Cet essai qui mêle avec une grande habileté histoires politique et littéraire apporte des réponses nouvelles à la question devenue classique de l’écart entre la valeur de l’homme et celle de l’œuvre.

Dans ses jeunes années — « in his salad years », auraient dit les Anglais — Sartre voulut se « faire les dents » (selon son propre aveu) sur François Mauriac dans un article de La Nouvelle Revue française devenu célèbre pour l’apophtegme qui le conclut : « Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus. » Alors on l’imaginerait bien dire aussi, pour répondre à la rumeur qui dit qu’être de gauche, c’est mal écrire : « Je trouve toujours choquant, et blessant, de s’arroger le monopole du style. Vous n’avez pas, Monsieur Mauriac, le monopole du style. Vous ne l’avez pas. »

Plaidoyers pour la réaction littéraire

Il faut dire que le stéréotype a la vie dure : de Stendhal à Houellebecq en passant par les Hussards, innombrables sont ceux qui ont prétendu lier par un signe d’égalité ces deux termes : droite et style — au point de renverser finalement cette équation a priori non réversible : on n’aurait pas seulement du style pour être de droite, on serait aussi de droite pour avoir du style.

Comment ceux-là justifient-ils (quand ils prennent la peine de la justifier) leur thèse ? Par les exemples, d’abord : Joseph de Maistre, Chateaubriand, Flaubert, Baudelaire, Barbey, Morand ne sont-ils pas tous des réacs magnifiques ? On pourrait répondre — pour ne s’occuper que du dernier grain de ce chapelet — qu’il est pardonnable de s’offusquer, comme le fit Morand, du fait que les fidèles aient désormais le droit de toucher l’hostie, mais que le style le plus superbe ne saurait en revanche compenser certains errements vichyssois.

Autre argument, pour le moins simpliste : les écrivains de droite consacreraient toute leur force vitale au style, tandis que leurs confrères de l’autre bord auraient l’air d’écrire de la main gauche parce qu’ils gaspilleraient leur énergie à s’occuper d’idées, d’idéaux ou, pire encore : d’idéologies.

Soit. Mais ce n’est pas pour nous entretenir de telles banalités que Vincent Berthelier a écrit son essai au titre en trompe-l’œil : Le Style réactionnaire. De Maurras à Houellebecq. Non, c’est pour analyser et, en somme, « déconstruire » (le mot est galvaudé, mais en l’occurrence il semble se justifier) une argumentation parfois spécieuse, mais la plupart du temps très subtile, ou du moins très habile. Pour les uns, si les écrivains de droite ont de l’allure, c’est parce que leur style est l’expression littéraire de l’élégance du désespoir : être de droite, ce serait ne pas y croire — c’est ce que Vincent Berthelier nomme « le pessimisme anthropologique des réactionnaires ». Pour les autres, si les partisans de la vieille école ont du cachet, c’est parce que leurs textes sont le terrain d’un combat sublime entre leur goût de l’ordre et une secrète passion pour l’émeute, parce qu’ils vont sur le pré contre eux-mêmes dans leurs œuvres : chez ces « anarchistes de droite », comme on dit, le style aurait alors tendance à ruer dans les brancards. D’autres encore soutiennent cette thèse, qu’il fallait les ultras pour sauver la littérature de l’embourgeoisement. On n’a pas atteint la vingtième page du livre de Vincent Berthelier qu’on a déjà rencontré toutes ces idées, savamment ordonnées, intelligemment analysées, joliment résumées.

Des classiques aux puristes

Ce qui plaît aussi dans cet essai, c’est qu’il compose une sorte de camaïeu de notions dont il indique nettement la parenté, mais pour mieux les distinguer en fonction de leurs nuances historiques comme esthétiques. Il y a d’abord la réaction : le mot désignait au XVIIIe siècle une attitude consistant à « s’oppos[er] au progrès de l’histoire ». Au siècle suivant, les réactionnaires sont les royalistes et, plus largement, les zélateurs de l’Ancien Régime. Mais au XXe siècle, la notion se dédouble : pour les hommes de droite, réagir, c’est défendre avec une mâle vigueur l’« organisme » moral et spirituel nommé France (ou Occident) contre les maladies qui le menacent. Pour le peuple des écrivains de gauche, en revanche, être réactionnaire, c’est considérer l’histoire comme une pente glissante qu’on peut suivre peut-être, mais de préférence en la remontant.

