Le droit du travail est devenu un sujet en soi pour la sociologie du même nom, qui est de plus en plus amenée à s'intéresser à la manière dont celui-ci informe les relations sociales.

L'intérêt pour le droit n'a cessé de grandir chez les sociologues du travail ou tout au moins certains d'entre eux, qui, plutôt que de le voir comme un cadre formel déconnecté des pratiques sociales, l'appréhendent désormais comme un élément essentiel (parmi d'autres) des relations sociales de travail. Et la sociologie du droit du travail se développe en France comme dans d'autres pays, dans différentes directions, pour aborder des objets divers et variés, en lien étroit avec les évolutions du droit du travail. L'ouvrage collectif dirigé par Vincent-Arnaud Chappe et Jean-Philippe Tonneau, Le droit du travail en sociologue, qui vient de paraître aux Presses des Mines, en offre un ensemble d'illustrations, invitant à « se saisir les concepts de la sociologie du droit pour analyser et penser le travail ».

Nonfiction : La sociologie du travail fait désormais une large place au droit, qui informe profondément les relations de travail, à tous niveaux. Elle décrit le tournant « pro-entreprise » qu’a pris le droit du travail depuis de nombreuses années. Ses implications, qui sont souvent lourdes pour les salariés, sont également visibles dans les multiples contraintes ainsi faites à ces « auxiliaires du droit », que sont les syndicalistes ou les inspecteurs et les médecins du travail. Quelle appréciation portez-vous en sociologues du travail sur ces évolutions du droit ?

Vincent-Arnaud Chappe et Jean-Philippe Tonneau : Différents travaux - dont notamment l’ouvrage de Laurent Willemez Le Travail dans son droit - ont très bien documenté ce tournant « pro-entreprise » qu’a globalement pris le droit du travail depuis les années 1980. Désormais, dans cette perspective portée par les différents gouvernements (avec des nuances selon les couleurs politiques), il s’agit en priorité de créer un environnement législatif qu’on souhaiterait plus « hospitalier » pour les entreprises. Cette perspective est justifiée par l’analyse que le droit du travail protecteur des salariés se serait hypertrophié au cours des Trente Glorieuses, et que ces protections seraient devenues un handicap dans le cadre de l’économie globalisée et hyper-concurrentielle qui est la nôtre. Bien sûr, cette analyse économique qui a l’allure du bon sens n’est pas unanimement partagée, que ce soit par les économistes ou les juristes, mais des coalitions d’acteurs positionnées dans différents champs sociaux auraient réussi à l’imposer comme une évidence.

Il faut néanmoins nuancer ce constat : si le droit du travail s’est largement « assoupli » au profit des entreprises et au détriment des salariés (en complexifiant parfois l’action des auxiliaires du droit traditionnellement dévolus à leur défense), il ne faut pas non plus le rendre plus homogène qu’il ne l’est. Sous l’influence des différentes sources de production du droit, et reflétant également les contradictions et tensions qui traversent le champ politique, certains droits des salariés se sont vus au contraire renforcés : on pense par exemple au droit de la non-discrimination ou de l’égalité femmes-hommes, à la protection contre le harcèlement, etc. D’autres droits comme la réduction du temps de travail portent dans leur conception même des ambiguïtés quant à leur logique, en tension entre progrès social pour les salariés et plus grande flexibilité offerte aux entreprises dans l'organisation des temporalités. Il faut donc compléter l’analyse socio-historique globale par des analyses plus spécifiques permettant d’appréhender ces éventuelles contradictions concernant tant la production du droit que sa mise en œuvre. 

Ce tournant pro-entreprise s’est accompagné d’un important développement de la réglementation, en réalité de moins en moins contraignante pour les entreprises. Là encore quelle appréciation portez-vous, en sociologues du travail, sur ce point ?

Là aussi, il faut porter un regard plus nuancé. Que le droit ait évolué en faveur des entreprises, c’est un fait indéniable, comme le montre par exemple l’évolution du droit du licenciement ou la remise en cause du principe de faveur. Mais est-ce qu’on peut dire pour autant qu’il est moins « contraignant », ou moins présent ? Les directions d’entreprise ne sont en tout cas pas de cet avis, pointant toujours l’ensemble des obligations juridiques qui pèsent sur leur action. 

