David Van Reybrouck, auteur de « Congo », nous raconte cette fois-ci avec brio l’histoire mondiale de l’indépendance de l’Indonésie.

L’Indonésie est l’un des plus grands pays du monde sur de nombreux plans : quatrième en termes de population, première nation musulmane, archipel le plus étendu de la planète et économie majeure de l’Asie du Sud-Est avec un rôle clé dans l’exportation d’huile de palme, de caoutchouc ou encore d’étain pour l’ensemble de la planète. Cette mosaïque linguistique et culturelle est pourtant méconnue et peu présente dans l’actualité internationale, sauf très récemment en tant que pays hôte du dernier sommet du G20 et bénéficiaire d’un accord pour accélérer sa sortie du charbon, dont elle est à la fois une grande productrice et consommatrice.

 

L’indépendance indonésienne : une histoire mondiale

Ce ne sont pourtant pas ces différents aspects qui retiennent l’attention de David Van Reybrouck, écrivain et historien belge, mais le fait qu’il s’agisse du « premier pays à avoir proclamé son indépendance à la fin de la Seconde Guerre mondiale » donnant le coup d’envoi de la décolonisation. La jeunesse indonésienne a joué un rôle crucial dans cette « revolusi ». L’impact de l’Indonésie a également été sensible en termes de coopération entre ces nouvelles nations, symbolisée par la conférence de Bandung, en 1955. Outre la naissance du « Tiers monde » à cette occasion, l’événement a des répercussions en chaîne pour le reste du monde. Comme l’écrit D. Van Reybrouck, « La revolusi avait été un moment de l’histoire du monde – le monde s’en était mêlé et en avait été transformé – mais par malheur, cette dimension planétaire a été pour ainsi dire oubliée. »  

L’Indonésie témoigne pourtant du fait que la décolonisation n’est pas seulement une confrontation entre un colonisateur, ici les Pays-Bas, et un colonisé. De nombreux autres acteurs entrent en jeu. Dans le cas indonésien, beaucoup de travaux historiques sérieux ont documenté la réalité de la colonisation et sa sortie, sans occulter ses épisodes les moins glorieux, malheureusement nombreux. Pour autant, ces derniers ont une diffusion limitée dans la société néerlandaise qui reste assez fière de ce passé comparée à d’autres anciens colonisateurs européens. La faiblesse de l’enseignement de l’histoire dans ses écoles explique sûrement ce manque de recul. En réaction, D. Van Reybrouck nourrit une double ambition avec Revolusi : synthétiser et rendre accessible la connaissance historique à un large public, puis recueillir la mémoire des derniers témoins de l’indépendance, ce qu’il a fait durant cinq années d’enquête et à travers plusieurs centaines d’entretiens aux Pays-Bas et en Asie.

 

Le puzzle colonial

L’Indonésie est historiquement un espace de contacts entre civilisations et religions. Les Pays-Bas y arrivent d’abord à la recherche d’épices (girofle, poivre, etc.) pour agrémenter leur cuisine et avec la volonté de court-circuiter les nombreux intermédiaires de leur commerce qui existent au Moyen-Âge. Au tout début du XVIIe siècle, la « Compagnie unie des Indes orientales » (VOC) est créée par les Néerlandais, elle se définit alors comme une « entreprise privée investie d’importantes missions publiques ». A l’origine, les Bataves n’ont aucune intention de conquérir des territoires ; ils souhaitent commercer, sans être trop regardants sur les moyens d’y parvenir.

« On peut comparer l’archipel à un puzzle complété sur une période de plus de trois cents ans [1605-1914] »   explique D. Van Reybrouck pour résumer le processus de colonisation de l’Indonésie par les Pays-Bas. Entre 1600 et 1700, la VOC cherche seulement à posséder quelques territoires pour s'assurer le monopole des épices de l'île, à l'image de Batavia sur l'île de Java, sans entamer une politique de conquêtes de l'ensemble de l'île. 1700 marque le début d’une nouvelle phase après l’établissement de la domination de la VOC. Les épices ne sont plus en vogue ; place au café et au thé, ce qui entraîne le lancement de leur culture intensive. La VOC a besoin de terres pour ces plantations et s’étend dans l’arrière-pays depuis ses bases maritimes. En 1799, la compagnie fait faillite et est reprise par l’Etat néerlandais. La période 1800-1816 constitue une courte mais déterminante étape où l’Indonésie se transforme en une colonie classique à la suite de la vassalisation des Pays-Bas par la France napoléonienne et de l’occupation britannique consécutive en 1811, ce qui fait écrire à D. Van Reybrouck : « Trois cent cinquante ans de domination néerlandaise ? Les véritables débuts ne sont pas le fruit d’une initiative néerlandaise, mais franco-britannique. »

Après le Congrès de Vienne de 1815, le roi Guillaume Ier des Pays-Bas récupère l’Indonésie et reçoit la Belgique. Cette dernière fait sécession en 1830 et entraîne une perte financière pour le royaume du fait de ses activités économiques. Le souverain compense l’indépendance belge en accélérant la colonisation de l’Indonésie et le développement de son économie de plantations pour l’exportation (le « système des cultures »). L’Indonésie se transforme en source de profits pour la métropole alors que les conditions de vie de la population locale se détériorent. Le roman Max Havelaar de Multatuli (pseudonyme d’un ancien fonctionnaire colonial) dénonce avec force cette situation. En 1860, soit plus tardivement que la Grande-Bretagne et la France, les Pays-Bas abolissent l’esclavage. En parallèle, l’on assiste à une extension progressive de la présence néerlandaise sur l’archipel.

