Alors que la mondialisation ne peut se penser sans le rapport à la mer, l'histoire montre que plusieurs pays ont construit leur puissance maritime selon des modalités plurielles.

Certaines puissances ont réussi à bâtir des empires par leurs maîtrise, plus ou moins longue, des mers : ainsi de Rome ou de l’Espagne de Philippe II. D’autres n’ont pas été capables d’y installer une domination durable : la puissance maritime de Byzance ou des Vikings a fait long feu. Entre ces deux modèles, la France apparaît comme un exemple particulier, car malgré ses ouvertures maritimes, elle n’a pas pleinement saisi les opportunités qui s’offraient à elle. Ce problème historique rencontre une urgence présente, alors que la mondialisation fait désormais reposer la capacité à s’insérer dans les échanges sur un accès aux mers, et que seuls quelques pays sont capables d’y disposer de porte-avions ou de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.

Cyrille P. Coutansais, directeur de recherche au Centre d’Études Stratégiques de la Marine (CESM), consacre un Atlas à l’histoire de la France maritime et publie aussi une nouvelle édition de son Histoire des empires maritimes. Il nous éclaire, à cette occasion, sur ces différentes questions.

L'enjeu de la maîtrise des mers est récurrent dans les programmes d'enseignement d'histoire (dès la Seconde), mais aussi en géographie, pour aborder les échanges et la mondialisation. Pour les programmes d’HGGSP, la maîtrise des mers est aujourd’hui souvent synonyme de puissance, alors qu’elles apparaissent comme l’un des derniers espaces de conquête, qui impliquent des questions de souverainetés mais aussi des défis environnementaux.

 

Nonfiction.fr : Dans la seconde édition en version poche de votre Histoire des empires maritimes, vous ouvrez votre propos par une comparaison entre les empires terrestres (Égypte pharaonique, Chine des Ming) et les empires maritimes (Venise, Royaume-Uni). Quels sont les points communs et les différences entre les deux ? Pourquoi des idées reçues persistent-elles sur la nature des puissances maritimes ?

Cyrille P. Coutansais : Le terme d’empire, de nos jours encore, fait en effet référence à de grandes emprises terrestres : le « retour des empires », antienne à la mode, pointe ainsi l’empire Ottoman, la Russie tsariste ou la Chine, mais bien souvent dans leur seule version continentale. Or, s’il existe des points communs entre ces deux formes de domination, notamment dans la maîtrise des axes de communication, des carrefours stratégiques – moyens de déplacer ses troupes comme ses navires –, on trouve aussi des différences importantes.

Par exemple, dans le contrôle de l’espace, une domination terrestre doit s’assurer le contrôle de la totalité de son emprise (villes, marchés, routes, etc.) : c'est le seul moyen pour elle d’en tirer des revenus (impôts, taxes, etc.) et par là de pérenniser son pouvoir. Au contraire, une domination maritime peut s’en tenir aux seuls circuits commerciaux, à certaines routes maritimes, sur lesquels son monopole lui permettra de tirer des revenus et par là de renforcer sa flotte, de démultiplier sa puissance.

C’est cette différence de nature qui explique que Venise ou Athènes aient pu faire face à des empires continentaux – Ottoman et Perse – si puissants en apparence : si l’on met souvent en exergue la bataille des Thermopyles dans les guerres médiques, cet affrontement s’est en réalité joué sur mer, à Salamine, où la victoire grecque contraint Xerxès à retirer ses troupes faute d’approvisionnements et offre l’initiative à son adversaire qui pourra frapper où il le souhaite.

Cet épisode témoigne d’une Histoire qu’il faudrait réécrire sous le prisme maritime : la guerre de Cent ans, par exemple, s’est jouée sur mer. Philippe VI offre la maîtrise des mers à Edouard III avec la défaite de L’Ecluse, moyen pour l’Angleterre de faire passer des troupes sur le continent où et quand elle le souhaite, quand Charles V, avec la victoire de La Rochelle, la reconquiert, Du Guesclin pouvant alors reprendre l’avantage face à des garnisons anglaises qui ne peuvent plus bénéficier de renforts. Idem pour l’affrontement de la Carthage d’Hannibal avec Rome, de l’Empire napoléonien avec l’Angleterre, etc.