On peut certes de façon un peu caricaturale dénoncer ces plaintes comme l’expression de la mauvaise foi d’acteurs qui souhaiteraient pousser plus loin leur avantage. Mais elles expriment également la continuité d’un cadre juridique, de l’obligation d’un formalisme dans les relations de travail qui n’a pas connu de remise en cause fondamentale. Ce n’est pas parce que le droit est favorable aux entreprises qu’il y a « moins de droit ». Ce serait en effet confondre la tendance à la « juridicisation » (la place croissante prise par le référentiel juridique dans nos sociétés) avec le caractère contraignant ou punitif du droit. Or le droit ne fait pas qu’empêcher : il « habilite » également les acteurs, leur offre des possibilités d’action, des cadres d'interaction sécurisés, etc. De même, les récentes réformes de la négociation collective certes favorisent l’échelon de l’entreprise où le rapport de force est largement défavorable aux syndicats, mais elles obligent également à une importante production d’un droit conventionnel au niveau de l’organisation, comme le montre Arnaud Mias. 

D’où ce paradoxe : les entreprises peuvent se plaindre qu’il y a « plus de droit », alors que ce droit est souvent produit pour leur faciliter la vie ! C’est d’ailleurs ce qui distingue le néo-libéralisme du libéralisme traditionnel : le fait que l’Etat joue un rôle important (en termes de régulation notamment), mais en faveur de la concurrence et du marché.

Notons enfin que les entreprises ne sont pas passives face aux plus ou moins nouvelles régulations juridiques qui s’imposent à elles : dans le sillage des travaux de Lauren Edelman aux Etats-Unis   , de nombreuses recherches s’intéressent à la façon dont les entreprises s’emparent des contraintes juridiques qui s’imposent à elles pour en partie les désamorcer ou les réinterpréter dans une logique managériale. C’est le cas par exemple des obligations en termes de responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Mais ce mouvement de managérialisation du droit n’est pas une fatalité : il dépend d’un rapport de force et de la capacité des différents acteurs (entreprises, société civile, acteurs gouvernementaux, judiciaires, etc.) à imposer leur propre interprétation du droit. On le voit par exemple avec les inspecteurs du travail étudiés par Anaïs Bonanno, mais aussi par les médecins du travail qu’observe Romain Juston Morival. 

Les évolutions de la relation d’emploi qui ont retenu le plus l’attention ces dernières années, entre les emplois de plateformes, le recours aux stages, où il s’agit en fait de tenir un véritable emploi, ou encore le recours très développé aux sans papiers dans certains secteurs, ne peuvent guère être étudiées sans faire très largement référence au droit en vigueur. Là encore, quelle appréciation portez-vous en sociologues du travail sur ces situations ?

C’est bien sûr une évolution majeure de la période actuelle. La sociologie du travail s’est en partie confondue avec une sociologie de la société salariale, tant la relation salariale a incarné la « normalité » de la relation de travail, et a au-delà marqué l’ensemble des institutions de la société. Le contrat de travail analysé par Claude Didry a ainsi constitué une « révolution symbolique » structurante de notre modernité industrielle.

Si le salariat reste aujourd’hui la forme contractuelle dominante, on voit néanmoins qu’elle n’est plus hégémonique et que d’autres « formes » (sociales) de travail se font de plus en plus présentes : auto-entrepreneuriat - « ubérisation », stages, bénévolat, micro-travail, travail du client, travail détaché, etc. On peut bien sûr s’interroger sur l’avenir de ces formes de travail : sont-elles destinées à remplacer le salariat, ou au contraire observe-t-on une forme de complémentarité entre un noyau de travail stabilisé dans le salariat et une nébuleuse de formes d’emplois plus ou moins dégradés, plus ou moins « juridicisés » (on pense par exemple à l’utilisation stratégique du travail des « sans-papiers » et aux arrangements juridiques qu’elle implique analysés par Daniel Veron). 

Mais d’un point de vue de la sociologie du droit du travail, une autre question se pose : comment - et pourquoi - se construisent et se stabilisent ces nouvelles « formes » du travail ? Car à nouveau on voit que la dé-salarisation de certaines franges du travail ne peut se résumer à un simple retrait des régulations juridiques, au profit de ce qui serait du « non-droit ». On observe au contraire une intense et souvent conflictuelle activité juridique et judiciaire visant à re-stabiliser, sous des formes nouvelles, les relations d’emploi - confère le chapitre de Maud Simonet ou celui de Sarah Abdelnour et Emilien Julliard. A ce titre, les conflits sociaux concernant la définition et l’encadrement du travail sont extrêmement intéressants à regarder pour le.a sociologue, car ils sont des moments d’explicitation de ce qu’on entend par travail, par subordination, des horizons normatifs des acteurs, etc. Les batailles juridiques ou l’analyse de la jurisprudence sont à ce titre des arènes d’investigation essentielles pour les sociologues, car elles permettent de repérer les arguments mais également les réponses institutionnelles, judiciaires ou législatives, qui leur sont apportées. 

