Une biographie nous invite à redécouvrir « Schiap », la grande rivale de Coco Chanel, dont l’œuvre monumentale et hors norme est trop peu mise en valeur de nos jours.

Alors que la mémoire collective maintient vivant le souvenir de Coco Chanel, le nom même d’Elsa Schiaparelli tend à disparaître. Et pourtant, la femme qu’elle a été, comme l’œuvre qu’elle a laissée, ont façonné la haute couture, avec l’invention d’une couture-spectacle, dont le maître-mot serait démesure.

Élisabeth de Feydeau, historienne spécialiste du parfum et du luxe, retrace dans son livre bien plus qu’un itinéraire biographique : elle redonne vie à « Schiap », cette figure mondaine, la rivale de Coco Chanel, qui a redéfini les codes mêmes de la beauté.

Une personne d’exception

Une dynamique diachronique structure ce livre, retraçant l’itinéraire qui mène de la petite Elsa, Italienne descendante des Médicis, à la figure cosmopolite de la créatrice de haute couture.

De 1890 à 1913, son enfance italienne allie les attentes de son lignage aux valeurs et aux codes patriciens et les exigences d’un tempérament anxieux, mais impétueux. Elle grandit dans le palais Corsini, vaste demeure solitaire et royaume des jeux de son enfance. Ses flâneries à la bibliothèque des Lincei lui donnent les assises d’une culture solide. À 13 ans, elle s’initie à la poésie et fait à 21 ans son entrée en littérature avec un recueil intitulé Arethusa.

Les années 1913 à 1922 sont celles de l’émancipation. Elle découvre Paris et l’Angleterre, et y rencontre son futur mari, le comte Wilhelm Wendt de Kerlor. Belle allure, personnalité affable, il se dit poète, philosophe, théologien. Mais son parcours reste trouble : c’est un beau parleur, un illusionniste. Elle l’épouse en septembre 1914, et le couple quitte l’Europe pour les États-Unis en 1916. Le désenchantement commence alors.

Profondément esseulée, Elsa est confrontée à un monde brutal, avec un mari qui multiplie les frasques, alors qu’elle se découvre enceinte. Pour comble de malheur, son père, Célestino Schiaparelli, décède brutalement.

Le 15 juin 1920 naît « Gogo » Schiaparelli. Elsa doit travailler pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille. Elle rencontre Gabrièle Picabia, une influente personnalité mondaine qui l’introduit dans ses cercles. Mais le sort s’acharne. Gogo tombe malade d’une méningite et une forme de paralysie infantile est diagnostiquée. Elsa rencontre Blanche Hays, mais prend la ferme décision de quitter les États-Unis.

De retour en Europe, elle obtient à Paris d’éclatants succès. Avant la Seconde Guerre mondiale, elle domine la haute couture et s’impose comme la rivale directe de Coco Chanel. Toujours à l’affût de la moindre innovation, elle redessine les contours de la mode. Toutefois, sa vie personnelle reste moins heureuse. La relation avec sa fille, Gogo, forme une ligne pointillée, marquée par son absence en tant que mère, alors qu’elle se consacre corps et âme à sa création.

À cinquante ans, Schiaparelli s’installe dans un hôtel particulier, rue de Berri, où elle restera toute sa vie.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle regagne dans un premier temps les États-Unis, où elle récolte des fonds pour soutenir la France. Mais elle retourne à Paris en 1941, malgré le mariage de sa fille outre-Atlantique. Puis, dans la France de la fin de la guerre, elle découvre la pénurie, la misère, la tristesse.

Refaire pour mieux renaître, tel est alors son objectif. Elle va renouer avec le succès, mais le temps passe, et une certaine lassitude s’installe. Elle décide alors de voyager pour son seul plaisir, de sillonner le monde, et surtout de rédiger ses mémoires.

Entourée de ses deux petites-filles, Marisa et Berenthia, elle s’éteint en 1973, à 83 ans.

Une œuvre singulière

L’œuvre de Schiaparelli commence par des pièces uniques. De retour en France, après son escapade américaine, elle crée des vêtements pour des femmes éprises de liberté, dans le Paris métissé des Années folles. Des créations comme les combinaisons jupe-culotte, les sweats ouvragés, des innovations comme l’utilisation de la fermeture Éclair dans la haute couture, ainsi qu'une collaboration avec Paul Poiret donnant aux parfums une place de choix, une influence marquée du surréalisme et de l’Art déco : telles sont les bases de la fulgurante carrière de Schiap. Anticonformiste et éclectique, elle explore le domaine du « sportswear » féminin, conçoit des parfums hors norme comme S, fragrance « mélancolique » et « chic ». Elle habille la Café society, le milieu huppé de son temps.

Son travail se développe sur une multitude de terrains d’expérimentation. Elle donne une place prépondérante aux accessoires. Sacs, collants se redéfinissent au gré de multiples collaborations avec des artistes créatifs comme Elsa Triolet. Des gants laissent à nu l’index et le pouce, des sacs en cuir verni prennent la forme d’étuis à jumelles géants.

Elsa domine la haute couture des années 30-40, au point qu’en janvier 1935, elle emménage place Vendôme.

Les années 1937-1938 marquent le paroxysme de sa carrière. Elle sait saisir l’air du temps, se rendant compte que les femmes, faute de domestiques ou de moyens, doivent allier élégance et vie quotidienne. Simplification des sous-vêtements, conception de tabliers pour cuisiner, Elsa multiplie les innovations « pratiques », tout en habillant des stars hollywoodiennes comme Marlene Dietrich ou Joan Crawford. Véritable « couturière sans frontières », elle multiplie les collaborations avec des artistes de renommée mondiale : Dalí, Cocteau, etc.

Durant la Seconde Guerre mondiale, elle s’adapte aux nouveaux besoins, créant des jupes à ceintures élastiques ou des culottes-cyclistes, tout en faisant de la mode un antidote au désespoir, une forme de résistance, malgré les restrictions.

Puis à la Libération, pour relever le défi d’une beauté qui s’est faite en son absence, elle poursuit ses innovations, avec le sac Constellation, « le plus grand sac à main qu’une femme connaisse ». En 1946, elle développe de nouvelles fragrances, comme « le Roy Soleil », boudé par le public. Elle doit alors faire face à de nouveaux noms, dont Christian Dior. Mais de nouvelles collaborations, avec Givenchy en particulier, raniment sa créativité et lui assurent de beaux succès dans le prêt-à-porter.

En fin de compte, Elsa Schiaparelli, l’extravagante retrace bien plus qu’un itinéraire. Le livre met en lumière le sillon profond laissé par une créatrice qui a su hisser la mode vers l’idéal d’une beauté toujours changeante, toujours fluctuante, mais en lien avec les préoccupations de la société. Il permet ainsi de réhabiliter la figure même de Schiap, trop peu présente dans notre mémoire collective, et de rendre justice à une œuvre hors norme.