Jamais offerte ou providentielle, l’amitié est ce que les amis qu’elle lie en font – et la correspondance littéraire est l’un des plus féconds laboratoires en la matière.

« La Psyché entre amis, la naissance de la pensée, dans la conversation et la correspondance, est nécessaire aux artistes », écrit Hölderlin dans une lettre à Casimir Böhlendorff. L’objet de ce volume est précisément de répondre aux deux questions suivantes : quel rôle la correspondance (genre par excellence du dialogue et de la négociation) joue-t-elle dans la formation d’une amitié d’écrivains ou d’artistes ? Et dans le même temps, quelles répercussions la formation de cette amitié peut-elle avoir à la fois sur la correspondance et sur les œuvres respectives des écrivains ou des artistes qu’elle unit ?

Les pistes de réflexion qu’explorent les contributeurs de cet ouvrage collectif peuvent se diviser en quatre axes.

L’amitié entre les sexes

La correspondance, et en particulier la correspondance littéraire (la posture épistolaire et la posture littéraire étant toutes deux favorables à l’ouverture à et sur l’inconnu ou le mal connu), est-elle un terrain propice au développement d’amitiés liant deux êtres de sexes différents ? Il existe nombre d’exemples fameux : Diderot/Sophie Volland, Balzac/George Sand, mais aussi, entre autres cas intéressants, Christa Wolf et ses nombreux amis – dont Franz Fühmann, Jürgen Habermas, Günter Grass ou encore Max Frisch.

Certes, chez des couples comme Bettina von Arnim et Goethe, Ewelina Hańska et Balzac ou Louise Colet et Flaubert, se dessine une évidente asymétrie amicale. Certes aussi, un Clemens Brentano s’approprie certaines pièces littéraires que lui offre sa correspondante et amie Luise Hensel, tandis que cette dernière – et cela confirme l’hypothèse de l’asymétrie (laquelle n’est pas toutefois synonyme d’unilatéralité) – se montre beaucoup plus respectueuse du tien et du mien dans le domaine littéraire, et ne donne pas volontiers dans la « sympoésie ».

Il n’en demeure pas moins que, pour un écrivain comme Astolphe de Custine, condamné à une forme de marginalité morale par une époque qui réprouve encore ses mœurs homosexuelles, la relation épistolaire avec Rahel Varnhagen von Ense est l’occasion d’explorer une quadruple altérité – temporelle (Rahel est plus âgée que lui), culturelle (elle est allemande), sexuelle (elle est une femme) et confessionnelle (elle est juive de naissance) –, qu’il balaie cependant d’un revers de main dans ses lettres, préférant voir dans cette correspondance le lieu d’un échange privilégié d’individu à individu.

Amitiés interculturelles et interdisciplinaires

Plus largement, la lettre est-elle propice aux amitiés interdisciplinaires, intermédiales et interculturelles ? L’amitié, à l’évidence, se situe dans l’espace de l’inter, entre alter et ego, entre same et self, entre idem et ipse. Dans quelle mesure l’acte épistolaire – surtout quand il comporte, du fait de l’identité d’au moins l’un de ses acteurs/auteurs, une dimension littéraire – vient-il contribuer à la création, à la découverte ou à l’invention de soi-même comme un autre ?

Prenons, par exemple, l’amitié entre Stefan Zweig et Frans Masereel. L’un est autrichien, l’autre belge ; l’un est écrivain, l’autre graveur. Pour autant, leur correspondance met-elle l’accent sur leurs différences ? Beaucoup moins que sur leur idéal pacifique ou pacifiste commun. Le même constat vaut pour la correspondance André Gide-Ernst Robert Curtius : le « contemporain capital » et son ami romaniste travaillent à la réconciliation du couple France-Allemagne, et font de leur correspondance un terrain de réunion entre deux pays et deux cultures que les grands événements de l’histoire ont violemment opposés.

En revanche, la culture de l’altérité joue un rôle plus important dans les lettres qu’échangent le même Gide et son ami l’orientaliste pétersbourgeois d’origine germano-balte, Fédor Rosenberg, ou dans la correspondance entre Hermann Hesse et son psychanalyste Josef Bernhard Lang, de telle sorte que la correspondance semble aussi le lieu où se révèle l’autre que donc je suis.

Amitiés en situation

Cela étant, le geste épistolaire et l’amitié ne sont pas qu’affaire d’identité et d’altérité, ce sont aussi des faits sociaux. D’où cette question : comment lire l’amitié épistolaire en situation ? Si la lettre est par définition mobile, son texte ne peut que plus difficilement que d’autres être extrait ou détaché de son contexte. Dès lors, l’amitié épistolaire, sans rien perdre de son authenticité ou de sa profondeur, est aussi parfois une amitié de circonstances.

