L’Empire africain du Mâli (XIIIe-XVe siècle), à la fois méconnu et mal connu, mérite mieux. Deux historiens rouvrent le dossier et un important chantier.

Cela faisait près d’un demi-siècle qu’aucun ouvrage en français n’avait été consacré à l’Empire du Mâli, cet ensemble politique d’Afrique de l’Ouest aux frontières géographiques et temporelles (XIIIe-XVe siècle) floues, qui ne doit pas être confondu avec son homonyme contemporain   . La publication simultanée de deux ouvrages qui le prennent comme objet d’étude est donc un événement.

Le premier est tiré de la thèse d’histoire d’Hadrien Collet, membre de l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO), qui analyse l’ensemble des discours et représentations construits sur le Mâli depuis le Moyen Âge.

Le second, consacré à différents aspects de la culture politique du Mâli, est dû à François-Xavier Fauvelle, titulaire de la chaire d’histoire et archéologie des mondes africains au Collège de France (il s’agit de la version éditée de son cours pour l’année 2021-2022).

Ces deux livres sont publiés dans une nouvelle collection de CNRS Éditions, dirigée par F.-X. Fauvelle et destinée à accueillir des ouvrages sur l’histoire africaine. Avec des approches très différentes mais complémentaires, ils proposent de renouveler le regard contemporain sur le Mâli médiéval.

Une histoire à dépoussiérer

Les deux historiens partent d’un même constat : les connaissances communes sur le Mâli médiéval sont aujourd’hui bien poussiéreuses. L’Empire du Mâli est un objet historique mal identifié, dans le temps comme dans l’espace. Si quelques dates et quelques noms nous sont parvenus, ce que nous ignorons outrepasse largement ce qui est connu. Aussi, toute affirmation doit-elle susciter la méfiance, parce que les sources disponibles permettent rarement d’établir des certitudes.

F.-X. Fauvelle invite à exercer son esprit critique dans une longue introduction originale qui décortique la principale source d’information sur le Mâli disponible pour le grand public : la page Wikipédia consacrée à l’Empire. Des dates retenues aux interprétations, en passant par les cartes, tout est au mieux exagéré et extrapolé, au pire erroné, sans compter plusieurs contradictions internes. Ces problèmes illustrent pour l’auteur la façon dont l’histoire africaine est malmenée : le degré d’exigence y semble beaucoup plus bas que pour d’autres espaces et périodes.

C’est également le reflet d’un sous-investissement de la recherche et de la difficulté à vulgariser un sujet où les hypothèses sont beaucoup plus nombreuses que les certitudes. Il est aussi possible de reconstituer la généalogie de certaines erreurs ou extrapolations, qui en remontant de livre en livre trouvent leur source dans des travaux de spécialistes souvent vieux d’un siècle, mais qui font toujours autorité (par exemple pour les dates de règne et la généalogie des souverains du Mâli). D’où la nécessité de commencer par « déplanter un décor savamment planté ».

Voilà précisément la mission que s’est donné H. Collet dans sa thèse : faire la généalogie des discours sur le Mâli, selon une méthode d’histoire régressive qui part du présent. Trois grandes couches narratives sont explorées dans une archéologie du savoir : la période contemporaine qui englobe le colonial et le postcolonial d’un côté, les écrits médiévaux de l’autre ; entre les deux, une séquence trop souvent délaissée, celle des chroniques rédigées en Afrique de l’Ouest après le XVe siècle, auxquelles la dignité d’écrit historique a longtemps été refusée.

Comme F.-X. Fauvelle, H. Collet constate que le cadre interprétatif général dont les spécialistes actuels ont hérité est peu ou prou toujours celui fixé par des classiques de la bibliothèque coloniale comme Haut-Sénégal-Niger (1912) de Maurice Delafosse, ou Les Empires du Mali (1929) de Charles Monteil.  Une histoire africaniste, excroissance à la fois de l’administrations coloniale et de l’orientalisme arabisant, dont l’historien reconstitue les réseaux et les méthodes.

Parmi les pages les plus intéressantes du livre d’H. Collet figurent celles qu’il consacre à la place du Mâli médiéval dans la construction identitaire des États africains au sortir de la colonisation — moment où, sans surprise, l’intérêt pour le sujet décroit fortement chez les chercheurs de l’ancienne métropole. Deux phénomènes se croisent alors : la visibilité croissante de spécialistes africains et l’appropriation de ce lointain passé par les nouveaux États, au risque d’une instrumentalisation fantasmée des grandes figures historiques dans le cadre de romans nationaux.

