L'Union européenne est devenue un espace de puissance qui renforce chacun de ses membres malgré leurs différences. Laurent Warlouzet apporte des éclairages sur cette intégration particulière.

* Cet entretien a été initiatement été publié dans la revue Historiens & Géographes.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a créé un espace politique, économique et géopolitique spécifique dans l’espace mondial. Avec Europe contre Europe, l’historien Laurent Warlouzet signe un travail dense, issu de deux décennies de recherches dans plusieurs pays, pour éclairer le rôle joué par l’Union européenne et ses ancêtres dans le quotidien de ses habitants depuis le Plan Marshall de 1947 jusqu’à la pandémie de covid-19.

Il distingue trois logiques : l’Union européenne est tiraillée entre la volonté d’y établir un marché performant, le besoin de protéger ses ressortissants sur le plan social et l’impérieuse nécessité de redéfinir sa puissance face à ses concurrents. Le livre illustre ces débats en revenant sur des débats divers, de l’euro aux tentatives d’Europe de la santé et d’Europe militaire, en passant par la protection de l’environnement (essence sans plomb, taxe carbone) ou l’égalité hommes-femmes.

L’Union européenne est au cœur de plusieurs thèmes abordés en Première et Terminale à travers les thématiques des frontières, de la démocratie, des médias et de la puissance.

 

Nonfiction.fr : Quel est pour vous, l’intérêt de l’histoire de l’intégration européenne ?

Laurent Warlouzet : Qu’on l’aime ou pas, la Communauté, puis l’Union européenne sont devenues des composantes incontournables de notre vie quotidienne. Elles organisent le commerce international depuis les années 1960, l’essentiel des réglementations sur le commerce intérieur (y compris de manière croissante dans le domaine environnemental) depuis les années 1980 et la monnaie depuis les années 2000. Leurs domaines d’intervention se sont multipliés depuis les années 1970, avec des décisions concernant l’égalité salariale-femmes ou la solidarité régionale.

Sur le plan géographique, le rapport aux frontières, à l’espace change. Depuis la création du programme Erasmus en 1987, et l’invention de la citoyenneté européenne en 1992, il est devenu aisé pour les étudiants, les travailleurs, les retraités ou les touristes de circuler dans l’Union. Les migrations ont été facilité, ce qui a parfois suscité des tensions.

Enfin, dans le domaine civique, le rapport à l’État, à la collectivité publique s’est modifié. Depuis les années 1980, avec la décentralisation, l’intégration européenne et la mondialisation, la correspondance entre l’État et la nation, qui a certes toujours été en partie un mythe, devient plus évanescente. Des identités multiples, régionales, européennes, s’expriment. Le citoyen français peut maintenant voter pour élire un parlementaire européen, mais aussi porter plainte à la Cour de Justice contre l’État français si ce dernier méconnaît une règle européenne, ce qui arrive régulièrement dans le domaine environnemental (la chasse par exemple).

Il m’a semblé nécessaire de donner sens à cette complexité à travers deux ouvrages. Le premier, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité te puissance, et un essai de 500 pages fondé sur des recherches en archives dans huit pays, portant sur les trois Europe économiques qui se sont affrontées de 1945 à 2021, l’Europe libérale, l’Europe sociale et environnementale, et, enfin, l’Europe puissance. Le second ouvrage, Histoire de la construction européenne depuis 1945, est un manuel de 128 pages, qui est le premier à offrir, après un premier chapitre chronologique, une approche thématique de l’histoire de l’intégration européenne, autour de l’économie, des institutions (fédération ou club d’États nations ?), des moteurs (complot fédéraliste ou aspiration populaire ?) et de l’identité (peut-on mourir pour l’Europe ?).

 

Vous identifiez trois logiques d’organisation du continent européen : le marché libre, la solidarité et la puissance, qui se suivent et parfois se superposent face aux défis rencontrés dans cet espace depuis 1945. Comment les dirigeants choisissent-ils de privilégier telle ou telle forme d’organisation ?

Laurent Warlouzet : Je me suis demandé comment les Européens ont défini la forme optimale d’organisation de leur continent, celle susceptible d’apporter la paix et la prospérité. Assez rapidement, la centralité de l’idée du marché apparaît. Comme le dit Montesquieu : le commerce adoucit les mœurs. Mais c’est un marché organisé qui s’impose, et qui n’est pas incompatible avec une intervention étatique et avec une logique sociale. Keynes l’avait d’ailleurs prédit. Se met progressivement en place un marché européen de plus en plus approfondi, avec des éléments sociaux certes secondaires, mais destinés à procurer un minimum de cohésion.

