Dans le prolongement du « Dictionnaire des idées reçues » de Flaubert, Hervé Laroche dresse le catalogue des « clichés littéraires », ces expressions qui incarnent le chic en littérature.

En 2004, Hervé Laroche publiait un Dictionnaire des clichés littéraires qui se moquait avec humour des formules et métaphores éculées dont la littérature contemporaine est remplie. Il fait paraître aujourd'hui une version augmentée de ce premier ouvrage, qui complète et approfondit ce qu'on pourrait appeler une poétique des clichés littéraires.

« Le Dictionnaire des idées reçues n'est pas un dictionnaire ». Ainsi s'exprimait Flaubert, souhaitant « qu'une fois qu'on l'aurait lu on n'osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s'y trouvent ». Le Dictionnaire que propose Hervé Laroche, pour sa part, n'expose pas tant les idées reçues que les expressions convenues par lesquelles nous les énonçons. Or, si l'auteur préfère le terme de « cliché » à celui d'« idée reçue », c'est peut-être parce que ces manières de dire ont, comme le cliché dans l'univers de la photographie, quelque chose de révélateur.

Dissimuler le vide

Au service du discours vague et général, le cliché littéraire ne cesse de renchérir dans l'insignifiance. Il est, en ce sens, une émanation du « chic » catalogué par Flaubert : on n'est, par exemple, pas oublieux de son parapluie mais de soi-même — comble du chic   .

Mais à cette profondeur apparente répond une vacuité confondante. C'est donc pour dissimuler le vide que la littérature recourt à ces clichés. Ainsi de l'adjectif « désespérément », que l'on adjoint justement au « vide », pour lui donner une consistance : « Vide : la littérature ayant horreur du vide, toujours lui adjoindre "désespérément", même s'il s'agit du réfrigérateur »   . Écrire que « le réfrigérateur est désespérément vide » est une manière de rendre l'ordinaire poétique, mais au prix de la précision. Le cliché est le règne de « l'imprécis délibéré »   , de l'image usée qui ne fait plus sens mais qui fait de l'effet. « Ténèbres : mot fatigué mais qui fait encore bien de l'usage »   .

À trop se concentrer sur le style, on ne pratique plus que des exercices de style. « On voit tout le travail qui attend son auteur pour composer des ensembles plus longs et plus élaborés, ne serait-ce que pour arriver à des choses aussi simples que "plongé dans un abîme de tristesse" »   , écrit Hervé Laroche, non sans quelque ironie. La forme prime alors sur le fond ; le chic se confond alors avec le choc. « Improbable : adjectif très prisé des journalistes de Libération dans les années 1980, au temps où le journal dictait les modes. "Improbable" est devenu une solution chic pour éviter la platitude de "bizarre" ou de "surprenant". »  

Clichés partout, littérature nulle part

Le cliché tend à creuser l'écart entre le monde de l'ordinaire et le monde littéraire, comme en témoigne l'expression « avoir coutume de ». « Coutume : dans la vie ordinaire on a l'habitude de (faire quelque chose), dans la vie littéraire on a coutume de (faire cette chose). Bernard avait coutume de sortir la poubelle dès son retour du bureau. Tout est dans l'absence d'article »   .

« Crépuscule : à l'inverse de l'aurore, n'être attentif qu'à ses derniers feux, jamais aux premiers (ne les jette-t-il pas tout autant ?). Succès étonnant de ce mot, qui pourrait tout aussi bien être le comble du ridicule. À qui le doit-on ? Baudelaire ? Wagner ? » On pourrait croire que le cliché littéraire serait une invention des romantiques ; mais à lire Hervé Laroche, on finit par le voir partout, comme si la littérature était un cliché sans fin.

Chercher des synonymes, des litotes pour éviter la nudité du mot, voici l'ouvrier des clichés littéraires à l'œuvre dans un monde sans étrangeté, sans « accoutrement »   . Le cliché couvre et recouvre, emmure les personnages dans une éloquence vaine. Pourtant, produire une œuvre littéraire ne consiste pas seulement à mettre en relation des mots suivant un rapprochement lexical ou textuel probant. Si ce n'était que cela, un logiciel suffirait.

Ainsi, le Dictionnaire d'Hervé Laroche n'est pas un outil à destination de l'apprenti littérateur. Ce n'est pas un guide des bonnes manières littéraires. Son dictionnaire consiste à rassembler les substantifs, adjectifs, verbes, non pas sous la forme d'une liste, mais de sorte à en offrir une collection ou composition. Car « les clichés sont livrés en kit »   , comme l'écrit l'auteur.

Sans doute Hervé Laroche espérait-il, comme Flaubert avant lui, produire une œuvre dont il serait absent : « Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n'y eût pas un mot de mon cru », écrivait l'auteur du Dictionnaire des idées reçues. Mais rien n'est plus présent que l'ironie de l'auteur d'un tel dictionnaire. On retrouve cette ironie chez Hervé Laroche, qui lui permet de se tenir à l'écart pour rencontrer le cliché dans toute son intimité.

« Il est temps de le révéler : les clichés font un petit bruit ; comme un léger bourdonnement. Un texte zonzonnant de clichés »   . Cette phrase résonne. On se met soudain à penser à Zazie dans le métro, de Raymond Queneau, et ces mots surgis de nulle part débouchent sur des jeux créatifs de sonorité. On l'aura compris, il ne s'agit pas pour Hervé Laroche de vénérer la littérature mais de se prêter au plaisir du jeu avec les mots.