Une vingtaine de textes délicats pour lutter contre l’image du schizophrène dangereux en insistant sur sa vulnérabilité et la poésie du délire.

Dans ce recueil, qui rassemble des textes courts sur les psychotiques qu’Emmanuel Venet, longtemps psychiatre à l’hôpital du Vinatier à Lyon, a suivis et accompagnés, mais aussi sur la situation ubuesque des services de psychiatrie depuis les lois de 2011, l’humour côtoie la poésie à chaque page, conduisant le lecteur à porter un regard plus humain sur les schizophrènes, trop souvent construits comme des figures dangereuses par les médias, alors que ce sont surtout des malades vulnérables, saugrenus, poétiques.

Au milieu de récits savoureux et toujours respectueux, grâce à un sens généreux de la dérision et de l’autodérision, l’auteur s’en prend aux absurdités de la psychiatrie actuelle, déjà dénoncées dans son Manifeste pour une psychiatrie artisanale (Verdier, 2020). Ainsi dans le chapitre intitulé « Marcel sujet de droit » :

« Bien que la psychose ne soit pas une maladie contagieuse, elle a le don de se transmettre à tout ce qu’elle touche : aux professionnels qui la soignent, bien sûr, mais aussi aux administrations hospitalières qui la gèrent, aux parlementaires qui en débattent, aux juristes qui en traitent, aux politiques qui s’en servent, aux journalistes qui en rendent compte, la liste n’est pas exhaustive. En témoigne le fait que, dans un souci officiel d’harmonisation du droit français avec le droit européen, notre représentation nationale a accouché d’une loi folle appliquée depuis le 1er août 2011. Restaurés en tant que sujets de droit, les psychotiques y gagnent d’être enfin protégés des psychiatres : plus question de les laisser divaguer s’ils sont dangereux, ni de les interner s’ils sont inoffensifs, le juge de la détention et des libertés a désormais charge d’y veiller. »

Entre Beckett, Tardieu et Ionesco

Convaincu qu’on a entreposé plusieurs cercueils vides sur son palier pour le tuer, un malade, qui consulte habituellement le CMP, demande son hospitalisation d’urgence, ce qui entraîne de fastidieuses recherches pour trouver un lit vacant :

« Les jours suivants, lorsque je le reçois en entretien, il se plaint de son père qui le traite comme un plus que moins que rien, et de sa mère avec qui il a coupé les pions. J’ai trop de famille envers moi conclut-il fataliste. Incapable de répondre à une de mes questions sur ses traitements passés, il joue franc jeu : De mémoire j’ai oublié. […] Marcel refuse d’être zombifié mais exige 15 mg de sommeil et une dose de constipation. On transige et trouve un compromis acceptable : Avec le traitement je dors bien mais je me réveille vite. Il faut dire qu’avec certains médicaments on dort même quand on est réveillé. Bref Marcel tel qu’en lui-même. »

L’auteur cite Antonin Artaud décrivant « cette effroyable maladie de l’esprit » dans une lettre de 1923 : « Ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. » Tous ces malheurs et ces disgrâces des psychotiques deviennent sous la plume d’Emmanuel Venet une sorte de fable, une « ample comédie à cent actes divers et dont la scène est l’univers », pour parler comme La Fontaine.

En bon « schizophone », apte à comprendre et à parler la langue des schizophrènes, l’auteur leur rend hommage dans des textes dont certains grands écrivains de l’absurde auraient pu écrire les scènes et les dialogues. Ce n’est donc pas sans raison qu’il ressent envers tous les patients qu’il a soignés pendant quarante ans une profonde « gratitude pour ce qu’ils [lui] ont enseigné, quelque douloureuse qu’ait pu être la leçon. »

 

 

Malgré son sujet douloureux, ce livre se lit avec grand plaisir ; il rappelle les liens très solides et vivants entre la psychiatrie et la littérature et réclame un regard bienveillant sur la folie dans notre société qui ne veut que l’exclure et l’enfermer, sans accueillir les individus fragiles et singuliers qui en sont atteints.