 

La révolution industrielle crée une rupture en transformant les empires maritimes en empires globaux   et surtout en permettant aux Européens de surclasser l’empire ottoman et la Chine. Comment mesurez-vous cette domination européenne ?

Cette domination, à mon sens, vient de loin, de cette petite trentaine d’années qui ont littéralement changé la face du monde. En 1492, Christophe Colomb touche l’Amérique ; en 1498, Vasco de Gama atteint les rivages de l’Inde après avoir franchi Bonne-Espérance ; en 1522, les restes de l’expédition Magellan bouclent leur tour du monde. En quasiment une génération, Portugais et Espagnols relient les continents entre eux, ouvrant la première phase de la globalisation, celles des tout premiers échanges véritablement mondiaux que les Européens vont progressivement monopoliser. Or ces échanges, et cela est essentiel pour la suite, ne vont pas simplement se limiter aux matières premières ou aux produits exotiques, mais s'étendre aussi aux savoirs comme aux savoir-faire.

Les Européens, grâce à leur maîtrise des mers, leur rôle d'intermédiaires obligés entre les continents, les civilisations, vont pouvoir s'immerger dans les connaissances, techniques ou pratiques chinoises, arabes comme indiennes, les synthétiser, et il est bien possible que cette sorte « d’encyclopédie des connaissances du monde » à la tête de laquelle ils vont se retrouver ait été à la base de la révolution industrielle. Ensuite, en monopolisant les circuits d’échanges les plus rémunérateurs, en faisant fructifier le capital accumulé, le match est joué.

 

Dans votre Atlas, vous soulignez la tendance à opposer la puissance française, naturellement et en partie tournée vers la domination terrestre, au Royaume-Uni, concentré sur les mers. En quoi ces deux puissances maritimes sont-elles comparables, et à quel moment se distinguent-elles vraiment ?

Il y a en effet une forme de paresse intellectuelle qui tend à définir l’Angleterre comme naturellement tournée vers les mers, puisqu’elle est une île, quand la France serait tout aussi naturellement continentale. Si tel était le cas, les « grandes découvertes » auraient été menées par la « perfide Albion », et non par le Portugal et l’Espagne.

Si Londres vient si tardivement à la mer, cela tient à un facteur que l’on a souvent trop tendance à minorer : le facteur humain. L’obsession des souverains britanniques est en effet, pendant des siècles, continentale : il s’agit pour eux de mettre la main sur le trône de France. Ce n’est au fond que lorsqu’ils auront été « libérés » de cette obsession par la prise de Calais en 1558 qu’ils commenceront à se tourner résolument vers les océans.

De la même façon, la France n’est pas de nature foncièrement continentale : ses marins, ses armateurs se sont aventurés très tôt dans des mers lointaines, au point de faire naître des courants d’échanges précoces et continus avec le Brésil tout au long du XVIe siècle. Le facteur humain là aussi est décisif : quand Bartolomé Colomb, en 1490, vient à la cour d’Anne de Beaujeu pour demander un soutien pour les navires de son frère, la France est en paix avec ses voisins. Elle aurait pu prendre une teinte foncièrement maritime en acceptant de financer l’expédition. Mais la divergence entre les deux pays s’est très certainement joué sous le règne de Louis XIV, avec la guerre de Hollande. A l’issue des traités des Pyrénées et d’Aix-la Chapelle, le royaume a atteint une grande partie de ses objectifs continentaux ; il est doté d’une Royale forte et peut se tourner résolument vers les océans, s’en assurer la maîtrise avec son allié batave. Mais Louis XIV fait le choix de la guerre de Hollande, pousse son allié dans les bras de l’Angleterre, lui offrant ainsi la maîtrise des mers.

 

Vous consacrez des pages particulièrement intéressantes à la puissance maritime française sous Napoléon III, que vous qualifiez de visionnaire. Pourquoi utilisez-vous ce terme ?

