Marc Escola défend la thèse audacieuse selon laquelle les penseurs des Lumières ont rêvé au cinéma avant même son invention technique par les frères Lumière.

Un seul s vous manque, et tout est déformé : qui donc a pu penser sérieusement que les frères Lumière avaient inventé le cinéma, quand les Lumières en avaient déjà fait avant eux ? La thèse ressemble à une aimable plaisanterie fondée sur un jeu de mots facile : elle emporte pourtant l’adhésion, car Marc Escola la défend avec une érudition souriante qui la rend convaincante.

Tout est parti d’une lecture du Fils naturel (1757) de Diderot et du « complexe dispositif » qui l’escorte, les « cinq actes de la pièce » se trouvant « flanqués d’un prologue et d’un épilogue également fictionnels qui rapportent les circonstances de sa rédaction puis de sa première représentation seulement privée, en précisant le cadre des trois Entretiens ultérieurs ». Ou plutôt, tout est parti d’une série ou d’un feuilleté de lectures de cet ensemble de textes qui constitue une borne milliaire dans l’histoire du théâtre et, donc, du cinéma, car Escola n’atteint Diderot qu’en passant par Eisenstein et Deleuze, mais aussi Barthes et Guénoun.

Diderot visionnaire ?

C’est en effet Eisenstein qui affirma en 1943 : « Diderot a parlé de cinéma ». Ce serait Diderot qui aurait eu l’« intuition » de l’« œil-caméra », du « travelling » et du « montage », et qui aurait inventé une « théorie du cadre », mais aussi un « spectacle sans spectateurs », donc un « jeu sans adresse ». Impossible de ne pas penser, ici, à la trilogie bayardienne sur les artistes visionnaires : Demain est écrit, Le Plagiat par anticipation, Le Titanic fera naufrage. Mais le propos est différent : Bayard semble peindre la littérature en machine à « imiter le temps » historique (pour reprendre le titre d’un article où le seiziémiste Gilles Polizzi tente d’expliquer comment fonctionnent les prophéties de Nostradamus et de deux de ses lointains héritiers, Tzara et Burroughs) ; tandis que pour Escola, malgré l’usage d’un lexique technique emprunté au septième art, il s’agit moins, au fond, de montrer que Diderot faisait déjà du cinéma, que de montrer qu’il ne faisait plus tout à fait du théâtre parce qu’il rêvait à autre chose. Son vœu sera exaucé de manière posthume par le cinéma.

Des images en mouvement

De la même manière, quand Escola rappelle que, comme l’ont montré « bien des travaux d’archéologie du septième art », les « tentatives pour mettre les images en mouvement » se « multiplient » dans les années 1750, il ne veut pas tant prouver que certaines pratiques de l’image nées au milieu du XVIIIe siècle sont déjà cinématographiques, que décrire des cinétiques ou des cinématiques de l’image inventées par des hommes des Lumières. En Angleterre, l’acteur David Garrick et le peintre William Hogarth « imagin[ent] » ainsi de « recourir à des toiles transparentes et des lumières rasantes pour animer le décor » : ce n’est pas du cinéma, mais les images s’animent dans le lieu nommé théâtre (n’oublions pas que les Américains nomment « theater » la salle de cinéma). À Paris, « Giovanni Niccolò Servandoni élabore […] une technique de projection sur de grands rideaux de gaze » : il n’y a pas encore cinéma, mais il y a bien écran.  

Il y a aussi les « boîtes d’optique », les « lanternes magiques », et bien sûr les « transparents de Carmontelle », dispositif que l’on peut considérer comme un « vénérable ancêtre du travelling latéral ou du plan-séquence », mais qui ne jaillit pas de la seule intuition visionnaire de son inventeur, puisqu’il est « [m]anifestement inspiré par les rouleaux japonais peints à la fin de l’époque Heian (XIIe siècle) et connus en Europe sous le nom d’emakimono ». Le plus intéressant, dans les créations de Carmontelle, d’ailleurs, n’est pas là : ce sont ses tentatives de « théâtre en mouvement », que J.H. Donnard (Le Théâtre de Carmontelle, 1967) nommait aussi « théâtre cinématographique », ses innovations dans le domaine du « théâtre d’ombre », et surtout, sa poétique où la « vie ordinaire » affiche sa chronique sans la « médiation d’une affabulation ». Là aussi, l’utilisation du terme « cinéma » est abusive ; mais déjà, il y a cette idée d’une image en mouvement qui reproduit (mais sans les avoir enregistrés à proprement parler) les accidents de la vie quotidienne.

Un intense désir de cinéma

Or c’est précisément ce qui se joue dans Le Fils naturel. Diderot souhaite que les « réactions aux événements » (Eisenstein) cessent de voler la vedette aux événements eux-mêmes, afin de substituer au temps public de la représentation le temps intime de l’actualisation. Le passé (l’événement) n’est pas ce qui prépare le présent (la réaction à l’événement), ni le présent (la réaction devenue elle-même événement) ce qui prépare le futur (la réaction à la réaction devenue événement). Non, le passé est le futur antérieur du présent, ou si l’on préfère : le présent est du passé en devenir, ce qui signifie qu’on ne peut accéder au passé que si on l’a connu du temps où il était présent, selon la dynamique de ce que Deleuze, lecteur de Proust, appelait le « souvenir pur ». Or, c’est précisément en cela que le cinéma diffère du théâtre. Sur le théâtre, les acteurs s’adressent à des spectateurs à qui l’action est étrangère : par conséquent, le passé ne peut rien être d’autre qu’un moment préparatoire, qui vaut par ce qu’il rend possible, et non par ce qu’il a été. Tandis que le cinéma, qui — comme le rappelle Escola —, fut d’abord conçu comme un moyen de recueillir des moments ou des scènes de la vie familiale ou quotidienne, se débarrasse de la double énonciation : les images ne font plus que rejouer des scènes intimes, à l’intention de ceux-là seuls qui en sont les acteurs. Dès lors, le moment présent ne sort pas du moment passé, mais y rentre.

En somme, le siècle des Lumières ne fait pas encore de cinéma, mais il éprouve un désir de cinéma d’autant plus intense qu’il s’adresse à un objet qui habite encore les limbes, et dont la silhouette est donc intrigante car encore mal dessinée. De la sorte se crée, plutôt que de véritables prototypes du cinéma, un imaginaire de l’image en mouvement libérée de la causalité aristotélicienne et de l’adresse au spectateur qui contribuera sans doute à la naissance du cinéma, puisqu’il incitera les inventeurs de l’avenir à travailler à la réalisation de ce fantasme. Ou, pour le dire avec les mots de Jacques Rancière : « le cinéma comme idée de l’art a préexisté au cinéma comme moyen technique et art particulier ».