Une histoire des genres depuis la naissance de l’opéra jusqu’à notre époque. Aux frontières de la masculinité et de la féminité dans le lyrique.

Professeur au Collège Ahuntsic de Montréal, docteur en littérature, spécialiste de Bizet, Louis Bilodeau offre une synthèse réussie de la question du genre dans l’opéra, de sa naissance au XVIe siècle jusqu’à nos jours. Dans une perspective transnationale et chronologique, il aborde les manières dont l’opéra se joue des sexes.

Travestis et castrats

L’ouvrage débute par un prologue qui reconstitue à grands traits l’histoire de l’opéra et de la place des femmes en musique de l’Antiquité au XVIIIe siècle. L’auteur développe véritablement son argumentaire lorsqu’il aborde la naissance de l’opéra à un âge où les rôles ne sont pas encore attribués en fonction du sexe. C’est ainsi que l’opéra vénitien du Seicento accorde une grande importance au déguisement et au changement d’identité. Sous l’influence du modèle unisexe du médecin grec Claude Galien, l’opéra entretient jusqu’au XVIIIe siècle la thèse de la porosité des genres. Aux références implicites au saphisme, à l’hermaphrodite s’ajoute la tendance à attribuer des rôles de femmes âgées à des hommes. On assiste par ailleurs à l’émergence du personnage masculin efféminé (l’effeminato) qui abandonne ses vertus guerrières au profit du luxe et du sexe.

La France se montre rétive, malgré Mazarin, à suivre le modèle lyrique italien. Le pays demeure interdit aux castrats (à l’exception d’Antonio Bagniera protégé plus tard par Louis XIV). La naissance grâce à Lully de l’opéra à la française (synthèse des formes dramatiques développées depuis la Renaissance) valorise la voix du haute-contre auquel on confie toute une palette de rôles féminins allant de figures de second rang à des personnages féminins maléfiques de premier rang. Il revient aux hommes de chanter les rôles d’allégories négatives (telles que la Haine ou la Vengeance) tandis qu’inversement les femmes n’ont presque pas accès au travestissement. Pour autant, Louis XIV lui-même apparaît en tant que danseur dans des rôles de Bacchante, de Furie et de Dryade. En vertu d’une misogynie très française, même travesti, l’homme ne doit pour autant pas renoncer à sa masculinité.

Louis Bilodeau ne se contente pas de nous retracer une histoire des rôles. Il s’attache également à nous rappeler combien le règne de Louis XIV voit l’émergence des compositrices notamment encouragées par Mme de Montespan. Elisabeth Jacquet figure à ce titre comme une pionnière tandis que Louise-Geneviève Gillot de Saintonge devient la première femme librettiste de l’Académie de musique en 1693. L’image de la femme dans l’opéra français demeure pour autant très conventionnelle. La femme est vertueuse, passive, soumise aux hommes et se montre capable d’abnégation conformément à la morale en vigueur et qui prévaut inexorablement durant les cinquante premières années de l’opéra français.

Louis Bilodeau explique avec soin que l’opera seria du XVIIIe siècle, en parallèle au développement de l’absolutisme, cherche à atteindre un idéal esthétique et moral débouchant sur l’hédonisme vocal fait de virtuosité sentimentale. Or, l’opera seria cultive tout particulièrement l’ambiguïté sexuelle. Les rôles de travestis se multiplient ; le règne des castrats se confirme avec les figures de Farinelli, Caffarelli, Senesino ; des femmes chantent les rôles de castrats alors qu’elles revêtent de plus en plus souvent des costumes masculins. La tendance à attribuer les rôles principaux à des voix aigues et des voix graves à des rôles secondaires apparaît selon l’auteur comme un triomphe de la musique sur le déterminisme de la nature. Naît ainsi le fantasme d’un castrat qui appartient aux deux sexes alors que se développe en littérature le personnage masculin au charme féminin. Cette nouvelle virilité nuancée heurte certaines sensibilités de l’époque comme en Angleterre et débouche finalement à la fin du XVIIIe siècle sur le déclin des castrats et le début du triomphe des ténors.