Comme le démontre H. Collet à partir d’une recherche en archives, notamment au Mali (le Mali actuel cette fois-ci), ce sont souvent les mêmes spécialistes, érigés en intellectuels nationaux, qui participent aux deux phénomènes simultanés : Mamby Sidibé au Mali, Cheikh Anta Diop au Sénégal, Djibril Tamsir Niane en Guinée (Soundjata ou l’épopée mandingue, 1960). Leurs œuvres innovent souvent dans la narration (plus littéraire) et le point de vue (plus africain), mais peu dans la méthode historique, en dépit de l’apport croissant des traditions orales ; le renouvellement des connaissances est limité.

Le dossier du Mâli devait donc être entièrement repris, en révélant les exagérations, erreurs et interprétations passées, qui sont toujours signifiantes car elles permettent de comprendre ce qui, à chaque époque, a été projeté sur le Mâli médiéval. Il faut alors savoir repartir de zéro ou presque, ce qui pose bien évidemment la question des sources disponibles.

Les paroles restent, les écrits aussi

La difficulté des sources sur le Mâli tient à leur double éloignement, spatial et temporel, puisque les sources directement contemporaines de l’Empire qui nous sont parvenues ont été écrites en arabe, dans le monde arabe, tandis que les sources régionales (manuscrits et traditions orales) sont bien postérieures aux faits qu’elles rapportent. Quant à l’archéologie, déjà peu développée dans la région, elle est rendue encore plus difficile par la situation sécuritaire actuelle. Les spécialistes doivent donc se contenter d’un corpus relativement maigre.

La recherche sur l’Empire du Mâli est avant toute chose une science des sources, sur lesquelles une réflexion collective est menée depuis quelques décennies. C’est de leur critique que de nouvelles connaissances et interprétations peuvent émerger, loin des approches positivistes.

Les sources les plus connues sont des extraits de célèbres auteurs arabes : Al-‘Omari, Ibn Battûta et Ibn Khaldûn, trois auteurs du XIVe siècle, qui écrivent à l’époque considérée comme l’apogée du Mâli. La renommée du Mâli atteint le monde arabe, notamment le sultanat mamelouk du Caire. C’est pourquoi l’événement le plus célèbre associé à cet empire médiéval se déroule paradoxalement hors de ses frontières, à savoir le pèlerinage du sultan Mûsâ (Moussa) vers les lieux saints du Hedjaz en 1324-1325. Selon l’expression d’H. Collet, le Mâli est alors « à la une », si bien que pendant plusieurs décennies de nombreux auteurs arabes lui consacrent quelques paragraphes. Le pèlerinage du sultan, qui s’est arrêté au Caire à l’aller et au retour, fait aussi l’objet d’un chapitre chez F.-X. Fauvelle, qui essaye d’en reconstituer le trajet.

Ces sources sont connues depuis longtemps, ce qui n’empêche pas de les analyser à nouveaux frais. En étudiant les références tacites ou explicites des auteurs arabes ainsi que leur méthodologie, H. Collet propose une approche inédite. Jusqu’à présent, compilés dans des recueils édités il y a plus d’un siècle, ces textes étaient étudiés les uns à côté des autres, isolés des œuvres dont ils sont extraits. C’est pourtant ces œuvres qui permettent d’en éclairer la portée.

L’œuvre d’Al-‘Omari dresse par exemple le tableau des puissances musulmanes dans le monde, ensemble dans lequel le Mâli a le prestige d’être intégré. Cette nouvelle approche revient à prendre ces auteurs plus au sérieux que ce qui a toujours été fait jusqu’ici, non en reprenant sans critique ce qu’ils rapportent, mais en les considérant comme historiens et écrivains à part entière. Leurs récits s’inscrivent dans un régime d’historicité particulier qui ne doit pas être ignoré.

Contrairement à ce qui est régulièrement affirmé, le corpus de texte disponibles n’est pas non plus fermé. H. Collet pense qu’il est toujours possible de découvrir de nouveaux manuscrits, et surtout d’y intégrer les écrits ouest-africains de la période postmédiévale. Rédigés en arabe au sein de plusieurs foyers intellectuels urbains (Tombouctou, Walata, Sokoto), ces textes sont porteurs eux aussi d’un régime d’historicité sur le Mâli, dont la gloire passée se fait encore entendre à leur époque.

Enfin, les traditions orales, qui prennent la forme de récits épiques récités par des poètes ambulants, les griots, sont une autre forme de mémoire ouest-africaine et prolongent le souvenir de l’Empire du Mâli jusqu’à nos jours ; notamment celui de ses grands héros, comme le personnage de Soundjata (qui peut être assimilé au plus ancien sultan connu du Mâli, un dénommé Mâri Djâta, selon Ibn Khaldûn). Dans un chapitre qui tranche quelque peu avec les autres, F.-X. Fauvelle s’interroge sur la valeur à accorder à ces œuvres, qui sont à la fois littéraires et historiques.