Autre notion importante : le classicisme. Vincent Berthelier consacre, plus précisément, un chapitre au classicisme de Maurras, qui voudrait que l’histoire esthétique fasse demi-tour, enjambe résolument le cadavre du romantisme (ainsi que ceux de ses rejetons, « Parnasse, symbolisme, décadentisme, naturalisme », car il ne sert de rien de tuer le Tsar si l’on ne supprime pas du même coup le Tsarévitch), pour revenir au temps de « La Rochefoucauld, Racine, Malherbe, La Fontaine, Boileau, […] Bossuet et Bourdaloue » — mais surtout Buffon, dont la formule fameuse, « le style est l’homme même », lui est un talisman. On aurait tort cependant d’en conclure que pour Maurras, la forme prime le fond : car le style, pour Buffon comme pour son lointain épigone, ce n’est rien d’autre que le sain ordonnancement des pensées.  

Troisième mot-clef (on arrêtera là cette énumération) : le purisme ; le purisme qui n’est pas à proprement parler une affaire de style, mais de grammaire. Les puristes qu’évoque Vincent Berthelier, et qu’il appelle aussi les « nouveaux remarqueurs », ont nom Abel Hermant, André Thérive, Abel Bonnard. Pour eux, l’ennemi, c’est tout ce qui sépare la langue française de ce qu’elle était sous l’Ancien Régime. Précieux autant que ridicules souvent, ils n’ont peur d’aucun archaïsme ni d’aucune pédanterie. Ils ne reculent devant rien pour rendre le français à la pureté de sa jeunesse classique — mais on connaît les résultats des opérations de chirurgie de jouvence trop ambitieuses…

Une « histoire de la droite littéraire »

Enfin, ce livre vaut aussi par son ambition historique. Sans jamais tomber dans le piège du schématisme, il distingue trois périodes qui rythment à la fois l’histoire littéraire et l’histoire politique : l’entre-deux-guerres, qui a « pour centre de gravité l’Action française », et où « domin[e] une droite nationaliste et traditionaliste » ; un moment de crise, ensuite, quand le « nationalisme traditionnel » perd de son crédit en raison de « l’émergence du fascisme européen » ; enfin, après 1970, une ère où les « nouveaux réactionnaires » (de Cioran à Houellebecq en passant par Renaud Camus et Richard Millet) accompagnent (parfois comme la mouche accompagne le coche) la naissance d’une « nouvelle droite des plus actives » certes, mais que l’on ne saurait guère considérer comme un surgeon historique des droites d’un passé pourtant pas si lointain.

Ce que nous offre Vincent Berthelier, c’est donc aussi une histoire des rapports des écrivains de droite à l’histoire : les réactionnaires de la première vague veulent la prendre à rebrousse-poil ; ceux de la seconde vague essaient de sauver les meubles en pleine tornade historique ; ceux de la troisième vague, enfin, ont le sentiment de vivre et d’écrire sur le bord extérieur de l’histoire.

Bref, il faut lire ce livre : pas seulement parce qu’il prouve de façon magistrale « que “style réactionnaire n’est pas un pléonasme » ; mais aussi parce que, nous donnant à relire nombre d’écrivains dont on aurait aimé qu’ils ne soient pas acteurs de l’histoire politique, mais qu’on n’aimerait pas pour autant voir disparaître de l’histoire littéraire, il apporte des réponses nouvelles à la question devenue classique de l’écart entre la valeur de l’homme et celle de l’œuvre, et nous aide non seulement à réduire la fracture, mais aussi à faire un choix entre notre admiration pour certaines pages de très haut parage et notre écœurement devant des compromissions que rien, absolument rien, ne rachète.