La montée en puissance des vedettes féminines et des compositrices à partir du XVIIIe siècle

Le retour du burlesque et de l’humour en Italie au XVIIIe siècle avec l’opera buffa fait dire à Louis Bilodeau qu’il y a bien de fortes nuances dans l’art lyrique selon les nations. La France garde en effet deux spécificités : le refus des castrats (qui suscitent beaucoup de sarcasmes) et la réticence au travestissement. L’opera buffa italien renonce, lui, aux héros divinisés et met la lumière sur les gens ordinaires et la vie quotidienne. La Servante maîtresse de Pergolèse (1733) met en effet en exergue la femme triomphante comme le fera plus tard Mozart dans les Noces de Figaro. Ce nouveau genre lyrique marque la fin du modèle de Galien. Les personnages sont désormais typiquement masculins ou féminins. Louis Bilodeau nous explique enfin que le XVIIIe siècle voit également la multiplication en France des vedettes féminines comme Rosalie Levasseur, La Cuzzoni ou encore Faustina Bordoni. Les compositrices accèdent à la scène à l’image de Mlle Duval l’aînée et de Mlle Beaumesnil. Grâce à Mme de Pompadour, Versailles soutient la création féminine et le répertoire italien engagé au milieu du siècle dans la querelle des Bouffons.

Avec le romantisme, le XIXe siècle voit le triomphe de l’Éternel féminin. Le personnage de Leonore dans Fidelio (1804) de Beethoven rend hommage à l’héroïne salvatrice qui incarne la générosité et le dévouement. Alors que les castrats se raréfient (notamment en raison d’une législation pontificale réticente qui déplaît au nostalgique Rossini), les voix féminines gagnent du terrain dans les répertoires. La voix de contralto séduit davantage les compositeurs comme Glinka. Les rôles de travestis se retrouvent chez Vaccai et Bellini alors que se répand en littérature la vague du dandysme. Le romantisme avec la figure de Théophile Gautier déploie le mythe de la diva (la déesse » en italien) et opère vers 1830 un changement d’esthétique vocale particulièrement incarné dans la nouvelle manière qu’ont les ténors de chanter en voix de poitrine, expression d’une virilité poussée à son paroxysme. Ce nouveau parti-pris vocal fait triompher Louis Duprez et se suicider Adolphe Nourrit en 1839. Verdi et Wagner s’emparent de cette mode en étoffant l’orchestre à l’inverse de Rossini qui ne l’apprécie décidément pas. Le ténor devient donc la figure par excellence du héros. Cela n’empêche pas la dramaturgie musicale de privilégier le chant féminin ainsi que le rôle de la ballerine dont Marie Taglioni devient l’icône naissante. On le voit, le XIXe siècle attribue à chaque sexe ses propres caractéristiques supposées, affirmées, et porte à son maximum le dimorphisme sexuel qui exclut désormais le travestissement. Les registres sexuels s’étendent comme celui des femmes qui, selon les opéras, s’avèrent à fort caractère ou bafouées et sacrifiées.

Il faut attendre le Second Empire et l’opérette d’Offenbach pour voir le retour en France du travestissement conçu cette fois comme une contribution au caractère déjanté de l’ouvrage. L’ambiguïté sexuelle fait figure d’intrigue dans L’Île de Tulipatan datée de 1868. Cette particularité offerte par l’opérette n’exclut pas l’affirmation de la femme fatale telle qu’on la découvre avec Carmen, Dalila, Turandot, Lulu et Salomé. Malgré bien des obstacles, les compositrices (comme Augusta Holmès) parviennent à s’affirmer et à revendiquer une place dans ce monde encore très masculin de la composition et de la scène lyrique.

Louis Bilodeau consacre ses derniers chapitres au XXe siècle et à notre époque en nous expliquant l’importance du thème de l’androgyne ainsi que la place grandissante du thème de l’homosexualité, déjà perceptible, mais de façon très implicite, dans les opéras de Tchaïkovski (Eugène Onéguine, La Dame de Pique). L’homosexualité féminine inaugure le XXe siècle grâce à la transposition du lesbianisme par Xavier Leroux et Louis de Gramont dans l’opéra Astarté produit en 1901. C’est avec Le Chevalier à la rose (1911) que Richard Strauss produit un opéra emblématique de l’amour entre femmes. C’est à Karol Szymanowski à qui revient la première tentative de rendre la thématique de l’homosexualité masculine explicite dans Le Roi Roger dès 1926. Les connotations homosexuelles se multiplient avec les œuvres de Leo Janacek, de Benjamin Britten, de Michael Tippett, de Kenton Coe, de Hans Werner Henze et de Francis Poulenc tout particulièrement intéressé par la transgression sexuelle dans Les Mamelles de Tiresias (1947). L’émergence de la voix du contre-ténor accompagne cette nouvelle manière de traiter des questions de l’identité sexuelle et de l’amour entre gens du même sexe.

Louis Bilodeau propose un ouvrage facile d’accès, bien structuré et argumenté. Ne cherchant pas à refaire une histoire à rebours de l’opéra au prisme de la question du genre si à la mode de nos jours, il évite le travers de l’analyse téléologique et offre une synthèse diachronique réussie.