Cela tient pour beaucoup au fait que nous vivons encore en bonne partie sur son héritage. L’exemple le plus frappant est sans doute l’ostréiculture. Simple produit de cueillette et de dragage, l’huître décline dans la deuxième moitié du XIXe, victime de son succès. Victor Coste, embryologue et médecin personnel de Napoléon III, se passionne pour le sujet et reçoit l’appui de son impérial patient pour expérimenter des huitrières artificielles. Nommé inspecteur général des pêches maritimes, il sillonne la France, compare les différentes méthodes de captage de larves d’huitres et jette son dévolu sur Arcachon et Concarneau pour une expérimentation à grande échelle. La première s’oriente très vite vers la production – 297 parcs à huîtres sur 350 hectares en 1865 – tandis que la seconde bifurque vers la recherche, avec une station de biologie marine alors unique au monde et toujours active.

Il en est de même pour l’essor des stations balnéaires. Dieppe avait certes été lancée par la Duchesse de Berry dès les années 1820, mais c’est l’essor du chemin de fer qui démultiplie l’offre. Les compagnies cherchent à rentabiliser leurs lignes en proposant des destinations attractives : la ville d’hiver d’Arcachon naît de la volonté des frères Pereire de dynamiser leur compagnie du Midi. Les souverains ou leurs proches participent de ce mouvement : Morny fonde Deauville, Napoléon III fait Biarritz. Pour désennuyer la riche clientèle qui les accompagne, des casinos et des hippodromes voient le jour, une hôtellerie de luxe investit les lieux : la mer, espace de labeur, se découvre ludique, destinée promise à un bel avenir. Et l’on pourrait évoquer encore la connexion des ports à l’arrière-pays, sujet toujours actuel mais sur lequel nous sommes loin d’être aussi performant, ou la Marine impériale, qui se voit doter de la toute première escadre au monde cuirassée et à vapeur.

 

La puissance aéronavale des États-Unis s’illustre pleinement pendant la Seconde Guerre mondiale et permet la victoire sur les deux fronts. Vous montrez pourtant que la construction de cette puissance n’est pas linéaire en raison du courant isolationniste qui y est important. Comment les Etats-Unis ont-ils construit leur domination des mers ?

Les Etats-Unis ne viennent en effet à la mer que contraints, par obligation. La nécessité d’une marine permanente ne s’impose ainsi qu’aux lendemains de la guerre de 1812 avec l’Angleterre : auparavant, on s’appuie sur des corsaires. Mais cette première Marine américaine est cantonnée à la sécurité des approches, du littoral, ce noyau réduit devant avoir la capacité de s’étoffer en cas d’hostilités. Et ce modèle perdure tout au long du XIXe siècle, jusqu’à ce que l’internationalisation de plus en plus marquée du négoce américain, l’épanouissement de sa flotte de commerce et par conséquent la nécessité de la protéger tout en s’efforçant de sécuriser les flux d’approvisionnements, n’impose le développement d’une marine hauturière.

C’est ce que s’efforce de concrétiser le Naval Act de 1890 qui donne le coup d’envoi d’un programme de cuirassiers de haute-mer, bâtiments qui vont se révéler très utiles à l’occasion de la guerre contre l’Espagne, en 1898, conflit au cours duquel Washington met la main sur une bonne partie du reliquat de l’Empire de Philippe II. Cette extension de l’espace maritime américain induit une montée en puissance de l’US Navy qui, de sixième marine du monde en 1890, se retrouve sur le podium en 1908, derrière la Royal Navy et la Kaiserliche Marine. De cette troisième position, elle va passer à la première, mais on peut s’interroger sur la part de volonté impériale ou de contrainte qui expliquent cette montée en puissance. On peut d’autant plus s’interroger que la Première, la Seconde guerre mondiale et même la guerre froide voient à leur issue le même processus : le désarmement d’une bonne partie de l’US Navy, comme si l’interventionnisme américain n’était que ponctuel, lié à des intérêts très souverains.

 

Après un long déclin, c’est Zhou Enlai, Premier ministre de Mao Zedong, qui comprend la nécessité pour la Chine de renouer avec la puissance maritime. Aujourd’hui, la puissance maritime chinoise est incontestable, comme en témoignent le collier de perles ou la base établie à Djibouti. Sur quel socle repose le potentiel maritime chinois ?

