Une nouvelle traduction de Théocrite nous invite à redécouvrir celui qui fut longtemps reconnu comme « l’un des plus grands poètes de la Grèce ».

Sainte-Beuve aura beau dire : on peine à lire une œuvre sans tenter de l’ajuster à son auteur – et les œuvres fascinent d’autant plus que ce désir d’appariement est contrarié par l’ignorance où l’on demeure parfois des circonstances de la vie de ceux qui les ont écrites.

Thomas Pynchon l’a bien compris, qui poursuit de sa vindicte les journalistes qui osent essayer de le photographier. Maurice Blanchot de même avait su apprécier à leur juste valeur les vertus de la publicité négative : ainsi fut-il avare, comme d’ailleurs Lautréamont avant lui, de son image, et fit-il précéder ses livres de cette notice biographique que seul l’usage du présent empêche de prendre pour une épitaphe : « Sa vie est entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre ». D’autres fantasmèrent cette disparation sans oser s’escamoter vraiment : c’est Barthes assassin plutôt que suicidaire au moment de tuer l’auteur ; c’est Mallarmé rêvant à un Livre qui aurait envoyé son « Maître […] puiser des larmes au Styx » ; c’est Flaubert affirmant à Georges Sand que « l’artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la sienne ».

On aurait tort, certes, de prendre l’histoire à rebrousse-flots, et d’attribuer ce même appétit d’évanouissement aux auteurs anonymes du Moyen-Âge ou aux auteurs de l’Antiquité dont n’est resté, outre l’œuvre, que le nom (ainsi Homère, dont Samuel Butler, après un examen minutieux des traces de sa personnalité inscrites dans les mots de ses œuvres, alla jusqu’à affirmer qu’il devait s’agir d’une jeune femme). Mais il est certain qu’on lirait différemment Théocrite – car c’est à lui que devait nous mener cette traversée des siècles à reculons – si l’on en savait un peu plus sur sa vie. Il fut un Syracusain du IIIe siècle avant notre ère : voilà à peu près tout ce que ses poèmes nous disent de lui. Or Pierre Vesperini, son remarquable traducteur, en est convaincu (même s’il sape sa théorie par une incidente délicatement incisive), Théocrite a organisé sa propre disparition :

 

Il y a, autour de Théocrite, une sorte de mystère. […] Et je suis sûr – mais c’est le roman que je me compose dans ma tête – que ce mystère est dû à Théocrite lui-même. Délibérément, il se sera enveloppé de silence et de nuit, pour laisser tout l’espace, toute la lumière, à ses poèmes, sans les encombrer d’une statue. […] Et il y avait peut-être une sorte de mysticisme aussi chez Théocrite. Un mysticisme du verbe poétique.

[…] Nulle statue, nulle biographie, donc. Tout doit se perdre, tout doit se consumer dans le brasier de la langue, de la pure beauté, du jeu infini. Flaubert, autre mystique du verbe, à l’heure où l’Europe oubliait Théocrite, sut reconnaître en lui l’égal de Shakespeare, de Goethe et de Byron.

 

Disparition longtemps sans conséquences pour la renommée du poète, mais qui, on l’aura compris, devait se doubler, dans les deux derniers siècles, d’une soudaine autant qu’inexplicable crise d’amnésie de la postérité : Théocrite, inventeur de la poésie bucolique, mais pas seulement (il est aussi, les morceaux choisis par Pierre Vespirini le prouvent, un maître inégalé du mime, c’est-à-dire de la « petite comédie “réaliste” », de la poésie érotique et de la poésie épique), est « l’un des plus grands poètes de la Grèce, comme tout le monde le savait de l’Antiquité au XIXe siècle, [mais] il est aujourd’hui le plus oublié de tous ».

Pierre Vespirini ne nous demande pas de le croire sur parole, puisque ces propos, il les tient dans sa préface à ses traductions publiées dans la belle collection « Poésie » de Gallimard sous un titre non moins beau : Les Magiciennes et autres idylles. Mais on aurait pu aussi bien acheter ce livre chat en poche (c’est pourquoi on ne citera pas ici Théocrite en personne, mais son commentateur seulement) : les poèmes sont incomparables, les notes, où il est question entre autres de prunes, de boutons sur le nez et de pièges à sauterelles, sont divertissantes autant que savantes, la bibliographie est fort utile, et Théocrite, qui comptait déjà quelques grands noms dans la galerie de ses traducteurs (à commencer par Leconte de Lisle et Maurice Chappaz), a gagné encore en éclat, si c’était possible, avec cette nouvelle traduction en français.