Une aporie surgit toutefois dans cette dualité libre-marché / social. En réalité, la consultation des archives des entreprises montre que beaucoup d’acteurs économiques ne sont pas libéraux. Ils demandent au contraire une protection face à la concurrence, des aides, des monopoles, voire des privilèges, comme à l’époque de Colbert. D’où la genèse du terme de « néo-mercantiliste » que j’utilise en référence au mercantilisme de l’époque moderne, pour caractériser toutes ces tentatives de développer une Europe industrielle européenne par des mesures plus ou moins protectionniste. Cela a largement échoué, à part quelques exceptions comme Airbus.

Je développe ce triptyque dans une interview donnée au Grand Continent.

 

La création des institutions européennes repose sur la volonté de paix, de prospérité et de liberté. Vous identifiez la paix comme la principale motivation Les Européens ont mis en place des structures innovantes permettant de la garantir sur le continent. Peut-on parler, sur ce point précis, d’un succès des Européens ?

Effectivement, les Européens ont souhaité apporter la paix au continent qui a été à l’origine des deux guerres mondiales par l’érection d’institutions originales, car semi-fédérales. C’est le sens de la fête de l’Europe, célébrée tous les 9 mai en référence à la Déclaration Schuman du 9 mai 1950. Ce texte porte deux innovations, politique car les Français proposèrent aux Allemands une coopération sur une base égalitaire seulement cinq années après la fin de la guerre, et institutionnelle car reposant sur des institutions en partie fédérales. Depuis, avec la Communauté économique européenne de 1957, puis l’Union européenne de 1992, des institutions fédérales se sont progressivement affermies, la Commission, le Parlement, la Cour de Justice, la Banque centrale, mais le cœur du système reste le Conseil Européen, ces réunions très médiatiques des chefs d’État et de gouvernement. Les États demeurent donc les acteurs dominants d’un système mixte.

En même temps, Europe contre Europe remonte au-delà de ce texte canonique, jusqu’au Plan Marshall de 1947 car ce sont les étatsuniens qui ont obligé les Européens à se réunir dans une institution commune pour recevoir l’aide, et à ouvrir leurs marchés progressivement les uns envers les autres, et aux produits étatsuniens. Tout cela est bien connu mais généralement peu relié à l’intégration européenne, et à l’équilibre entre les Europe libérale et sociale. Certes, après 1953, avec la fin du Plan Marshall, l’achèvement de la reconstruction de l’Europe et la mort de Staline, les Européens retrouvent leur pleine autonomie. Les conflits commerciaux se multiplient avec Washington à partir des années 1960 et surtout 1970. Elles s’accroissent avec Trump car ce dernier remet en cause le wilsonisme multilatéral.

Alors, la paix en Europe est-elle le fait des États-Unis ou des Européens ? Des deux en réalité : la guerre en ex-Yougoslavie ou l’inimité persistante entre Sud-coréens et Japonais montre qu’il ne suffit pas de faire partie du même camp pendant la Guerre froide pour obtenir un rapprochement similaire à celui qui existe entre Français et Allemands. D’ailleurs l’intégration européenne a persisté après la Chute du mur en 1989, alors qu’elle aurait très bien pu s’évanouir ou devenir secondaire.

 

Vous relevez quelques échecs comme la difficulté à insérer des entreprises européennes parmi les leaders mondiaux, à l’exception notable de certaines entreprises comme Airbus. L’Europe industrielle, ou l’Europe puissance, a-t-elle un avenir, surtout à l’heure du conflit Ukrainien ?

L’Europe puissance est une vieille ambition française, depuis l’« Europe européenne » du général de Gaulle. Mais elle ne correspond pas au logiciel de l’intégration européen fondée avant tout sur la logique du marché régulé, complété par des solidarités ponctuelles. Son outil principal est la promotion de l’État de droit, par l’édiction de règles et le contrôle de leur application par une autorité indépendante. Or l’Europe puissance correspond à une volonté d’affirmation plus forte.

En matière industrielle, Airbus incarne au mieux cette Europe puissance : un petit nombre d’États, la France et l’Allemagne surtout, rejoints par le Royaume-Uni et l’Espagne, ont massivement aidé un consortium d’entreprises nationales à produire des avions civils pendant plusieurs décennies, le temps de pénétrer un marché dominé par des géants américains. Cela ne s’est pas fait sans tensions avec les États-Unis, d’ailleurs gérées par les Communauté puis l’Union européenne, même si ces dernières sont restées étrangères à la logique industrielle d’Airbus.

