La première biographie intellectuelle de l'un des grands philosophes allemands du siècle dernier, père fondateur de l'anthropologie philosophique, qui demeure injustement méconnu.

Carola Dietze le note, avec un accent de regret, dès le début de son ouvrage : le nom de Helmuth Plessner n’évoque plus rien aujourd’hui aux jeunes générations allemandes — mais on pourrait généraliser, en notant qu’en France, et probablement ailleurs dans le monde aussi, le philosophe n’est guère plus connu. Force est de reconnaître que son œuvre n’eut de son vivant, et de nos jours encore, qu’une réception limitée et fut peu débattue.

Né en 1892 à Wiesbaden, Plessner a étudié la zoologie et la philosophie dans les universités de Fribourg, Heidelberg, Berlin, Göttingen et Erlangen. Windelband, Weber et Husserl, entre autres, ont compté parmi ses professeurs. Dans l’entre-deux-guerres, alors qu’il enseignait à l’université de Cologne, il produisit une œuvre philosophique qui fit de lui l’un des pères fondateurs de l’anthropologie philosophique. Sa carrière connut pourtant une interruption soudaine en 1933, lorsque son habilitation lui fut refusée à cause de la « loi sur la restauration de la fonction publique », et qu’il perdit son titre de professeur associé (außerordentlicher Professor) de philosophie.

Commença alors pour lui une longue époque d’exil. Plessner émigra d’abord en Turquie, puis aux Pays-Bas. Il vécut et enseigna à Groningue, puis, de nouveau congédié en 1943, dut se cacher à Utrecht. Lorsqu’il reçut en 1950 deux propositions de nomination, l’une pour la chaire de sociologie de Göttingen et l’autre pour celle de philosophie systématique d’Utrecht, Plessner se décida pour Göttingen — devenant ainsi l’un des très rares intellectuels allemands à revenir dans le « pays des meurtriers de masse », pour citer l’expression célèbre d’Einstein (qui, comme on le sait, s’y sera toujours refusé). Il y exerça jusqu’à son éméritat, en 1962.

Après avoir enseigné un an à New York, en tant que professeur invité, à la New School for Social Research, et avoir vécu quelque temps en Suisse, c’est encore à Göttingen qu’il passa ses vieux jours. 

C’est l’histoire de cette vie, profondément marquée par les catastrophes du XXe siècle, ses ruptures et ses contradictions, que s’efforce de raconter Carola Dietze dans cette vaste biographie de plus de 500 pages, récompensée lors de sa première publication en 2006 par le prix Hedwig Hintze de l’Association des historiens allemands. L’originalité de l’ouvrage tient à ce qu’il ne s’agit pas tant d’une biographie intellectuelle que d’une biographie historique, qui se sert de la vie de Plessner comme point d’entrée privilégié pour l’étude de questions historiques de toutes sortes, notamment pour examiner les problèmes liés à l’émigration et la « remigration » (en entendant par là, le retour au pays des petites gens, des intellectuels et des scientifiques).  

L’animal excentrique

Les Degrés de l’organique et l’Homme. Introduction à l’anthropologie philosophique, paru en 1928 (disponible en français seulement depuis 2017), est généralement considéré comme l’œuvre maîtresse de Plessner. Il y posa les fondements de sa philosophie de la nature et de son anthropologie philosophique, dont la thèse centrale était celle de la « positionnalité excentrique » de l’homme.

Au point de départ de cette thèse devenue fameuse se trouve l’idée que l’être humain fait l’expérience de lui-même selon un « double aspect » : « dépendant de la nature et libre, naturel et façonné, originel et artificiel tout à la fois ». Les choses animées, dit Plessner, se distinguent des choses inanimées par le fait qu’elles n’ont pas seulement une bordure à laquelle elles s’arrêtent, mais une frontière qui fait partie d’elles-mêmes. Cette limite les différencie de leur monde environnant. L’être posé de l’organisme vivant est désigné par l'auteur comme son « caractère positionnel » ou sa « positionnalité ».

