Loin d'ajouter un énième commentaire à l'œuvre de Francis Bacon, l'ouvrage de David Sylvester tente de saisir la structure et l’atmosphère des toiles du maître.

En 1948, David Sylvester, écrivain et critique d’art, écrit pour la première fois sur le peintre Francis Bacon, son contemporain. À l’époque, il ne le connaît pas personnellement. Mais lorsqu’il rencontre l’artiste en 1950, une amitié naît entre les deux hommes, qui ne s’interrompra qu’à la mort de Bacon, en 1992. Tout au long de la carrière de l’artiste, David Sylvester suit les expositions qui lui sont consacrées, puis les rétrospectives successives qui parcourent le monde. À chacune de ces occasions, il entreprend une série d’entretiens avec le maître, soit pour la radio, soit pour la télévision. Les données s’accumulent au fil du temps, préparant la matière d’un ouvrage à venir, qui ne paraîtra qu’en 2000, sous le titre anglais Looking Back at Francis Bacon, et dont nous lisons ici une traduction. À l’intimité et à l’émotion des entretiens répond d’une certaine manière la distance réflexive du livre.

L’ouvrage est assorti de quelques visuels en noir et blanc d’œuvres du peintre, qui permettent d’illustrer le propos. La traduction de Jean Frémon a le mérite de souligner l’originalité du style de Sylvester en anglais, et de pointer les difficultés de traduction qu’il a rencontrées. Enfin, il faut indiquer que Sylvester a eu accès, pour composer son livre, à des œuvres de Bacon qui n’ont été retrouvées qu’après la mort de l’artiste, soit qu’elles aient été négligées par lui de son vivant, soit que sa volonté posthume de destruction de certaines œuvres n’ait pas été respectée.

Un rapport original à la peinture

Afin de présenter le parcours du peintre, Sylvester choisit d’analyser différentes œuvres caractéristiques de tel ou tel engagement de l’artiste ou de tel ou tel moment de son travail. La difficulté de cette démarche tient cependant au fait que Bacon ne peignait pas régulièrement au début de sa carrière et détruisait la plupart de ses tableaux. Dans sa « Présentation », Frémon insiste sur l’aspect « destructeur » du comportement de Bacon : « le sentiment de l’échec ne naît pas de la modestie vraie ou fausse, mais d’une toujours plus haute ambition et les œuvres de moindre qualité ne sont que des étapes sur la voie de l’absolu ». C’est probablement la haute ambition de Bacon qui a détruit des œuvres peut-être majeures, sans en laisser aucune trace, même photographique. Mais cinquante ans après le décès de l’artiste, des pans entiers de son œuvre, constitués de toiles donnée à des amis ou écartées par l’artiste sans pour autant disparaître, refont surface, et donnent l’occasion de belles études comparatives.

Sylvester commence par analyser la Crucifixion de 1933, une grisaille fine et épaisse, sorte de radiographie d’un squelette étendu sur une croix. Ce qui intéresse l’auteur dans ce tableau, c’est la manière bien particulière avec laquelle Bacon fait usage de la peinture, ce médium « curieux et fluide ». Ensuite, il se focalise sur l’allégeance que l’artiste prête alors à Picasso. Par cette analyse inaugurale, le lecteur découvre un parcours qui est à la fois celui du peintre et celui d’une époque artistique.

La section « Extraits d’entretiens », proposée à la fin de l'ouvrage, est à cet égard particulièrement éloquente : ces fragments inédits, regroupés par thèmes et datés, qui sont tirés de l'enregistrement des conversations entre les deux amis, proposent au lecteur de s'attarder sur certains traits de caractère du peintre et surtout sur les rapports entretenus par Bacon avec ses homologues — Rembrandt, Degas, Goya, Giacometti, mais aussi Warhol, Rauschenberg voire Rothko.

Sylvester retient également de son ami une pratique étonnante, qui concerne le mode d'exposition de ses peintures. Bacon interposait délibérément une plaque de verre entre son tableau et le spectateur, de manière à ce que le spectateur lui-même et la pièce dans laquelle il se trouve se reflètent dans le tableau. Bien loin de chercher à amoindrir ce phénomène, comme le font les verres anti-reflets qui protègent actuellement les œuvres dans les musées, Bacon joue avec lui. Selon lui, ce reflet donne une unité à la peinture, en même temps qu'il crée une distance entre la création et celui qui la contemple. « J’aime que cela repousse l’objet le plus loin possible », déclare-t-il à Sylvester.

Une autre particularité de la peinture de Bacon tient au fait que toutes les toiles existantes sont verticales (à quelques exceptions près), et qu'elles présentent une seule masse par toile. Les êtres humains y sont figurés à une échelle semblable. Les figures sont séparées des décors, conçus avec une couche très fine de couleur plate, par des coups de pinceau nets et particulièrement visibles. Dans les scènes en perspective, le peintre introduit des flèches et des lignes qui fonctionnent comme des signes diagrammatiques superposés à l’image. Enfin, de nombreuses œuvres sont intitulées « études de… », signalant par là qu’elles constituent des études préliminaires en vue d’une réalisation plus définitive.

Le cri, l'animalité et la mort de Dieu

Sylvester identifie, par ailleurs, une thématique récurrente dans l’œuvre de Bacon, qui est le cri. Dans la Crucifixion de 1933, il relève certains traits empruntés au Christ Vilipendé de Grünewald : des gueules ouvertes, des hurlements, des cris de menace. En les analysant, l’auteur nous reconduit d’abord vers les Érinyes et autres Harpies légendaires bien connues de l’imaginaire grec. Bacon avait en effet une obsession pour l’Orestie d’Eschyle ; il y a puisé une citation sur laquelle il revenait souvent : « La puanteur du sang humain me sourit ». 

Mais Sylvester poursuit ce repérage du thème du cri dans la série des papes, bouches ouvertes et regards terrorisés — à propos de laquelle l’auteur remarque que le sujet du « pape » doit être rapprochée du « papa », pour lequel Bacon nourrissait des sentiments très forts, quoique l’artiste ait toujours refusé les interprétations psychanalytiques de son œuvre. Cette série, qui présente des papes tout en bouche doit vraisemblablement les considérer tout en cri. On connaît le rapport entre ces figures et le tableau de Velasquez, sur la photo duquel Bacon travaillait — Bacon admirait la « magnificence de la couleur » chez le peintre espagnol. Mais ce qui frappe, dans ces tableaux, c’est que la figure du pape, à la fois monumentale et évanescente, se trouve diluée dans la virulence de l’ambiance environnante. La bouche a en effet une dimension cosmique, comme si elle équivalait à la Bouche de l’Enfer. L’immensité de la bouche du pape suggère également « un grognement animal ». C’est là un effort qui animait Bacon en permanence : « faire affleurer l’animalité dans l’humain ».

Au fil de la lecture, on perçoit chez Bacon une philosophie picturale imprégnée de l’idée nietzschéenne de la mort de Dieu. Cela ne signifie pas, pour l’artiste, que la vie soit désormais dépourvue de but et de sens ; Sylvester explique que, pour lui, l’absence de Dieu et de la promesse d’une vie après la mort ne conduit pas pour autant à un nihilisme radical. Bacon considère que ce sont nos pulsions qui donnent un sens à nos vies, et que le rôle du peintre est d’en fabriquer des images.

Au total, il s'agit bien de découvrir « Bacon à nouveau », mais pas sur le mode de la répétition, ni même sur celui d'une nouvelle interprétation. David Sylvester présente plutôt au lecteur un grand récit, redonnant toute sa cohérence à une œuvre que l’on traite habituellement par pièces et par morceaux.