La catégorie esthétique du « nocturne », reconnue en musique et en peinture, constitue aussi un objet de réflexion fécond dans le domaine de la photographie et du cinéma.

Le nocturne et l’émergence de la couleur : cinéma et photographie est un ouvrage volumineux et fouillé, qui examine la question de la figuration de la nuit en s’appuyant sur de nombreuses analyses de photographie et de séquences de films. La réflexion de Judith Langendorff porte sur trois niveaux : les moyens techniques qui permettent de photographier ou de filmer la nuit (prises de vue nocturnes, mais aussi fabrication d’une nuit artificielle), le nocturne comme création plastique (fondée sur l’intensification des couleurs), et la fonction dramaturgique des éclairages nocturnes.

Ces recherches se fondent sur un principe que la philosophe Baldine Saint-Girons formule clairement dans un essai consacré à la peinture, Les marges de la nuit : les ténèbres des scènes nocturnes s’avèrent « un puissant agent d’intensification », qui « oblige les lumières ou les couleurs suffisamment vives à se concentrer, au lieu de se diluer »   . Comme le souligne Philippe Dubois dans la préface du livre de Judith Langendorff, l’un des points forts de son travail réside dans le fait que « le postulat “coloriste” y est remarquablement travaillé, à la fois dans son enjeu de principe et dans les analyses de cas ».

La structure

L’ouvrage présente trois grandes parties. La première partie, qu’on pourrait qualifier de phénoménologique, s’intéresse aux distorsions liées à l’obscurité nocturne (l’exacerbation des couleurs donc, mais aussi les distorsions de la lumière, du son, des décors, des corps, l’altération de l’espace et du temps). Les deux dernières parties sont consacrées aux puissances agissantes du nocturne, en mobilisant deux concepts, la sublimation et la transfiguration : l’auteure situe sa réflexion à la croisée de différents champs disciplinaires, avec des références venues l’histoire de l’art, de la philosophie, de la littérature et de la psychanalyse. Le livre se clôt avec une postface très éclairante de Baldine Saint-Girons, qui analyse le travail accompli Judith Langendorff au regard des hypothèses qu’elle avait elle-même posées dans Les marges de la nuit.

Photographie et cinéma : correspondances

Le corpus étudié s’avère fécond, dans la mesure où il permet de rapprocher deux champs artistiques qui font assez rarement l’objet d’études conjointes. Du côté de la photographie, Judith Langendorff a choisi des œuvres réalisées après 1970. Elles appartiennent à deux catégories : la photographie de paysage et la photographie mise en scène. Les analyses s’attachent particulièrement aux travaux de l'américain Gregory Crewdson et de l'australien Bill Henson, mais portent aussi sur les œuvres des photographes français ou britanniques Daniel Boudinet, Jean-Christophe Bourcart, Rut Blees Luxembourg, Crystel Lebas, Darren Almond, Laurent Hopp, Nicolas Dhervilliers et Floriane de Lassée. Du côté du cinéma, Judith Langendorff s’attache principalement à des longs-métrages de fiction, réalisés par quatre cinéastes américains : Stanley Kubrick, Francis Ford Coppola, Brian De Palma et David Lynch.

Toutes les œuvres étudiées sont en couleurs, ce qui correspond bien entendu à la volonté d’explorer la dimension « coloriste » du nocturne. On peut s’interroger sur les choix effectués par Judith Langendorff (car le sujet aurait aussi pu amener vers un cinéma plus expérimental, comme celui par exemple de la cinéaste franco-belge Chantal Akerman ou du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul), mais ils font apparaître, de façon surprenante, une influence du cinéma sur la photographie.

Les films retenus sont des films d’auteur mais aussi, pour certains, des films populaires qui ont rencontré un grand succès commercial et qui ont marqué l’imaginaire des artistes. Judith Langendorff note que « les recherches des photographes autour du nocturne s’inscrivent à la suite de ces univers connus du grand-public et exemplaires sur le plan formel » ; elle ajoute que Gregory Crewdson et Jean-Christian Bourcart, par exemple, citent explicitement ces références. À cet égard, le travail d’illustration, très poussé (le livre comprend quatre cahiers d’images en couleurs, l’auteure ayant obtenu l’accord de nombreux artistes pour la reproduction gracieuse de leurs photographies) s’avère utile, car il permet d’observer aisément les similitudes qui existent entre les œuvres photographiques et les photogrammes des films analysés.