Mais le modèle Airbus a été difficile à reproduire. D’abord, sur le plan politique, une politique si protectionniste peut susciter des tensions, comme la PAC l’a montré, et donc des mesures de rétorsions. Or tous les pays européens ont besoin d’exporter, singulièrement la France qui est dépourvue de ressources énergétiques. Ensuite, sur le plan industriel, il est impossible de produire efficacement en éclatant le processus de production entre les 27 États de l’Union. Les coopérations industrielles ne réunissent donc que quelques États.

Dans le domaine militaire, ces problèmes sont accentués par la volonté de préserver des secteurs stratégiques nationaux. Les dépenses militaires collectives de l’Union sont énormes, mais gaspillées en une multitude de programmes d’armements redondants.

Certes, je note dans Europe contre Europe un retour de la thématique de l’Europe industrielle depuis 2016, l’année du Brexit mais surtout de l’élection de Donald Trump aux États-Unis, en réaction au retour de logiques plus nationalistes, visibles aussi en Inde avec Modhi ou au Brésil avec Bolsonaro, sans parler de la Russie ou de la Chine. Face à ce défi identitaire et protectionniste, les Européens ont accepté des discussions plus avancées qu’auparavant sur l’Europe industrielle. Les Allemands en particulier, traditionnellement libre-échangistes, se sont rapproché des Français, traditionnellement plus colbertistes.

Avec l’agression russe en Ukraine, le problème de l’Europe comme puissance diplomatique et militaire se trouve posé de nouveau. Une certaine convergence est visible, et des mesures sans précédents ont été prises, comme l’achat de matériel militaire par l’Union pour le livrer à l’Ukraine, mais vont-elles durer ? Et quelle sera l‘articulation entre l’Europe Atlantique, cadre naturel d’expression de l’Europe militaire, et l’ « Europe européenne » ?

 

Depuis la fin de la guerre froide, le libéralisme, voire l’ultralibéralisme, l’emporte en Europe. Vous identifiez notamment l’union monétaire comme un élément de cette politique libérale. Pourquoi ?

Dans chacune des catégories d’action que j’identifie, existe une dérive radicale. La logique de puissance peut dégénérer en un nationalisme agressif, comme l’illustre l’exemple du Président Trump. Chez les partisans du libre-marché, c’est l’ultralibéralisme qui menace, cette volonté de s’attaquer à l’État-Providence.

Dans Europe contre Europe, je montre comment les ultralibéraux ont parfois dévoyé cette idée de marché organisé, notamment sous l’impulsion de la Première ministre britannique Margaret Thatcher (1979-1990), et de ses épigones parfois mal connus dans différents pays européens. Elle a toutefois été déçue par une construction européenne qu’elle a trouvé trop étatiste, trop coûteuse notamment envers les pays plus pauvres qui bénéficiaient alors d’aides de la politique régionale, d’où sa radicalisation eurosceptique.

Ensuite, l’union monétaire a pu représenter une logique ultralibérale par l’austérité extrême qu’elle a imposé, notamment à la Grèce pendant la crise financière de 2010-2015. D’un côté, l’euro a fortement diminué les taux d’intérêts pour les pays du Sud à monnaie faible, comme la France, ce qui a facilité le financement de l’État, y compris de ses dépenses sociales. D’un autre côté, la convergence vers des politiques de stabilité a parfois confiné à l’obsession austéritaire.

 

Les États demeurent les principaux acteurs pour réguler les méfaits sociaux et environnementaux de la mondialisation. Comment l’Europe répond-t-elle, ou non, au défi environnemental ?

L’environnement occupe une place croissante dans l’action publique à partir des années 1970. À l’origine, les institutions européennes n’y jouaient qu’un rôle faible, avant que les acteurs environnementaux de la société civile ne s’y intéressent car avec leur droit fédéral, elle représentait une opportunité d’action concrète. Les pays d’Europe du Nord se sont donc mobilisés, sous la pression de leur opinion publique, pour obtenir des textes plus contraignants à partir des années 1980 en matière de pollution de l’air et de l’eau, de déchets ou de normes alimentaires. À chaque fois, les débats ont été difficiles. J’étudie en particulier la fameuse décision d’adopter l’essence sans plomb prises dans les années 1980 sous la pression d’association de santé britannique, et des défenseurs de l’environnement allemands. Au contraire, en France, Jacques Calvet, le président de Peugeot-SA, pratiqua un lobbying intense pour faire échouer cette législation à laquelle il était très hostile.

