La littérature c’est du cinéma ! François Truffaut montre en quoi les romans alimentent ses projets cinématographiques.

Critique, scénariste, dialoguiste, réalisateur, François Truffaut (1932-1984) est aussi un lecteur insatiable et un épistolier foisonnant, comme le démontre la correspondance que rassemble et commente, avec sérieux, Bernard Bastide.

Ces lettres classées par ordre chronologique sont passionnantes, justement parce que les destinataires changent au cours du temps selon les projets d’adaptation du cinéaste.

Il y a toutefois des continuités, comme dans ses échanges avec le père jésuite Jean Mambrino (1923-2012), poète et critique littéraire. Ils s’écrivent de 1955 à 1984, devenant de plus en plus familiers au fil des années (dans son dernier envoi, Truffaut écrit « Mon cher Jean » et non plus « Mon père »). La première lettre est d'un grand intérêt : Jean Mambrino y commente le film d’Alfred Hitchcock, Rear Window (Fenêtre sur cour), marquant son désaccord avec André Bazin et proposant une analyse philosophique remarquable, au point que François Truffaut, admiratif, lui demande l’autorisation de la publier dans les Cahiers (sans la phrase critique contre Bazin et signée des seules initiales du religieux). Ce qui fut fait. On ne peut citer ici l’intégralité de cette magnifique missive, mais l'on retiendra ce passage :

« C’est le monde victorien qui se prolonge dans une grande part du monde anglo-saxon d’aujourd’hui (et Hitch ne hait rien tant que ce monde-là). C’est le monde du masque et donc de la solitude de l’impossible communication. Or, ceci est le nœud de Rear Window basé non sur le couple, mais sur la solitude du couple (image essentielle de la relation humaine) lorsqu’il demeure sur le plan de l’apparence (et ceci détruit toute la critique de Bazin sur la superficialité de ces personnages, car précisément ils se meuvent à la surface de l’être). Et telle est la raison de l’importance du thème érotique dans le film : l’érotique est essentiellement une étreinte à la surface de l’être, une palpitation, la fascination de la chair, de l’immédiat, de l’apparence. C’est le lieu ontologique de la solitude. »

Passionnantes, ces lettres le sont aussi par les réponses des correspondants (malheureusement pas toujours conservées). C’est sa grand-mère maternelle, Geneviève de Monferrand, qui l’initie à la lecture, une lecture joyeuse, sans autre but que le plaisir de la découverte de situations romanesques, d’intrigues invraisemblables, d’univers inconnus. Jeune, Truffaut apprécie Balzac, Zola, plus tard Proust, mais il déteste Jules Verne, présenté alors comme un auteur pour enfants. Il lit et relit, développe son esprit critique, — ce qui, pour un jeune indiscipliné et fugueur, qui abandonne l’école très tôt, sort du schéma habituel. On peut donc apprendre à lire, à rédiger une critique, à adapter un roman au cinéma, sans être diplômé !

Sa filmographie témoigne de l’influence de la littérature, songeons à Tirez sur le pianiste, Jules et Jim, Fahrenheit 451, La mariée était en noir, Les Deux Anglaises et le continent, La Sirène du Mississipi… qui proviennent tous de romans. Écrire des lettres va de soi pour lui, au point où il invente le verbe « sévigner » : « Je sévigne, tu sévignes, nous sévignons », écrit-il à son copain Robert Lachenay en 1945.

Il existe cent vingt-deux boîtes d’archives regroupant des milliers de lettres. Certaines ont été publiées en 1988 : plus de cinq cents missives destinées à ses amis, sa famille et ses proches collaborateurs. D’autres correspondances sont parues, avec le pédagogue Fernand Deligny, l'historien du cinéma Claude Gauteur ou encore le cinéaste Claude Jutra. Ce volume rassemble les lettres échangées avec des romanciers, poètes, dramaturges et critiques et constitue un pan de l’histoire littéraire de l’après-guerre à l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Les auteurs marquants sont Jean Cocteau, Jean Genet, Louise de Vilmorin, Jacques Audiberti, René-Jean Clot, Jean Hugo, Maurice Pons, Henri-Pierre Roché, Jean Cayrol, Ray Bradbury, Henri Miller…

François Truffaut, soutenu par André Bazin, devient critique de cinéma à Arts et surtout aux Cahiers du cinéma. C’est là qu’il commande à Jacques Audiberti (1899-1965) une chronique mensuelle subjective. Leurs lettres nous renseignent sur la manière de travailler aux Cahiers, la rémunération du pigiste, l’intervention de Truffaut sur le texte, les réactions d’Audiberti (qui demande que le taxi lui soit remboursé, ainsi que ses billets de cinéma, lorsqu’il ne reçoit pas une invitation pour la « première »). Au fil du temps, une amitié naît entre ces deux hommes d’une génération d’écart. Audiberti est gêné d’être qualifié de « maître » par le jeune cinéaste, dont il suit les premiers pas cinématographiques et qu’il félicite régulièrement.

Avec Henri-Pierre Roché, il s’agit principalement de l’adaptation de ses romans, Jules et Jim et Les Deux Anglaises et le continent, et l’on sent un réel attachement du plus ancien pour le plus jeune, qu’il sollicite pour aider son fils à débuter dans le cinéma.

