24 chercheuses et chercheurs se penchent sur la présence (ou l'absence) des femmes aux spectacles depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, et donnent une consistance inédite au terme « spectatrice ».

Les femmes ont-elles un rapport spécifique aux spectacles, qui justifie qu’on aborde cette pratique au prisme du genre ? C’est à cette question qu’est consacré cet ouvrage collectif, produit d’un colloque ayant réuni une quarantaine de chercheuses et de chercheurs en 2019 à la Maison de la Recherche de l’Université Sorbonne Nouvelle. L’éventail des études réunies permet de comparer à la fois des époques et des aires géographiques, mais aussi différents lieux de spectacle vivant (du théâtre au cinéma en passant par tous les espaces de loisir voire l’espace public) et différentes types d’analyses (sociologique, philosophique, historique, etc.).

Certains aspects de cette thématique sont bien connus : les contraintes morales qui pèsent sur les comportements des femmes aux spectacles, les attentes sociales qui les poussent à s’y présenter dans certaine tenues ou en certaines compagnies, la différenciation genrée des loisirs, les conséquences du partage entre sphères publique et domestique quant à leur fréquentation de ces lieux. On connaît aussi l’articulation du genre et de la classe, qui assigne aux femmes des places et des rôles différents aux spectacles, qui en fait des lieux de socialisation particuliers, etc.

Mais on découvre également, à la lecture du livre, des analyses de l’expérience vécue des spectatrices, à partir d’écrits intimes, des réflexions sur le choix des tenues, des études sur la fréquentation des théâtres par les femmes dans les colonies, des examens des préjugés sociaux et des clichés misogynes qui accompagnent les femmes lors de leurs sorties, ou encore des récits de la manière dont les spectatrices s’identifient à telle ou telle héroïne.

Quelle que soit l’approche choisie, un même fil rouge traverse les différents articles rassemblés dans ce volume : la question de l’activité des spectatrices et celle du spectacle comme lieu d’émancipation pour les femmes. Plus précisément, ce volume, d’un article à un autre, nous invite à considérer que la faculté de juger développée par les femmes au théâtre aiguise leur regard critique sur le monde.

Évaluer la présence des femmes au spectacle

Il convient toutefois de s’interroger d’emblée sur la présence des femmes au spectacle tout au long de la période historique prise en compte par les auteurs (« De l’Antiquité à nos jours »). Cette présence n’est en effet ni identique à toutes les époques, ni continue, ni porteuse de la même valeur. Or, les documents permettant de préciser ces points — notamment pour les périodes les plus anciennes — ne sont pas légion, et les études y étant consacrées sont rares.

En ce qui concerne Athènes, en particulier, les textes sont pour le moins ambigus, car ceux qui nous sont parvenus ne portent pas de regard réflexif spécifique sur la présence (ou l’absence) des femmes dans les théâtres. Du fait de cette situation, les chercheurs ont longtemps considéré que les femmes n’assistaient tout simplement pas aux spectacles — ce que l’absence de sources ne suffit cependant pas à établir avec certitude, et que des études plus récentes ont remis en question.

Du côté de Rome, un panorama des sources et des recherches sur le sujet nous conduit à la même incertitude. Lorsqu’elle étaient présentes, les femmes étaient en tout cas reléguées à certaines places secondaires, dans les gradins.

Au Moyen Âge, enfin, la réponse à la question de la présence des femmes aux spectacles est tout aussi délicate, dans la mesure où les textes de cette époque ne mentionnent que très peu le public, de manière générale — et que la notion de théâtre est elle-même complexe à mobiliser pour cette période. On peut toutefois alléguer que des distinctions étaient établies entre les femmes du peuple et les femmes de la cour, et que si ces dernières bénéficiaient d’un statut propre, les premières devaient sans doute se contenter des représentations données sur la place publique.

L’émergence de la « spectatrice » 

C’est à l’aube de la modernité que l’on commence à employer le terme « spectateur » (d’abord au masculin) et que l’on assiste à une féminisation progressive du public — il faudra attendre le XVIIIe siècle et Olympe de Gouges, avec son journal intitulé La Spectatrice, pour que l'usage entérine pleinement la forme féminine du terme. Le genre semble alors opérer une division du travail des spectateurs : les hommes ont le monopole de la raison et de la distance réflexive, les femmes celui de la sensibilité et de la spontanéité. Et on retrouve ce partage des tâches au cœur des productions littéraires galantes. De même, les correspondances, les mémoires et les opuscules de femmes, telles que celles de Mme de Sévigné, de Mme de Maintenon, de La Palatine, valorisent l’attitude qui consiste à se laisser aller au plaisir de la représentation, au refus de l’érudition et à la place primordiale donnée aux émotions. Ainsi, la différenciation des sexes contribue très largement à la construction culturelle de l’expérience des spectateurs.

Entre les XVIIe et XVIIIe siècles, la spectatrice acquiert un rôle significatif dans la production littéraire. On présente désormais volontiers les hommes et les femmes composant ensemble le public des spectacles. C’est notamment le cas de La Critique de l’École des femmes de Molière, représentée en 1663, qui accorde aux spectatrices une place bien plus importante que celles qu’on leur accordait traditionnellement dans les comédies. En somme, les spectatrices font désormais partie intégrante du spectacle en tant qu’espace social et que catalyseur de la vie sociale.