Le rapprochement de la photographie et du cinéma fait aussi émerger la question du passage au numérique. Dans les deux champs artistiques, on constate que le nocturne s’associe bien souvent à un travail de post-production très poussé (notamment chez Henson, Crewdson, ou chez Lynch), de sorte que la prise de vue proprement dite semble occuper une place de plus en plus marginale, au profit d’une « fabrication » de l’image qui se rapproche d’une pratique picturale. De ce point de vue, certains photographes inventent un romantisme contemporain qui puise dans un fonds cinématographique et littéraire (le Dracula de Coppola, Phantom of the Paradise de De Palma) et tendent paradoxalement, en recourant aux « effets spéciaux » numériques, à renouer avec une tradition picturale plus ancienne.

La nuit : figure-image et figure-forme

Tout au long de l’ouvrage, le nocturne est envisagé à la fois comme « figure-image » et « figure-forme ». En effet, si la nuit est un phénomène visible qu’on peut représenter, elle implique aussi une altération du visible qui détermine la forme même de la représentation. Elle induit des distorsions, elle exacerbe les couleurs, elle repose sur une vision décentrée, bref elle agit, note Judith Langendorff, comme un « catalyseur du regard ».

L’auteure parvient à maintenir tout au long de son ouvrage une tension productive entre ces deux façons d’envisager le nocturne. Cette tension lui permet d’envisager le nocturne comme une production hybride qui met en jeu un phénomène naturel (la nuit), mais aussi des sources d’éclairage liées aux activités humaines, ainsi qu'un travail technique et artistique. Les précisions qu’apporte l’auteure au cours de ses analyses (sur les différents types d’éclairages urbains, sur la disposition des sources lumineuses lors du tournage d’une séquence, sur les objectifs utilisés, l’ouverture du diaphragme, etc.) nous font découvrir une grande variété d’approches, qui vont de la fabrication d’une nuit artificielle (la nuit cosmique de 2001 : l’Odyssée de l’espace) à de simples prises de vue effectuées de nuit, mais dans lesquelles la durée d’exposition joue un rôle capital (chez Crystel Lebas et Darren Almond, par exemple).

Le nocturne comme catégorie esthétique

L’une des questions soulevées par l’ouvrage est de savoir si le nocturne peut être considéré comme un genre, dans le champ de la photographie comme dans celui du cinéma. Dans ces domaines, en général, le nocturne n’a été jusqu’ici envisagé que d’un point de vue technique. Judith Langendorff établit, a minima, que le nocturne constitue bien, au cinéma et en photographie, une catégorie esthétique au sens où l’entend le philosophe Étienne Souriau : les scènes de nuit correspondent à la création d’une atmosphère affective particulière, à un éthos — elles interrogent le regard et invitent à la contemplation, elles sont propices à l’exaltation des forces psychiques et émotionnelles les plus profondes.

L’auteure avance également que le nocturne peut être considéré comme un dispositif, dans la mesure où, en tant que « figure-forme », il a la « capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (Giorgio Agamben). Cette hypothèse permet à Judith Langendorff d’explorer les enjeux politiques du travail de certaines photographies de paysage, qui nous donnent à voir une nature fragile, vulnérable, menacée par l’urbanisation croissante et l’exploitation aveugle des ressources terrestres.

En ce qui concerne la question du genre, l’auteure ne tranche pas. Elle estime que le nocturne peut bel et bien être considéré comme un genre en photographie, mais que la même affirmation n’est pas convaincante dans le champ du cinéma. La difficulté réside sans doute dans le fait qu’au cinéma le genre est associé à un type de récit donné. On pourrait, ici, revenir à la définition donnée par le professeur de cinéma américain Rick Altman : le genre cinématographique associe des éléments sémantiques et syntaxiques.

Or l’on voit bien que le nocturne est tout entier du côté du « sémantique » : on ne peut pas dire que le nocturne se caractérise par des éléments syntaxiques. En revanche, l’ouvrage montre bien l’importance déterminante des scènes de nuit dans la construction dramaturgique des films — à cet égard, le travail de Judith Langendorff s’avère particulièrement stimulant et nous invite à prolonger le travail d’analyse en abordant d’autres corpus.