Prenons le duo d’amis formé par Georges Eekhoud et Jacob Israël De Haan : leurs échanges épistolaires sont l’occasion pour eux de dessiner les contours littéraires du front commun qu’ils forment contre une société qui tient encore pour inavouable et indicible leur homosexualité. Un autre cas intéressant est celui des amitiés que Henri Pourrat noue « au-delà du rideau de fer » avec Jan Čep et Suzanne Renaud : en l’occurrence, la concrétude géopolitique du contexte où se développent ces amitiés influe à la fois sur la matérialité de leur terrain d’exercice et sur leur nature même.

Cela étant, il arrive aussi que les circonstances mettent la bonne entente en péril, et fassent de l’épistolaire une sorte de tribunal de l’amitié : c’est le cas, par exemple, pour les échanges entre Cyril Connolly, directeur « isolationniste » de la revue Horizon, et Goronwy Rees, « journaliste gallois engagé volontaire dans l’armée britannique au début de la Seconde Guerre mondiale ». Dans un registre différent, le dialogue épistolaire entre Francis Ponge et Albert Camus mérite aussi de retenir l’attention : en effet, alors que Ponge le concevait dans un premier temps comme le lieu de réalisation de la communauté de pensée et de lutte qu’il rêvait de construire avec Camus, il devint, par suite d’un désaccord profond sur la façon dont cet échange intellectuel s’inscrivait dans la situation de l’époque, la « chronique d’une rupture annoncée ».

Amitiés littéraires

Enfin, une amitié d’écrivains implique-t-elle nécessairement un aspect proprement littéraire, comme celle de Christa Wolf et Sarah Kirsch, qui, avec Scènes d’été et Peau-de-mille-bêtes, donnent deux œuvres sœurs évoquant une expérience de vie partagée ? Et quand c’est le cas, quelles sont les modalités de cette amitié si particulière ? Du duo au cénacle, au cercle ou à la guilde (Bloomsbury Group, Harlem Writers Guild, etc.), les groupes d’amis littéraires sont de dimensions et surtout de nature variables : ainsi, le groupe des poètes fantaisistes n’est un groupe que par la vertu de l’acte épistolaire, puisque, si certains de ses membres se sont bien réellement rencontrés, d’autres (Francis Carco et Paul-Jean Toulet par exemple) n’ont jamais dialogué que par le truchement de la lettre.

En outre, il convient de distinguer entre les amitiés durables (Louis Guilloux et André Malraux) et les amitiés éphémères (Albert Camus et Pascal Pia), entre les amitiés précoces (André Gide et Pierre Louÿs) et les amitiés tardives (Albert Camus et Louis Guilloux), entre les amitiés stables (Montaigne et La Boétie) et les amitiés intermittentes (René Crevel et Jacques-Émile Blanche).

Sans compter que certaines amitiés comportent une dimension hiérarchique, que la correspondance accuse parfois, mais escamote le plus souvent. C’est le cas des amitiés entre maître et élève notamment – William Dean Howells et Stephen Crane, ou Jack London et Sinclair Lewis, pour ne citer que deux exemples parmi tant d’autres. C’est le cas, aussi, plus prosaïquement, des amitiés entre un écrivain fortuné et un confrère nécessiteux – on peut penser à la façon dont un auteur comme Max Frisch sut faire oublier à Uwe Johnson l’assistance financière qu’il lui apporta périodiquement en lui demandant de mettre ses talents de professionnel de l’édition à sa disposition et de relire certains de ses textes. On peut penser également aux relations entre écrivain et critique (on songera à Jules Romains et à ses commentateurs-thuriféraires, parmi lesquels André Bourin et André Cuisenier), la relation de commentaire pouvant aussi être réciproque (comme c’est le cas entre Gustave Roud et Georges Nicole). Sans oublier le cas de figure où l'amitié épistolaire lie un écrivain confirmé et un écrivain n’ayant pas encore obtenu la reconnaissance de ses pairs (Lorand Gaspar, dont les poèmes sont encore inédits, tente ainsi dès sa première lettre à un Georges Perros déjà célèbre de gommer autant que possible toute hiérarchie) ; ou encore les échanges amicaux entre un écrivain et son traducteur (Giuseppe Ungaretti et Philippe Jaccottet par exemple).

Bref, c’est un véritable travail de vivisection que est ici entrepris : c’est l’amitié en train de se faire dans la correspondance, l’amitié vive et vivante qui se manifeste et se construit dans les lettres qu’échangent écrivains et artistes qui est étudiée. Et ce afin de prouver que l’aphorisme suivant d’Emerson est faux si on le lit comme une sentence pessimiste, mais vrai si on le prend pour une manifestation de volontarisme : « Tout comme l’immortalité de l’âme, l’amitié est trop belle pour qu’on y croie ».