Au VIIe siècle, le moine syriaque Dadisho Qatraya consacre l'absolue supériorité de la vie monastique sur toute autre forme de vie chrétienne.

Si l’histoire du monachisme entendue comme retrait du monde   semble naître en Égypte dans le courant du IVe siècle, cette pratique se transmet rapidement en Syrie (puis plus tard en Occident) où l’ascétisme    se présente comme une dimension essentielle de la vie religieuse.

C’est précisément dans le prolongement de ce vaste mouvement que vient s’inscrire l’œuvre de Dadisho Qatraya, moine et théologien de la seconde moitié du VIIe siècle   . Ses écrits sont entièrement consacrés à la vie et à la pratique monastiques. Seulement quatre d'entre eux nous sont connus aujourd'hui : le Commentaire sur le livre d’Abba Isaïe, le Discours sur la quiétude, la Lettre à Abkosh et le Commentaire sur le Paradis des Pères. Ce dernier titre fait référence à un recueil, le Paradis des Pères, dont nous ne possédons actuellement aucune édition critique, mais qui correspond à un ensemble de livres éclairant les gestes et dires des premiers moines d’Égypte du IVe siècle.

Dialogues sur l'ascèse

C’est ce recueil, dont Dadisho a connu des « exemplaires anciens » (selon ses propres mots), qui fait l’objet d’un commentaire explicatif par l’auteur syriaque. L’ouvrage se présente ainsi comme un dialogue entre « les frères », qui posent des questions sur le Paradis des Pères   , et Dadisho lui-même, qui tente d’y répondre. Le genre littéraire du dialogue, hérité d’une tradition littéraire syro-orientale, apparaît comme une forme conventionnelle, même si l’on sait que l’enseignement monastique, depuis le temps des Pères égyptiens, se faisait sous forme de questions/réponses.

Les thèmes abordés dans ce premier volume sont nombreux : la discipline monastique, l’humilité, les tentations des démons, les vertus comparatives des moines et des séculiers, le rôle des sacrements dans la vie ascétique, la suivance (du Christ) et la liberté individuelle de l’homme face au mal. La diversité des thèmes évoqués ne doit pas, cependant, occulter le projet théologique qui sous-tend l’ensemble du Commentaire : il s'agit de dessiner les contours d’une doctrine ascétique visant à consacrer la supériorité de la vie monastique sur toute autre forme de vie chrétienne.

L’originalité même du présent commentaire ne réside pas tant dans la méthode employée (commentaire et glose) que dans la façon dont Dadisho Qatraya fonde son discours argumentatif à la fois sur des citations de l’Évangile, des citations patristiques (Évagre le Pontique   , Marc le Moine    et Théodore de Mopsueste   ) ou encore des citations des pères monastiques (entre autres Abba Isaïe   ).

La voie monastique comme accès à la Sagesse divine

Exclusivement préoccupé par la manière d’accéder à la Sagesse divine, l’auteur syriaque fait de la vie monastique l’unique voie de la perfection menant à la « révélation de lumière ». Cette thématique est probablement empruntée à la mystique d’Évagre le Pontique, un des grands maîtres à penser du monachisme syro-oriental. Sur le chemin menant vers Dieu se dressent cependant de multiples obstacles au nombre desquels figurent les passions (l’orgueil, la gloire…) et les désirs charnels. Ce n’est qu’en suivant les pas du Christ que le moine pourra, dans un élan d’humilité, dépasser ces écueils, notamment par l’exercice de la quiétude, de la solitude et de la prière.

Reste toutefois que l’accès à la Sagesse ou à la vision divine ne pourra s’accomplir que par l’entremise de la nature humaine du Christ, la seconde - la divine - restant par essence inaccessible. Pointe ici de manière évidente une conception dyophysite de Dieu, qui distingue nettement, sans les confondre, les deux natures du Christ. Cette conception est propre aux penseurs syro-orientaux, et c’est dans ce contexte théologique qu’il faut probablement considérer l’importance accordée à la pratique des sacrements (baptême et communion), véritables liens concrets avec l’humanité du Christ.

Ainsi, la seule façon d’approcher la Sagesse divine, c’est d’éprouver les étapes terrestres de Jésus, dans ce qu’on appelle l’Imitation du Christ. Le moine se trouve dès lors appelé à revivre les retraites successives du Seigneur   , d’où l’importance dans le présent texte des motifs attendus du désert, de la grotte et accessoirement de la cellule.

De la philologie à la théodicée

Le Commentaire sur le Paradis des Pères, porté par une vision théologique propre à la sphère syro-orientale au VIIe siècle, déploie une conception dynamique de la pratique monastique, à l’instar de l’existence de Jésus décrite par les Évangiles. Si le thème de l’Imitation du Christ est récurrent dans la littérature monastique, et notamment dans les Apophtegmes des Pères du désert   , une des particularités du Commentaire réside dans sa dimension philologique : Dadisho évoque les auteurs du Paradis des Pères (Pallade et Jérôme)   , s’intéresse à la composition de certaines histoires   ainsi qu'à leur datation les unes par rapport aux autres   .

De manière plus large, l’auteur esquisse une théodicée à la lumière de laquelle la liberté humaine reste décisionnaire : « Chaque fois que Dieu trouve que la volonté de l’homme incline vers la vertu, il l’aide et l’y incite, soit en rêve, soit quand il est réveillé. S’il change en vue du mal, Dieu le laisse au pouvoir de sa liberté. »  

Le Commentaire sur le Paradis des Pères demeure ainsi un ouvrage d’une grande richesse théologique, unique commentaire d’un des textes fondateurs du monachisme chrétien. S’appuyant sur de nombreuses citations des pères monastiques et présentant de stimulantes réflexions sur l’intérêt des sacrements (notamment la communion, peut-être quotidienne, dans la vie monastique) ou sur la liberté humaine, le Commentaire, servi par la présente édition scientifique, ouvre au chercheur de vastes pistes de réflexion, lesquelles trouveront probablement un écho dans les deux prochains volumes (tomes II et III) à paraître au début de l’année 2023.