En même temps, et c’est l’un des intérêts du livre que de le montrer, même si le contexte est peu favorable pour les raisons indiquées ci-dessus, mobiliser le droit reste pour les travailleurs et leurs représentants un moyen important pour faire évoluer les situations de travail. Pourriez-vous dire un mot des formes que sont susceptibles de prendre ces « recours au droit » et de ce que l’on peut alors en penser ?

Oui, à nouveau il faut insister sur cette dimension : le droit est pluriel, contradictoire. Il est pro-entreprise mais il protège également les salariés, il est un outil de subordination mais également de contestation. Aux Etats-Unis, Michael McCann avait bien analysé ces « prises » présentes dans la structure même du droit et permettant éventuellement de le retourner contre sa propre logique. C’était également une analyse proche qu’ont développée des juristes proches de la CFDT dans les années 1970, théorisant le « conflit des logiques » inscrit au sein même des normes juridiques.

Les recours peuvent bien sûr d’abord être d’ordre individuels, que ce soit en ayant recours aux prud’hommes ou en brandissant la menace du droit. Il ne faut pas négliger le recours individuel, justement parce qu’il serait individuel et donc éloigné de considérations collectives ou politiques : dans ces contestations locales se joue également le processus d’encadrement de l’arbitraire patronal, avec des répercussions potentiellement collectives. Mais les travaux sociologiques montrent les obstacles à ces usages, conditionnés par des effets de connaissance du droit, de maîtrise des compétences juridiques ou de capacité à s’attacher des alliés eux-mêmes compétents, de rapports de force inhibant potentiellement la possibilité ou l’intérêt du recours, etc - on le voit notamment dans le chapitre de Camille Trémeau sur l’usage du droit par les jeunes salarié.e.s. 

Les sociologues ont également porté beaucoup d’attention ces dernières années aux recours judiciaires « collectifs », que ce soit par exemple pour contester des discriminations organisationnelles, des restructurations d’entreprise (comme le montre le chapitre de Jean-Philippe Tonneau), etc. Ces recours collectifs ont souvent des trajectoires longues, au gré des différentes instances et arènes dans lesquelles le conflit se déploie. S’ils peuvent déboucher sur des victoires, ils impliquent souvent une retraduction des enjeux dans une grammaire du droit qui contraint les potentiels de montée en généralité et de politisation. A ce titre, ils sont souvent ambigus, témoignant à la fois d’un épuisement des formes traditionnelles de l’action collective mais aussi de leur renouvellement, dans des cadres qui sont néanmoins très contraignants au niveau institutionnel.

Ces recours collectifs posent de façon évidente la question de la place des syndicats, qui sont souvent (mais pas toujours) moteurs dans ces contentieux. Ils peuvent ainsi exprimer une forme d’impuissance des syndicats, trop faibles pour imposer un rapport de force au sein de l’entreprise. L’action judiciaire permet alors de changer les règles du jeu, mais avec des coûts importants et des contraintes sur les revendications.

C’est plus largement l’enjeu du positionnement des syndicats face à la juridicisation sur lequel il faut s’interroger. Les conflits judiciaires demandent des compétences techniques très élevées (en interne ou déléguées à des professionnels), mais c’est également le cas des terrains de la négociation au sein de l’entreprise, qui sont des espaces importants de production d’une légalité au niveau de l’entreprise. Que faire alors face à ces exigences de technicisation ? Les syndicats se doivent désormais d’être des acteurs compétents juridiquement, des « intermédiaires du droit » pour reprendre le concept de Jérôme Pélisse, mais il y a bien sûr un piège qui est celui de renforcer des logiques d’éloignement par rapport aux aspirations et récriminations des salariés. Il y a sûrement une pratique du droit à laquelle réfléchir, pour que celui-ci ne soit pas qu’un langage contraignant et hermétique mais s’inscrive dans un projet d’émancipation collective et de démocratisation réelle des relations de travail. Les contributions de Josépha Dirringer sur « un autre droit du travail » et de Michel Lallement sur les perspectives utopiques en droit du travail ouvrent des pistes de réflexion dans ce sens.