mais la littérature consiste à écrire ces choses personnelles sur un mode impersonnel, à essayer d’atteindre l’universel, de faire ce que Jean-Paul Sartre a appelé du “singulier universel”. C’est seulement ainsi que la littérature “brise les solitudes”. »

Le lecteur de ce beau livre découvre avec émotion une photo de « mars 1963, dans ma chambre », commentée par cet extrait de L’Autre Fille (2011) : « Dans ma chambre chez les parents, j’ai affiché cette phrase de Claudel, soigneusement recopiée sur une grande feuille aux bords brûlés avec un briquet, comme un pacte satanique : “Oui, je crois que je ne suis pas venu au monde pour rien et qu’il y avait en moi quelque chose dont le monde ne pouvait se passer.” »

La réédition de ce Retour à Yvetot propose un regard particulièrement juste et émouvant sur un parcours d’écriture et la constitution d’une mémoire « plus forte que la réalité ». « Ce qui existe pour moi », explique l’auteure qui recevra du roi de Suède le prix Nobel de Littérature ce 10 décembre 2022, « c’est la ville de la mémoire, ce territoire particulier où j’ai fait mon apprentissage du monde et de la vie ».