À partir des années 1990, avec le repli étatsunien sur des positions de plus en plus réticentes, l’Union européenne est devenu un leader mondial en matière environnemental : Washington n’a pas signé le protocole de Kyoto de 1997, puis s’est retiré quelques années de l’accord de Paris de 2015. Certes, c’est un leadership par défaut, faute de combattants, mais l’évolution est notable.

 

Le Brexit, la poussée des mouvements identitaires et l’arrivée de gouvernements radicaux en Pologne et Hongrie constituent de nouveaux enjeux. L’Europe, telle qu’elle a été pensée par ses pères fondateurs, est-elle en danger ?

Deux dynamiques sont à l’œuvre. D’un côté, le Brexit, mais aussi les défis des gouvernements polonais et hongrois qui contestent l’ordre politique de l’Union européenne (avant que la guerre en Ukraine ne fasse oublier leurs incartades), peuvent aboutir à une subversion de l’Union européenne. Elle ne disparaîtrait pas mais, sous la menace de nouveaux Brexit, accepterait des exceptions toujours plus importantes à sa logique fédérale, au risque d’aboutir à son démantèlement.

D’un autre côté, le Brexit ne traduit pas seulement une logique de repli nationaliste, mais aussi une dynamique libérale, voire ultralibérale, déjà présente lorsque le Royaume-Uni appartenait à la Communauté sous Thatcher. Je rappelle dans Europe contre Europe qu’une partie des ministres actuels de Boris Johnson s’étaient fait connaître dans les années 2010 par leur volonté de transformer le Royaume-Uni en un emporium dérégulé, une fois débarrassé d’une Union européenne critiqué pour ses dérives socialisantes. Dans ce cas, le Brexit pourrait aboutir à une reconfiguration du continent avec la relance du vieux projet britannique de zone de libre-échange, dont je traque les occurrences.

 

Les Européens ont créé un rapport particulier à leurs frontières avec l’espace Schengen. Le débat est aujourd’hui particulièrement vif sur les frontières des États-membres, puis de l’espace européen, notamment à l’heure de la candidature ukrainienne. Cette question a-t-elle toujours autant divisé ?

La question migratoire est en réalité une question très ancienne pour les institutions européennes. Dès les années 1950, le gouvernement italien demande, et obtient après de longs débats, des garanties pour les migrants économiques européens, en l’occurrence majoritairement originaires d'Italie du Sud à l’époque. L’objectif était d’obtenir des garanties en matière de prestations sociales. Dans les années 1980, avec Erasmus et Schengen, la mobilité s’étend bientôt à tous les Européens, étudiants, travailleurs, retraités, etc. Elle gagne ensuite même les non-Européens à travers les dispositifs de coordination des politiques migratoires. Ils se sont révélés très imparfaits lors de la crise dite « des migrants » de 2015, très douloureuse sur le plan humain, et déstabilisante sur le plan politique.

À cette question des frontières intérieures s’ajoute celles des frontières extérieures, sujet sur lequel je m’étends dans la dernière partie de mon Histoire de la construction européenne depuis 1945. Si les frontières de l’Union ne sont pas gravées dans le marbre, divers espaces mentaux coexistent, comme celui de l’Europe carolingienne, qui correspond peu ou prou à l’Europe des Six, mais d’autres espaces de projections existent : l’Europe protestante du Nord, l’Eurafrique, la Communauté atlantique, etc. Aujourd’hui, l’élargissement est défini de manière institutionnelle : peut être candidat tout État réputé européen respectant les normes de l’Union, notamment la démocratie libérale, et capable de les appliquer. C’est là que le bât blesse avec l’Ukraine car la structure semi-fédérale de l’Union impose une application cohérente de ses normes de Messine à Helsinki, que les tribunaux ukrainien semblent bien en peine d’assurer. Se pose également des problèmes géopolitiques complexes, qui ne sont pas sans rappeler ceux déjà présents lors du débat sur l’adhésion turque.

Cette définition labile des frontières explique finalement les faiblesses de l’Europe puissance. L’impossibilité de délimiter une communauté d’habitants aux contours précis obère toute émergence d’un sentiment collectif puissant. D’où la prégnance de la logique d’organisation par les règles, et dont par le marché, tempéré par des clauses de solidarité.