La Chine présente des similitudes avec les Etats-Unis : elle n’est (re)venue à la mer que contrainte. L’économie autarcique du Grand Bond en avant pouvait se passer de la mer, celle de la globalisation ne peut y échapper, cette dépendance expliquant la série de relais – le fameux « collier de perles » – patiemment édifiés par Pékin en océan Indien, destinés à protéger les voies d’approvisionnement d’une contrée dont l’essentiel du pétrole provient du Moyen-Orient et dont une bonne partie des matières premières est issue du continent africain.

C’est encore cette même nécessité de protéger les routes maritimes qui est à l’origine du déploiement au large de la Somalie de trois bâtiments de guerre, deux destroyers et un bâtiment logistique, le 26 décembre 2008 : leir mobilisation était une manière pour Pékin, en assumant sa toute première mission d’escorte anti-piraterie, d’apporter sa contribution à la sécurisation d’un négoce europeano-asiatique vital pour son développement… tout en affirmant de nouvelles ambitions dans le domaine naval.

Car désormais, les forces navales chinoises commandent, lancent ou mettent en service chaque année plus de soixante bâtiments. Cette montée en puissance se marque en mer de Chine méridionale comme en mer de l’Est, théâtres de tensions récurrentes au sujet des délimitations maritimes. Ces rivalités s’inscrivent bien entendu dans le contexte taïwanais, Pékin comptant plus que jamais réunir l’île au continent, toute la question étant de savoir de quelle manière. Si Deng Xiaoping, pragmatique dans l’âme, n’avait pas hésité à privilégier le concept « un pays, deux systèmes » pour obtenir la rétrocession de Hong-Kong et Macao en comptant sur le facteur temps pour aplanir les différences, il n’est pas certain que la direction actuelle du PCC soit sur la même ligne, l’option d’une reprise par la force pouvant faire partie des possibilités.

C’est dans ce nouveau panorama qu’il faut apprécier la montée en puissance de la marine chinoise et sa recherche de points d’appuis bien au-delà des approches ou des lignes d’approvisionnements du pays : l’accord passé avec les îles Salomon en 2022, situées à moins de 2 000 km des côtes australiennes, qui lui offrent des facilités navales, tient ainsi beaucoup plus à la question taïwanaise qu’à une simple volonté d’assurer la sécurité des flux. Nous ne sommes plus ici dans une volonté de compter sur les mers du Globe, pas tout à fait encore dans un désir de les dominer… mais on s’en approche. Compter ou dominer : le jeu est encore ouvert, mais le simple fait que la question se pose induit des effets en cascade, un certain nombre de Nations de cette zone se réarmant devant l’incertitude.


La France fait partie des quelques pays à pouvoir affirmer être une puissance maritime. Elle semble néanmoins fragile face à ses concurrents étatsunien et britannique, alors que la Chine et l’Inde ne cessent de se renforcer dans ce domaine. Ces différentes puissances doivent désormais repenser leur pratique des espaces maritimes dans une logique davantage environnementale. La France a-t-elle les moyens de relever ces défis ?

Si la France ne peut évidemment faire jeu égal avec les Etats-Unis ou la Chine, elle est cependant une voix qui compte en ce domaine. Dotée d’une marine nationale présente sur tous les océans du Globe, à la tête du premier espace maritime du monde dont elle veille à protéger la faune et la flore, elle porte une voix singulière dans le monde comme au sein de l’Union européenne, particulièrement depuis le Brexit. Et c’est sans doute dans ce cadre qu’elle peut parvenir à relever les défis environnementaux, mais aussi géopolitiques, qui obscurcissent notre horizon.

L’Union européenne est particulièrement dépendante de la mer pour ses échanges commerciaux comme numériques – via les câbles sous-marins – et c’est sans doute à la France de porter la question de la sécurisation de ces échanges au sein des instances communautaires. L’Union européenne avait su faire face à la piraterie somalienne grâce à l’opération Atalante, qui permettait une mutualisation des moyens des différentes marines. Or, loin d’être exceptionnel, ce type d’opération peut se reproduire, ne serait-ce que pour assurer notre approvisionnement en gaz qui, sous forme de GNL, nous vient désormais majoritairement par la mer, ou pour garantir la sécurité de nos énergies marines renouvelables, ces champs d’éoliennes offshore qui assurent et assureront une bonne part de notre mix électrique. Les enjeux sont immenses, à nous de ne pas rater ce nouveau carrefour maritime de notre histoire.

 

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