Les formes multiples du « spectacle » et du « public »

En cherchant à étudier la notion de « spectatrice » selon des perspectives si variées et à des époques si éloignées, les articles rassemblés ici se trouvent confrontés au problème de l’unité de leur objet. Celui-ci doit en tout cas admettre une certaine extension, qui ne réduise pas le « spectacle » aux représentations artistiques formelles, mais qui englobe également les événements plus informels, qui se déroulent sur la place publique et dont on peut effectivement se poser comme « spectatrice ».

D’autres emplois plus larges sont à noter dans les différentes contributions. Par exemple, on apprend que sous le règne de François Ier, la présence des « Dames » à la cour est de plus en plus appréciée, de sorte que, au témoignage de l’écrivain Brantôme, ces courtisanes se transforment en « spectatrices » du pouvoir, lequel s’esthétise de plus en plus. Il n’est pas rare, en effet, de considérer la cour comme un spectacle. On peut s’attarder notamment sur le moment des ballets : l’exhibition de corps performant, qui se comportent à la fois comme acteurs et comme spectateurs de la danse, offre l’occasion de réflexions intéressantes. De manière générale, c’est la politique qui devient un spectacle (comme on dirait aujourd’hui que les citoyens sont « spectateurs » des événements), et la question se pose de la spécificité du regard des femmes qui en sont les « spectatrices ».

La notion de « public » fait également l’objet d’un élargissement. Le public, entendu en un sens artistique restreint, est assez bien identifié et défini à travers l’histoire européenne : il accompagne l’extension progressive et de grande ampleur de l’art d’exposition, qui fait des théâtres des espaces sociaux centraux, où se forme une communauté de spectateurs — nommée précisément « public ». La composition de ce public a aussi été amplement travaillée : les lieux de spectacle sont fréquentés par des personnes variées, issues de classes et de groupes différents, dont on a pu commenter (ou dont on ignore, parfois) la proximité et les échanges mutuels.

L’ouvrage propose cependant d’élargir la notion de public à d’autres dimensions : on peut interroger grâce à elle l’organisation des salles, les étagements du théâtre, la subdivision des rangs, qui organisent spatialement mais aussi socialement les spectateurs. En l’occurrence, les loges offrent aux femmes la possibilité d’être actives dans leur rôle de spectatrices, tant en matière d’analyse des œuvres qu’en matière de relations sociales ; les différents espaces du théâtre sont aussi des lieux où certaines compétences proprement féminines sont acquises — à commencer par l’expertise vestimentaire ou cosmétique. La description du fonctionnement du théâtre de Parme au XIXe ou de la Scala de Milan à la même époque confirment ces observations et la présence forte et autonome des femmes (de l’aristocratie, pour l’heure) dans l’expérience culturelle des spectacles.

Expériences de spectatrices 

La diversité des articles présentés dans ce volume permet de donner de la consistance à l’expérience que fait la spectatrice lorsqu’elle se rend au théâtre ou à l’opéra. L’analyse du thème de la femme passionnée d’opéra — dans les opéras eux-mêmes ou dans la réalité — est l’occasion de surmonter certains préjugés, notamment sur les différences entres hommes et femmes dans leur rapport (plus ou moins exalté) au spectacle.

Les lettres de Julie de Lespinasse au comte de Guibert, par exemple, évoquent les représentations d’opéras et attestent de l’influence des femmes dans les Salons (et donc dans la critique rationnelle des spectacles). Elles nous donnent même à lire certaines appréciations portées par des femmes sur les œuvres considérées. Mais ces lettres font aussi le lien entre l’addiction musicale des femmes avec l’addiction amoureuse. L’auteure parle même de « jouissance » — laissant en suspens la question de savoir si cette jouissance des spectacles est proprement féminine ou non.

La croissance des mouvements féministes sous la IIIe République modifie sensiblement l’expérience des spectatrices. L’essor, dans la presse, des journaux et des revues féminines, mais aussi l’évolution du droit des femmes — dont celui de se rendre au spectacle sans l’autorisation du mari — permet de promouvoir la création féminine et la discussion entre femmes des spectacles qu’elles ont vus. On se dégage ainsi de l’opposition entre un spectateur rationnel et une spectatrice émotive qui avait été été héritée des siècles passés. Un article consacré aux femmes sur scène et hors scène donne notamment à lire des témoignages de femmes qui s’émancipent de l’enfermement codifié de leurs pratiques du spectacle.

Les femmes occupent, par ailleurs, de plus en plus de places officielles dans le monde des arts. La duchesse d’Uzès ou la comtesse de Noailles, par exemple, du fait de leur notabilité et de leur notoriété, promeuvent la création féminine et tiennent des rubriques de spectatrices dans la presse. Au même moment, la féminisation des noms de professions s’installe dans l’usage : autoresse, femme littératrice, ou auteuse. 

Au final, les nombreuses contributions de cet ouvrage, dont les sujets sont répartis dans le temps et dans l’espace, donnent largement matière à penser. Il ne se contente pas de témoigner de situations, mais approche la figure singulière de la spectatrice autant d’un point de vue historique, sociologique et philosophique. La finesse des analyses obligent le lecteur à être attentif au vocabulaire, à la multiplicité des significations des termes, ainsi qu’aux contextes qui prêtent des connotations positives ou négatives aux vocables utilisés. L’expérience féminine et féministe des salles devenue ici objet d’observations et de commentaires permet non seulement d’évaluer la fréquentation féminine des spectacles, mais encore de cerner la diversité de l’engagement des femmes dans ce domaine. Cet engagement reposant largement sur une éducation artistique et culturelle, on ne s’étonnera pas l’ouvrage s’achève sur la nécessité et les enjeux d’une telle éducation.