Truffaut reçoit une lettre d’un certain Christian Bourgois, futur éditeur, qui, le 12 décembre 1956, lui écrit son plaisir de le lire :

« Vous n’êtes pour moi qu’une signature, mais elle paraphe de si belles colères, de si justes enthousiasmes, semaine après semaine depuis des mois que vous êtes un ami : je vous en prie, continuez à exprimer tout votre dégoût devant cette façon paresseuse et fade de critiquer, faire ou jouer des films. »

La même année, Jean Dutourd le félicite :

« Ce que vous écrivez de Madame Feuillère dans le dernier n° d’Arts m’a bien amusé. Il y a bien quinze ans que je pense que cette personne a la distinction d’une charcutière, et qu’elle joue faux. »

Truffaut précise que c’est Philippe Hériat, le romancier d’Au bon beurre, qui lui a indiqué cette critique, insatisfait qu’il est par l’adaptation de son roman.

En août 1960, Cocteau lui envoie un petit mot pour l'informer du mécontentement d’Aznavour : hier, dit-il, le chanteur « était consterné par un article lui faisant dire que Le Pianiste était médiocre, alors qu’il le trouve merveilleux (je le cite). Je t’embrasse. »

Il ajoute en post-scriptum :

« Peux-tu imaginer la situation atroce où Paulhan et Breton mettent le pauvre type qui devait me “remplacer” lorsque la NRF m’a donné mes huit jours. »

Cocteau allait être sacré « prince des poètes », mais Paulhan et Breton agissaient pour lui préférer Saint-John Perse.

Il y a donc aussi, dans ces échanges épistolaires, des anecdotes et des informations extra-cinéphiliques qui intéresseront les lectrices et les lecteurs de littérature. Ainsi, Jean-Paul Sartre, en 1970, remercie Truffaut de lui avoir offert une lettre de Flaubert où ce dernier indique son intention de consacrer un opéra à Verdi. Sartre rédige alors L’Idiot de la famille et cette lettre l’informe d’un détail qu’il ignorait. Il écrit :

« Bref, outre l’agrément presque sensuel à voir l’écriture de mon Gustave et à la posséder (cela me fait toujours étrange quand je me sens propriétaire), votre cadeau joint l’utile à l’agréable. Croyez que je ne la regarderai jamais sans penser à vous. Merci. Croyez, mon cher Truffaut, à ma vive sympathie. »

Les notes nous apprennent que Truffaut lisait Les Chemins de la liberté en 1950, que Jean Genet lui apportait en prison (où il était détenu pour désertion) plusieurs volumes des Situations et qu’en 1970, justement, il vendait La Cause du peuple dans la rue, en compagnie de Sartre et de Beauvoir.

Serge Rezvani, en septembre 1968, écrit à Truffaut que Baisers volés est un « merveilleux film […] certaines scènes sont d’une folie poignante et pourtant tout y est simple, familier. […] Vous vous penchez sur le miroir rose et quelque part des ombres vont et viennent, presque rien mais des ombres carnassières, ça, ça m’a beaucoup plu. »

Marguerite Duras lui demande s’il peut faire travailler son fils, photographe, tout en complétant sa requête d’un « C’est épatant Baisers volés ».

Fernand Deligny, depuis les Cévennes, lui présente « un gamin de douze ans qui n’a jamais dit un mot de toute sa vie. Il n’est ni sourd, ni muet, preste comme un chimpanzé. […] De crétin qu’il était à se balancer, à se jeter par terre, à se cogner la tête contre les murs, il est devenu une brave petite bête qui met la table, va chercher l’eau, fait la vaisselle, ne nous quitte pas. […] Je ne finirai pas de le décrire et d’en parler. Il est, en fait, mon maître à penser puisque je l’ai pris avec nous pour chercher ce que pourrait être un langage non verbal. »

Truffaut, lui répond qu’il comprend d’autant mieux ce garçon qu’il prépare L’Enfant sauvage, inspiré de sa lecture de « deux mémoires de Jean Itard sur Victor de l’Aveyron, rédigés au début des années 1800. » Il lui demande si Jean-Marie J. pourrait jouer le rôle de Victor ? Finalement, cela ne se fera pas.

Il y a dans ces lettres de nombreux projets qui tombent à l’eau, comme quoi le cinéma n’est pas un long fleuve tranquille. L’écriture du scénario, le casting, l’argent pour le tournage, tout cela n’est jamais facile et même si Truffaut a beaucoup tourné, ses envies dépassent ses possibilités. Il renonce à tourner Le Petit Roi, et l’écrit à son auteur, Milan Kundera, en 1977, car il vient d’apprendre que Coluche (« le fameux artiste de music-hall ») prépare un film sur le même sujet. Il conclut sa lettre en espérant, prochainement, faire quelque chose avec le romancier tchèque devenu français. Ce dernier lui répond qu’il ne croit pas envisageable une telle collaboration, car il a hâte de se remettre à écrire, ses cours en français à l’université de Rennes lui ayant pris plus de deux années.

Il y aurait tant à dire sur le contenu de ces lettres, que je ne peux qu’en conseiller la lecture. Celle-ci peut-être dans l’ordre chronologique de leur édition ou bien par grapillage. Certes, le lecteur se sent un peu voyeur, il découvre l’intimité des correspondants et les états d’âme du cinéaste, mais c’est pour la bonne cause : comprendre ce qui anime François Truffaut, sa manière de lire, sa façon d’imaginer l’adaptation d’un roman (ses échanges avec Ray Bradbury ou Jean Hugo sont exemplaires), sa sensibilité. Il comprend aussi que la vie est faite de rencontres et regrette que le SMS se soit si vite substitué à la lettre manuscrite…