Enfin de 1870 à 1914, les Pays-Bas acquièrent, de la même façon que leurs voisins européens à l’époque, la moitié de la superficie de la colonie dont l’étendue se stabilise à la fin de la période. Ces conquêtes résultent d’une guerre coloniale meurtrière, celle d’Aceh qui dure quarante années. La colonie devient alors extrêmement vaste mais aussi très peuplée (40 millions d’habitants contre cinq en métropole). Le petit pays européen du Nord se retrouve à la tête d’un vaste empire, dont il exploite les gisements de pétrole parmi les plus importants d’Asie ou encore la canne à sucre.

 

Une société coloniale segmentée et les débuts de l’anticolonialisme

David Van Reybrouck reprend la métaphore du paquebot colonial, avec ses différentes classes (étanches) pour les voyageurs, afin de comprendre les rapports sociaux en Indonésie, en partant de l’épisode du naufrage du Van der Wick en 1936. A côté des colonisateurs et de l’aristocratie indonésienne du pont supérieur, il souligne l’importance des Indo-Européens, personnages centraux dans cette histoire, tiraillés entre deux mondes. L’Indonésie accueille aussi une grande communauté chinoise, composée principalement de commerçants, souvent pris pour boucs émissaires lors de troubles coloniaux. L’Indonésie coloniale est une « société fondamentalement segmentée » où les possibilités de promotion sociale sont faibles, sauf via l’enseignement.

Trois grandes tendances du mouvement anticolonialiste existent en Indonésie : l’islam politique, le communisme et le nationalisme, avec chacun sa période où elle occupe le premier plan, respectivement les années 1910, 1920 et 1930, sans jamais réussir à obtenir satisfaction. En parallèle, ces velléités d’indépendance conduisent à un raidissement de la population européenne sur place. Les dernières années avant la décolonisation (début des années 1940) se caractérisent pourtant par un calme relatif, obtenu par la répression. Une partie de la population se tourne alors vers le Japon et ses émigrés sur place, comme un espoir face à l’Occident. Le Japon est en effet un pays vainqueur de la Première Guerre mondiale, ainsi que de la Russie en 1905, mais qui n’arrive pas à obtenir la reconnaissance de l’égalité raciale à la Société des Nations.

Pour autant, la colonie soutient, nationalistes compris, les Pays-Bas quand ils sont attaqués par l’Allemagne nazie, au nom de la lutte contre le fascisme. En retour, la métropole ne donne aucun signe d’ouverture quant aux revendications politiques des colonisés restés loyaux. Aux Pays-Bas, les étudiants indonésiens participent activement à la résistance contre l’occupant. Ils sont surreprésentés dans ces mouvements, qui constitueront à terme une inspiration pour la lutte pour l’indépendance.

 

Une occupation meurtrière de l’archipel par le Japon

Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, le Japon fait pression sur les Pays-Bas pour obtenir davantage de livraisons de pétrole et poursuivre ainsi sa guerre contre la Chine. Les Pays-Bas décident de leur côté de participer à l’embargo américain contre le Japon et lui déclarent la guerre, quelques heures avant les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, après Pearl Harbor. Le Japon n’avait pas pour projet l’invasion de l’Indonésie mais, privé de pétrole, y débarque en janvier 1942. Le gouvernement néerlandais pratique une politique de la terre (ou plutôt du gisement) brûlé alors que l’armée nippone progresse rapidement. La chute surprise de la base britannique de Singapour entraîne celle de l’Indonésie. Sans compter que la sympathie de la population locale pour l’envahisseur facilite la conquête de l’archipel, en trois mois seulement.

Les débuts de l’occupation japonaise sont marqués par une intense propagande et prédation sexuelle. Le Japon met en place un « internement massif prolongé » des civils européens dans des camps, quand les prisonniers de guerre construisent des lignes chemin de fer dans des conditions épouvantables. Un entraînement militaire de la population autochtone est mis en place. Les Japonais utilisent le mouvement nationaliste et notamment son leader Sukarno, mis en avant par l’occupant pour contrôler la population. A ce sujet, D. Van Reybrouck estime qu’« une collaboration stratégique avec l’occupant était donc nécessaire pour faire avancer la lutte nationale. Il s’agissait d’une coopération opportuniste plus que d’une collaboration idéologique. »    Pour autant, la gestion désastreuse des récoltes par l’occupant conduit à une famine dramatique en 1944 : 5 % de la population meurt de faim. Il en résulte une animosité grandissante de la jeunesse envers le Japon. L’Indonésie est de fait l’un des pays les plus touchés par la Seconde Guerre mondiale en termes de victimes, d’abord civiles.