Le grand puzzle du Mâli

Que peut-on alors savoir sur le sultanat du Mâli ? Autant la diversité des sources que leur éparpillement sont indépassables. Mais il faut faire avec les manques plutôt que céder à la tentation de combler les trous.

Pour F.-X. Fauvelle, qui a déjà procédé ainsi dans son ouvrage le plus connu, Le Rhinocéros d’or   , il faut procéder par éclairages isolés, qui de temps en temps peuvent être reliés entre eux. L’histoire du Mâli, écrit-il, est « un immense puzzle dont [les historiens] ne connaissent que quelques pièces, sans savoir de combien de pièces est constitué le puzzle, ni combien de pièces se sont perdues, chacun forçant plus ou moins pour parvenir à emboîter les pièces les unes aux autres »   .

Cela n’empêche pas de reprendre de grandes questions en suspens, dont la plus connue est la localisation de la capitale du Mâli — que celle-ci soit inconnue montre bien l’étendue de notre ignorance sur le sujet, et la vanité de toute tentative de synthèse. Plusieurs spécialistes ont tour à tour émis des hypothèses sur son emplacement. À partir d’une lecture fine des sources, F.-X. Fauvelle se risque à proposer à son tour un nouveau lieu, impossible à vérifier à l’heure actuelle. Inutile de divulgâcher ici cette hypothèse (qui n’est révélée qu’en fin d’ouvrage), car celle-ci ne prend sens qu’au cours d’une enquête dont le lecteur prend plaisir à suivre le déroulement, d'autant que le site n'est pas particulièrement célèbre.

À ce titre, chacun des chapitres de son livre constitue une petite enquête policière qui rouvre des cold cases et propose de nouvelles interprétations en déplaçant certaines pièces du puzzle. Le fil conducteur est une réflexion sur les institutions politiques de l’Empire, ou plutôt sur ce que les quelques sources disponibles peuvent nous en dire lorsqu’elles sont étudiées au mot près, et lorsque l’historien tente de dénouer certaines incohérences apparentes, plutôt que de les ignorer.

Il en va ainsi pour un célèbre passage transmis par Al-‘Omari (qui lui-même le tenait de seconde main), dans lequel le sultan Mûsâ, lors de son passage au Caire, explique son accession au trône : son prédécesseur aurait disparu au cours d’une expédition maritime vers l’ouest, dont la véracité et l’interprétation ont donné bien du fil à retordre aux spécialistes. F.-X. Fauvelle, en s’appuyant sur la généalogie des successions donnée par Ibn Khaldûn (qu’il révise au passage), propose d’y voir le signe d’une rupture au sein de la dynastie : ce récit maritime est raconté par celui qui a bénéficié de cette rupture et qui, se rendant à La Mecque pour entreprendre une grande expédition vers l’Est, cherche peut-être une forme de légitimation religieuse.

Les hypothèses restent des hypothèses : elles ne surviennent qu’à la suite de longs développements que le lecteur est invité à suivre et dont les limites ne sont jamais occultées. Toutefois, au fil des enquêtes, un motif se dessine : la culture politique du Mâli paraît s’appuyer sur un double référentiel qui donne son titre à l’ouvrage, à savoir les masques et la mosquée (le culte des masques, forme de religiosité locale, et l’islam). Cette dualité est perceptible dans le cérémonial décrit par Ibn Battûta, par  l’utilisation de deux termes pour désigner le souverain : d’un côté Mansa, de l’autre sultan. Il ne s’agirait pas ici d’un syncrétisme, mais plutôt d’une « coprésence », d'une « juxtaposition religieuse » qui maintiendrait les deux registres sans les fusionner. Une telle interprétation ouvre donc de nouvelles pistes pour comprendre le Mâli.

Avec deux tons différents, les livres d’H. Collet et de F.-X. Fauvelle parviennent donc à renouveler le regard sur le Mâli. Tiré d’une thèse (et donc parfois interrompu par des développements historiographiques), le premier est surtout destiné aux chercheurs, tandis que le second peut attirer un public plus large. Ensemble, ils démontrent tout l’intérêt de se pencher sur une histoire trop méconnue, pour peu que l’on soit prêt à se contenter d’hypothèses parfois fragiles. C’est le chemin pour y parvenir qui est le plus intéressant ; dans le cas du Mâli, la moindre avancée représente déjà beaucoup.