Il exise selon lui différentes formes ou modes de positionnalité dans la nature : la positionnalité ouverte de la plante, avec sa surface tournée vers l’extérieur et son métabolisme lui aussi tourné vers l’extérieur, se distingue de la positionnalité fermée de l’animal. C’est avec ce dernier qu’interviennent des organes différenciés et la formation d’un organe central (le cerveau). Étape décisive, car le corps ne se confond plus seulement avec le corps qu’il est, mais le possède aussi entant que chair — chair qu’il peut mouvoir et maîtriser. Un tel animal est un soi et a une conscience, mais il n’a pas conscience de soi.

La réflexivité totale est réservée à l’homme :

« L’homme, en tant que la chose vivante qui est placée dans le centre de son existence, a le savoir de ce centre, en a l’expérience vécue et se trouve de ce fait au-delà de lui [...]. Si la vie de l’animal est centrée, la vie de l’homme, elle, sans pouvoir rompre ce centrage, est tout à la fois extériorisée par rapport à lui, excentrique. »

De la promotion de ce modèle très original de de la positionnalité excentrique de l’homme (dont découlaient plusieurs lois anthropologiques fondamentales, et, en fait, toute une philosophie), Plessner attendait à juste titre la reconnaissance académique à laquelle il aspirait, et qui lui avait été jusque-là refusée, en dépit de ses publications remarquables antérieures. Mais les Degrés de l’organique et l'Homme parurent sans doute au plus mauvais moment dans l’Allemagne de la fin des années 1920. En 1927, Martin Heidegger venait de publier Être et Temps — lequel reçu un tel écho qu’il fit de l’ombre à tout le reste.

Pire encore : Max Scheler, qui venait de faire paraître son ébauche d’anthropologie philosophique sous le titre de La Situation de l’homme dans le monde, cria au plagiat en découvrant l’œuvre du professeur associé à son propre séminaire — accusation parfaitement injustifiée qui nuisit pourtant terriblement à la réputation du livre de Plessner et dont on peut bien dire qu’il ne se remit jamais complètement. Alors que Plessner aurait eu tous les motifs du monde de se réjouir de son propre accomplissement, il écrivit, dépité, à Joseph König en février 1928 :

« Il n’y a rien à dire sur moi, en apparence. Je ne suis pas très heureux, c’est tout. »

Se relevant tant bien que mal de cette nouvelle déception, Plessner trouva la force d’écrire un essai d’anthropologie politique, intitulé Puissance et nature humaine. Un essai d’anthropologie de la vision historique du monde, qui parut à la fin de l’année 1931. Une fois n’est pas coutume, le livre fut bien accueilli par la critique et obtint de nombreuses recensions dans les revues spécialisées et les journaux. Malheureusement, Plessner n’eut pas l’opportunité de transformer ce succès d’estime en une percée professionnelle dans le monde universitaire où il continuait de végéter : un peu plus d’un an après la sortie de son dernier livre, les nazis étaient arrivés au pouvoir et s’employèrent rapidement à évincer Plessner de son poste.

Les années d’exil           

La suite de l’existence de Plessner, jusqu’en 1945, est dans une large mesure une succession de drames et de déconvenues. En avril 1933, alors qu’il s’apprête à quitter l’Allemagne, son père, médecin de profession, d’origine juive, se suicide en s’empoisonnant.

Sans plus attendre, dès le mois d’octobre de la même année, il embarque seul (Plessner n’était pas marié et n’avait pas d’enfants) en direction du Bosphore, où il a l’espoir d’obtenir un poste universitaire. De guerre lasse, il finit par renoncer à cette nomination qui tarde à venir et accepte la proposition de Buytendijk de mener des recherches en psychologie avec lui aux Pays-Bas, dans le cadre de l’Institut que ce dernier dirige à Groningue. La collaboration du physiologiste et du philosophe ne déboucha que sur un nombre très réduit de travaux communs. De son côté, Plessner ne réussit pas à renouer avec le manuscrit qu’il avait apporté dans ses valises, Le Rire et le pleurer, qui ne paraîtra que plus tard, en 1941.

Plessner souffrit vivement de l’exil, qui l’a littéralement arraché à son travail. De là, sans doute, la réorientation de sa réflexion dans une direction délibérément politique, portant plus précisément sur l’Allemagne et son évolution politique, sociétale et intellectuelle.