 

D’une difficile indépendance à l’espoir de Bandung

Le Japon, acculé par les Etats-Unis, perd l’Indonésie en 1945. Les Pays-Bas pensent revenir comme si de rien n’était. Pourtant, la même année, Sukarno proclame l’indépendance de l’archipel avec la bienveillance du Japon. Il faudra attendre toutefois 1949 pour que l’Indonésie soit réellement indépendante avec quatre phases dominées par différentes puissances en présence : l’année britannique (1945-1946), l’année néerlandaise (1946-1947), l’année américaine (1947-1948), pour finir avec l’année onusienne en 1949. Cette périodisation du conflit souligne la dynamique internationale de la décolonisation, pourtant encore désigné aux Pays-Bas comme des « opérations de police ». Ces années alternent épisodes violents et efforts diplomatiques. Plusieurs puissances étrangères sont des intermédiaires (Australie, Belgique) ou interviennent dans le conflit (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Japon) entre les deux pays, avec des sympathies fluctuantes à l’égard des deux camps.

Ces quatre années sont marquées par le jusqu’au-boutisme des Pays-Bas, accrochés à leur colonie, et par le rôle crucial de la jeunesse indonésienne (pemuda), entraînant une compétition de violences entre les deux. D. Van Reybrouck revient sur les crimes de guerre britanniques et néerlandais, à l’image des exactions commises par les troupes du capitaine Westerling, qui finira sereinement sa vie aux Pays-Bas comme maître-nageur. Le soutien américain initial aux Pays-Bas s’explique de son côté par la peur du communisme. Il s’agit aussi du premier conflit où les Nations Unies affirment leur rôle via le Conseil de sécurité. Les Pays-Bas terminent isolés sur la scène internationale. Leur dépendance aux financements du plan Marshall, malgré une guerre de reconquête globalement victorieuse, les conduit à accepter de se retirer. L’accord final les avantage toutefois économiquement, l’Indonésie reprenant ainsi la dette coloniale à son compte.

Les conséquences de l’indépendance de l’Indonésie ne sont pas seulement nationales. Le pays se rapproche de l’Inde de Nehru et organise en 1955 le fameux sommet de Bandung, symbole de l’anticolonialisme. D. Van Reybrouck estime que celui-ci a un effet d’impulsion sur de nombreux développements internationaux : l’invasion du canal de Suez par Nasser, le panafricanisme de Nkrumah, le mouvement des droits civiques et la construction européenne. A propos de Bandung, il remarque qu’« il est des conférences qui redessinent la carte du monde et il est des conférences qui soulignent que le monde est plus qu’une simple carte. »

Dix ans après toutefois, en 1965, Surkarno est renversé par un coup d’Etat, piloté par les Etats-Unis, à nouveau effrayés par la montée du communisme. Est-ce la fin du rêve de Bandung ? C’est en tout cas le début d’une dictature militaire dirigée par Suharto, qui durera 32 ans. Ce modèle de reprise en main est répliqué dans d’autres pays par les Etats-Unis, l’impérialisme se substituant au colonialisme. Aujourd’hui, l’Indonésie est devenue le symbole des défis environnementaux auxquels l’humanité est confrontée, de par ses émissions de gaz à effet de serre, la montée des eaux menaçant sa capitale, la déforestation, la pollution par le plastique de ses eaux et les pertes de biodiversité consécutives.

 

« Revolusi est un livre où résonne l’écho de nombreuses voix, tantôt distinctement audibles au premier plan, tantôt comme un doux murmure en fond de scène. » écrit à juste titre son auteur. A cela s’ajoute un essai bibliographique copieux qui atteste des recherches menées par David Van Reybrouck et qui complète son œuvre d’histoire orale. En effet, les riches témoignages des combattants de toutes nationalités (Néerlandais, Japonais, Gurkhas népalais et bien sûr Indonésiens) permettent de saisir l’horreur de cette guerre de décolonisation, la cruauté des Pays-Bas lors de certains événements n’ayant rien à envier à la Guerre d’indépendance algérienne. Si l’Indonésie passe inaperçue dans les médias, le « carrefour javanais », pour reprendre l’expression de l’historien Denys Lombard, est un objet privilégié et fructueux pour les sciences sociales, de l’anthropologie – de Clifford Geertz à Nigel Barley, dans une veine plus légère, en passant par Anna L. Tsing – à l’histoire connectée, avec le travail de Romain Bertrand et d’autres. Après le Congo et son livre éponyme, l’Afrique du Sud avec Le Fléau, David Van Reyrbrouck s’est attaqué une nouvelle fois avec succès à l’histoire coloniale, grâce à une construction très maîtrisée et un grand sens du récit. Revolusi est un livre à la fois beau et terrible.