À partir de son parcours personnel, le philosophe Günther Anders dresse un tableau poignant des conséquences existentielles de la migration forcée.

L’universitaire émigré est souvent mieux armé que ses compagnons d’infortune dans l’expérience migratoire, notamment en termes de ressources, qu’elles soient matérielles ou linguistiques. Toutefois, le savant est parfois chassé ou contraint à fuir son pays d’origine pour des raisons politiques. Ce fut notamment le cas des Juifs allemands, qui contribuèrent à la vie intellectuelle de leurs pays d’accueil respectifs (États-Unis, France ou encore Grande-Bretagne), à l’image du philosophe Günther Anders (1902-1992).

Membre de l’École de Francfort, un temps époux d’Hannah Arendt et surtout grand spécialiste de la philosophie de la technique, il est aussi l’auteur d’un article sur « l’émigré », écrit en 1962 pour la revue Merkur, que les éditions Allia viennent de publier en français. Cet essai n’est pas le récit de sa vie, mais il offre une réflexion plus large sur le fait d’être émigré.

Privations existentielles

La vie de l’émigré se caractérise, selon Anders, par la fracture biographique : impossible pour lui de raconter sa vie au singulier. La stabilité de l’arrière-plan, qui concerne la majorité des existences, fait défaut à l’émigré ; ballotté d’un lieu à l’autre, celui-ci se voit privé de l’élément qui « assure habituellement la cohésion entre les moments de la vie ». La vision d’ensemble devient alors impossible pour l’émigré, sa vie se réduit à sa dernière étape en cours. Son milieu, toujours changeant, ne lui rappelle pas les différents épisodes de son existence, puisqu'il lui fait perdre ses repères familiers. La « pluralité » qui caractérise sa vie « complique sérieusement le travail de la mémoire ».

Le sentiment d’exister découle de notre reconnaissance par les autres, plus que d’une expérience de pensée abstraite chère à Descartes. Or, pour Anders, l’exilé cesserait rapidement d’être l’objet de pensée d’un tiers dans son pays d’origine (excepté ses persécuteurs, au début). Dans son nouveau pays, il n’est pas connu, d’où l’empressement de certains à s’intégrer pour être à nouveau reconnus par autrui.

Les exilés perdraient également le droit de devenir adultes, sans pour autant rester dans une « éternelle jeunesse » : « Nous avions en effet hérité de la part la moins attrayante de la jeunesse. Habitant les chambres garnies du provisoire, considérant notre quotidien comme un simple intermezzo », écrit Anders. Pire, nombreux sont ceux qui furent privés d’une « mort valable », loin de leurs proches, reposant dans des lieux inaccessibles ou indéterminés.

Une existence détournée

L’attachement au provisoire dont témoignèrent certains émigrés traduirait une volonté de suspendre dans le temps l’existence du régime qui les avait contraint à partir. De fait, ajoute Anders :

« Nous étions toujours ailleurs en pensée, du côté, précisément, de ce qui se passait chez nous […] nos pensées ne parvenaient notamment pas à se détacher d’une éventualité suffocante : la propagation au monde entier de la catastrophe qui touchait les droits humains, et dont nous nous sentions comme l’avant-garde des victimes. »

Le parcours de nombreux émigrés fuyant Paris après avoir quitté l’Allemagne dans les années 1930 — leur départ pour l’Amérique — confirme cette impression.

Le constant effort et l’énergie dépensée à survivre matériellement lors de l’exil occupent l’esprit de l’émigré, reléguant plus loin d’autres soucis. Anders éprouve une certaine honte à ce que ses pensées aient été focalisées sur les mesquineries de son quotidien, quand il savait que l’effroyable continuait à se produire dans son pays d’origine. L’émigré est alors dépossédé de sa capacité à se consacrer à ce qui aurait dû être sa préoccupation essentielle.

En outre, l’émigré doit souvent apprendre une nouvelle langue, quand bien même il en maîtrise à la perfection une ou plusieurs. Il est jugé par son nouvel entourage sur sa capacité à la parler, souvent de manière balbutiante. Certains se réfugient alors dans leur langue maternelle, qu’ils s’efforcent de continuer à écrire, également pour en conserver la connaissance qu’ils en avaient.

Anders termine sa réflexion sur la paradoxale liberté qu’une telle situation offre à des écrivains exilés, privés dans l’immédiat du débouché de la publication et donc de ses contraintes éditoriales. Il livre ainsi une description de l’état d’esprit de l’émigré (le terme de réfugié ou d’exilé aurait peut-être été plus approprié), largement tributaire du contexte de la Seconde Guerre mondiale et de son propre état d’intellectuel. Si sa perception des choses est souvent très subjective, susceptible d’être réfutée par des contre-arguments, elle reste partiellement transposable à d’autres situations contemporaines de migration.