La grande majorité de ses écrits des cinq premières années d’exil concerne, de façon directe ou indirecte, les événements de son pays natal. Parmi ces textes, le plus important est Le Destin de l’esprit allemand à la fin de son ère bourgeoise (1935), réédité en 1959 sous un titre qui fit florès : La Nation retardataire. De nouveau, le livre fut assez mal accueilli parce que mal compris. Herbert Marcuse en signa un compte-rendu très réservé en 1937, en reprochant à son auteur « l’absence de point de vue » bien tranché, et l’oscillation perpétuelle entre « la défense et l’accusation de l’État autoritaire ».

Le 10 mai 1940, entre trois et quatre heures du matin, la Wehrmacht envahit les Pays-Bas sans rencontrer de résistance, modifiant du tout au tout la situation de relative tranquillité à laquelle Plessner avait fini par s’acclimater. Dès que l’occasion se présenta, il se réfugia à Utrecht, où il mena une existence semi-légale jusqu’à la fin de la guerre. N’ayant aucune perspective de carrière en Allemagne dans l’immédiat, et alors même qu’il avait maintes fois manifesté le désir de retourner dans son pays natal, Plessner se résolut à revenir à l’université de Groningue occuper le poste de professeur associé de sociologie qu’il avait fini par obtenir. Il y sera titularisé quelque temps plus tard en tant que professeur de philosophie.

Retour en Allemagne

Entre 1945 et 1949, Plessner avait déjà eu plusieurs fois l’occasion de retourner pour quelques jours en Allemagne, pour participer à un colloque ou pour rendre visite à des amis ou à des collègues, à Hambourg, à Cologne, à Berlin en passant par Halle et par Munich. Mais il fallut attendre l’année 1950 pour qu’il soit nommé professeur à la chaire de sociologie nouvellement créée à l’université de Göttingen pour que Plessner retourne s’installer réellement en Allemagne, et l’année 1951 pour que ce célibataire endurci accepte enfin de se laisser passer la bague au doigt en épousant Monika Tintelnot.

Les années qui suivirent furent, de loin, les plus heureuses de sa vie. Au bonheur conjugal sont alors venus s’ajouter le succès du professeur et une certaine reconnaissance publique qui lui avait fait cruellement défaut jusqu’alors. Ses démêlés avec Arnold Gehlen — jeune philosophe de douze ans son cadet, appelé à devenir l’une des figures éminentes de l’anthropologie philosophique — vinrent troubler quelque peu cette paix.

Plessner connaissait ce dernier de nom depuis le début des années 1940, après avoir lu à Groningue la première édition de Der Mensch que Buytendijk avait reçu à son Institut. Il en conçut immédiatement le sentiment que l’auteur n’était qu’un opportuniste qui avait pris grand soin de ne pas le nommer — lui l’émigré d’origine juive, persona non grata dans l’Allemagne hitlérienne —, alors même que les emprunts aux Degrés de l’organique et l'Homme étaient assez explicites, pour ne pas gêner l’avancement de sa carrière.

Gehlen eut vent du jugement désapprobateur qu’il pouvait arriver à Plessner d’exprimer publiquement et le somma de s’en expliquer. Lors d’une rencontre philosophique organisé à Mayence dans les années 1950, il semblerait que les deux philosophes n'étaient pas loin d’en venir aux mains — Plessner déclarant à Gehlen : « Monsieur Gehlen, vous êtes une crapule », à quoi ce dernier aurait répondu : « Si la situation était différente, je porterais plainte contre vous. »

Plessner prit sa retraite en mars 1962 et entreprit de faire ce qu’il n’avait plus fait depuis bien longtemps : voyager de part le monde et prendre du bon temps. C’est ainsi qu’il passa le printemps 1962 avec sa femme à Oxford et à Londres, avant d’aller passer presqu'une année entière aux États-Unis.

C’est à New York qu’il eut l’occasion de croiser Hannah Arendt à la New School for Social Research, où il fit une série de conférences. De retour en Europe, les Plessner établirent leur nouveau domicile à Erlenbach, près de Zurich, où, entre 1965 et 1972, le philosophe donna des cours de temps à autre à l’université, ainsi que quelques conférences.

Il intégra une maison de retraite dès 1973 pour s’assurer le suivi médical dont il avait quotidiennement besoin, et mourut le 12 juin 1985 dans sa quatre-vingt-treizième année, déjà assez largement oublié de tous.