Christian Doumet suit les carnets du poète Victor Segalen au cours de ses voyages en Chine et restitue le sens de sa quête littéraire.

Entre 1909 et 1917, le poète Victor Segalen se rend à trois reprises en Chine, d'abord en tant que médecin de la Marine, puis pour deux autres expéditions archéologiques. Ce qui le conduit des calvaires de granit bretons qui l'ont vu naître à la Cité interdite, c'est le désir de découvrir l'Orient — à une époque où la Chine incarne le comble de l'exotisme. À l'occasion de sa mission, Segalen rencontre Auguste Gilbert de Voisins, lui aussi animé par une quête d'écriture. Les deux hommes sont comme « deux roitelets » en quête d’orientation et d’opium.

À l'ombre des poètes voyageurs

À partir des notes de voyage de Segalen, Christian Doumet cherche à saisir la raison secrète qui pousse les poètes vers l'Orient. Il est d'une certaine manière l’ombre de ces voyageurs — en référence au Voyageur et son ombre de Nietzsche, paru en 1909, l'année du départ de Segalen pour la Chine —, suspendus à la promesse d’une écriture à venir. Segalen lui-même marche sur les pas d’autres voyageurs : Gauguin, Rimbaud...

C'est donc pour la Chine que Segalen embarque en 1909. « Et au vu de ces lisières boueuses, il arrive que Segalen songe à certaines petites localités du dictionnaire où la matière des mots adhère aux bottes : bourbe, fange et fagne, gadoue, glaise ou glèbe... Le pas lourd dans une terre gorgée ; l’effort d’arrachement à la langue pâteuse. »

Segalen et Gilbert de Voisins sont ces ombres « presque invisibles sur tant d’espace » qui vont chercher la Chine, à ras de terre, n’ayant de goût que « pour l’immémoriale pauvreté des humains »   . Les carnets de voyage témoignent en effet d'un quotidien rude. Mais c'est justement cette indigence, qui les éloigne de leur civilisation et de son abondance d'objets, qu'ils sont venus chercher. Au contact des paysans autochtones, ils s'efforcent de les rejoindre « dans leur vie de neige, de froid et de bêtes fumantes »   .

Segalen cherche, dans son écriture, à trouver l'équilibre, « aux limites du vide »   . Ce vide, c'est d'abord celui du carnet de notes, où finissent par s’accumuler les mots. C'est en posant « doucement sur le livre la matrice d'une phrase »   , en attendant une autre, puis en couvrant la page de ces « longues cursives capricieuses »    que surgit soudain le mystère du texte. Comme l'écrit Doumet : « Des voyages, du défilement des choses changeantes et vaines naissent les projets de livres. »  

Chimère

Le poète voyage en quête de l'ivresse rimbaldienne. Mais la voyance s'avère être un leurre, une chimère : le visible nous tend des pièges, nous aveugle. On croit le maîtriser, mais « l'entourer des fines bandelettes de signes qu'on lui voue dans les livres, est-ce autre chose que momifier un fantôme au fond de soi afin de mieux le faire vivre ? »   .

Dans son portrait de Segalen, Doumet nous présente un homme préférant la clairvoyance à la voyance, pénétré par l’expérience de l’incompréhensible. Sa poésie se situe aux antipodes du goût pour la capture de certains de ses prédecesseurs (Connaissance de l’Est de Claudel) ou de ses contemporains (Écrit en Chine de Gilbert de Voisins). Son « Orient » est la source lumineuse d’un monde fait de fractures et de déchirures ; un monde de mouvement, de remous, de mêlée intime : « Tessons, ébréchures, lambeaux de pierres sculptées, ou grandes coupures de paysages, signes ténus d'une impossible orientation à travers l'immense empire de Chine. »    Rassembler les tessons, c'est littéralement construire un symbole — le sumbolon signifiant, étymologiquement, le rassemblement de deux tessons brisés permettant de faire apparaître le sens. Ramasser les morceaux, recoller, c'est avoir prise et main-mise sur le réel.

Une chimère traverse toutefois le récit, en référence aux Chimères de Nerval, ces poèmes hermétiques qui interrogent le rapport du rêve et de la réalité. « Peut-être nos rêves ne sont-ils, nuit après nuit, qu’une manière de rapiécer les gestes incomplets de la veille »   . On ne se libère jamais de l'illusion, car la chimère ne cesse de réapparaître. Ainsi, pour Segalen, la poésie ouvre les yeux sur la beauté du monde. Le poète dans ce monde est semblable à l'homme embarqué qui dirige la jonque au passage d'un rapide, « tâtant l'autre force, la mesurant, la défiant, en éprouvant la résistance »   .

L'impuissance des mots

Alors que la Première guerre mondiale éclate en 1914, Segalen doit rentrer en France. L’écriture est rompue. Or, le voyage, en tant que mouvement, est la condition de l'écriture, le point de départ d'un livre. Une fois la cigale attrapée et enfermée dans une cage dorée, elle meurt de ne plus pouvoir faire résonner son chant.

Un matin de mai 1919, alors qu'il est parti se promener en forêt, Segalen est retrouvé mort, vidé de son sang : « il gisait sur la mousse »   . À côté de lui, « son petit Shakespeare » ouvert sur une page d’Hamlet. « Les idées vraies chez les véritables poètes sont toujours voilées », écrivait Nietzsche dans Le Voyageur et son ombre   . Ce jour-là, la Chimère, ce monstre hybride, a rattrapé le poète.