A l'occasion des 15 ans de Nonfiction, Maryse Emel, rédactrice au pôle philosophie, revient sur sa relation avec le site.

L’art de l’intime ou la lecture

Le hasard a mis un jour Nonfiction sur mon chemin. A moins que ce ne soit une nécessité travestie, celle d’apprendre à lire. Qui sait ? J’ai surtout compris que la lecture est un art, qui associe l’art de la chasse à celui du goût. Il ne s’agit pas de transformer le livre en un gibier à consommer de préférence avant la date limite, ou à en faire un pur plaisir du palais, tributaire de l’état de nos sens soumis eux aussi à une durabilité plus ou moins limitée. Un livre est sensible à son approche.

L’intimité c’est cette relation plus proche de l’entrelacs que d’un « partage », un de ces mots qui à force de répétition produit de la confusion et s’assèche d’être servi à toutes les sauces dont la variété des noms cache souvent une réelle absence de diversité. Il y a des accompagnements culinaires qui gâchent parfois les mets. Ainsi en va-t-il du partage. On partage le butin aussi bien qu’un gâteau avec son meilleur ami. Les parts se distribuent selon des critères variés qui peuvent être contradictoires. Le partage est un peu trop partout pour être quelque part.

Non je ne partage pas mes lectures. Je préfère les enlacer.

Mon travail participe de la circulation du sens du texte, ce qui présente le risque d’en être à la remorque son trajet… ou de le perdre en route. Lire c’est reconstruire ce qu’un autre a écrit, et se mettre en retrait sans pour autant disparaître. Il y a du savoir-faire qui s’aiguise avec le temps. Prendre le temps de lire, de relire, puis écrire, réécrire. C’est ce moment que j’aime : celui où, pour rester dans la métaphore culinaire, « ça mijote ».

Quel que soit le texte que j’entreprends de lire, il ne s’agit pas de commettre un rapt du sens. Ni mainmise, ni réduction. J’entreprends quelque chose qui n’a jamais eu son pareil, écrit Rousseau au début des Confessions. La difficulté c’est de manquer l’auteur, et au nom de cette autorité faire fausse route. Ou passer à côté de l’entreprise de l’auteur parce qu’on s’y est mal pris.

Il n’y a pas de recette. Ou s’il y en a une, elle ne suffit pas.

La recette demeurera toujours extérieure, car trop générale.

Pour la rendre appréciable, il faut la singulariser. L’ouvrir sur le possible d’autres agencements, d’autres lectures.

Un texte s’approche, comme on approche le chevreuil à l’orée de la forêt, dans la juste distance, celle qui garantit prudence et liberté. Liberté de lire ou d’arrêter. Liberté de ne pas tout comprendre.

C’est retrouver ainsi la fonction formatrice du livre. Formation que porte Nonfiction.