À l'occasion des 15 ans de Nonfiction, Hicham-Stéphane Afeissa, contributeur historique en philosophie et au-delà, revient sur sa pratique de la critique de livres de non-fiction.

Comme quelques autres membres de l’équipe de rédaction de Nonfiction, c’est à l’instigation d’un ancien élève que j’ai commencé à rédiger des comptes rendus d’ouvrages de sciences humaines, et plus spécifiquement de philosophie. En l’espace d’une quinzaine d’années, j’ai apporté environ cent cinquante contributions au site, sans compter celles que j’ai délibérément laissées de côté parce que le ton en était, même à mes propres yeux, trop critique.

Plusieurs raisons m’ont poussé à accepter de me risquer à ce type d’exercice, où quelques-uns de mes aînés sont passés maîtres, tel Robert Maggiori dont je lis chaque semaine les chroniques avec gourmandise en admirant aussi bien l’élégance de la langue que la perspicacité des jugements. Pour un lecteur boulimique (et sans doute tous les chroniqueurs partagent-ils à un degré ou à un autre ce même « vice impuni », celui de la lecture, comme le disait Valéry Larbaud), la possibilité d’exprimer publiquement ce qu’il a pu penser des centaines de pages parcourues au cours de la semaine a quelque chose de libérateur, presque de cathartique. Nietzsche parlait à ce sujet de la métamorphose de l’esprit qui traverse différents âges : l’âge du chameau, l’âge du lion et l’âge de l’enfant. Le chameau est celui qui se charge d’un fardeau pesant pour l’esprit et se hâte vers son désert ; le lion est celui qui veut conquérir sa liberté et veut être maître de son propre désert ; l’enfant est celui qui veut sa propre volonté, celui qui a perdu le monde et qui veut gagner son propre monde. Le fait de se contraindre soi-même à exprimer par écrit les pensées qui ont pu traverser l’esprit à la lecture de tel ou tel livre permet la transformation du chameau en lion – effort salutaire entre tous parce que ce n’est qu’en le faisant que d’autres pensées nous viennent, auxquelles nous n’avions pas songé. Au fond, nul ne sait exactement ce qu’il pense lui-même avant d’avoir tenté de l’écrire et de l’exprimer aux autres.

Et c’est là que réside, à mes yeux, la seconde vertu d’un tel exercice. En offrant à lire à un vaste public – dont l’identité est par essence indéterminable, du fait même de l’accessibilité illimitée que rend possible l’Internet – les notes recueillies au cours de nos pérégrinations livresques, nous tentons d’attirer l’attention sur des ouvrages qui nous paraissent mériter d’être lus et discutés. En ce sens, j’oserai dire que le travail de chroniqueur a véritablement une signification culturelle, s’il est vrai qu’il s’efforce de lutter contre ce que Leibniz n’hésitait pas à appeler, déjà en 1680, la « barbarie », à laquelle pourrait grandement contribuer « cette horrible masse de livres qui va toujours augmentant ». Car, ajoutait-il, « la multitude des auteurs qui deviendra infinie en peu de temps les exposera tous ensemble au danger d’un oubli général ». Les chroniques, même lorsqu’elles accumulent des critiques à l’égard d’un ouvrage donné, constituent une recommandation de valeur en ce qu’elles signalent son existence à l’attention du lecteur et le sauvent ainsi de l’oubli. Il serait intéressant d’examiner plus avant, dans la perspective d’une sociologie de l’art et à la suite de l’essai de Hume sur La norme du goût (1757), le rôle exact que jouent les chroniques littéraires au sein des mécanismes culturels de sélection et de transmission.      

Mais, aussi étrange que cela puisse paraître, un acteur est curieusement absent de ce que l’on pourrait appeler, en référence à un autre site dédié aux mêmes tâches de discussion des ouvrages de sciences humaines, « la vie des idées » : et c’est l’auteur lui-même. En toute naïveté, j’avoue avoir été très surpris, dans les premiers temps de la publication de mes chroniques, de n’obtenir pratiquement aucun retour de la part des auteurs dont les livres étaient examinés – en tout cas, aucun retour réellement constructif, permettant de clarifier les positions des uns et des autres et de faire avancer le débat. Si tel auteur dont j’avais salué le livre avec éloges a su me témoigner sa reconnaissance en m’adressant une caisse de six vins de Bordeaux, si plusieurs autres (bien plus nombreux, hélas!) n’ont pas dissimulé leur dépit à la suite de l’une de mes chroniques défavorables en me laissant des messages discourtois, aucun, en revanche, n’a jamais cherché à répondre à mes critiques et à mes objections.

Cette infortune m’est-elle toute personnelle, est-elle en partie liée à la manière même dont mes recensions sont rédigées, ou bien nous apprend-elle quelque chose sur la vie des idées telle qu’elle se déroule au moins en France ? Je pencherais, pour ma part, pour la seconde hypothèse, ainsi que je le suggérais il y a plus d’un an au détour du compte-rendu du livre de Bruno Villalba, Les collapsologues et leurs ennemis : « nombreux sont ceux qui, écrivant en écologie, ne tolèrent pas la moindre discussion de leurs thèses, qui ignorent délibérément tout ce qui peut s’écrire et se dire en dehors de leur réseau ou de leur sérail, et qui, prêchant la vertu de « considération », n’en accorde absolument aucune aux objections qui peuvent leur être adressées. Ce sont bien sûr les mêmes qui se plaignent le plus bruyamment de l'absence de toute discussion – entendez : de toute discussion de leurs idées, pas de celles des autres ». Ce syndrome, que Kant avait baptisé du nom d’« égoïsme logique », ne laisse pas d’être inquiétant, si l’on en croit le philosophe de Königsberg qui y voyait une forme de « dérangement mental », menaçant non seulement la santé mais l’existence même de la raison.