C'est en compagnie de la mystérieuse Ambrosia, peinte sur une fresque de Pompéi, un stylet posé sur les lèvres, que Sally Bonn voyage au cœur de l'écriture.

« J’imagine tous ces mots qui flottent à la surface de l’eau. […] On dirait une bibliothèque de la mer. »   Pour Sally Bonn, écrire, c’est laisser la trace singulière d’un passage, d’une passante, d’un passé.

Ambrosia est le nom que Sally Bonn, dans Écrire, écrire, écrire, attribue à celle qui l’invite à suivre la trace de l’écriture en train de se faire. Dépeinte sur une fresque retrouvée à Pompéi, ville de la disparition, où la trace se fait indice, Ambrosia traverse silencieusement le livre de Sally Bonn, par son invisible présence. Le mouvement suspendu de son stylet, déposé sur sa bouche, dans l'attente d'être appliqué sur la tablette qu'elle tient dans ses mains, est tout entier tendu vers l’acte d’écrire. Ambrosia adopte la posture qui donne à voir cet « espace de retrait où l’écriture advient »   . Pour autant, espace en retrait ne signifie pas espace séparé. Se tenir à l’écart, c’est être encore là.

Palimpseste

Emportée par le flux de l’histoire, la trace de l’écriture est recouverte par d’autres traces formant palimpseste. Sally Bonn écrit l’histoire, des histoires des lieux de l’écriture : du cahier d’écolier à la pierre tombale, de la copie du copiste à la carte postale. Elle a ses partis-pris, comme Ponge a celui des choses. « Écrire le désir d’écrire, écrire son geste. Écrire le fait d’écrire »   , telle est son intention.

C’est à une rencontre intime, le temps d’une promenade avec des écrivains, des objets, des livres, des souvenirs que nous convie le livre de Sally Bonn, qui préfère aux madeleines de Proust le « caramel à la couleur crème de tante Violette ». À Marseille, elle sent la présence passagère de Walter Benjamin, ailleurs, le passage fantomatique de ces écrivains qui ont traversé des lieux sans jamais y séjourner. Mallarmé regarde « la voile blanche de son embarcation »   prête à partir.

Le lieu de l’écriture, c’est l’insaisissable. Un carnet, des plumes, une machine à écrire, autant de pistes pour tenter de saisir l’écrivain. Les mots de Bernanos accompagnent l'auteure depuis longtemps : « Je ne suis pas écrivain. » Ces mots, Sally Bonn les tape sur sa machine à écrire jusqu’à en trouer la page. L’écriture est une épreuve intime et physique, une mise en relation de confluences multiples et diverses : « Comme dans la carte de Ptolémée, ça souffle de toutes parts et ça m’emporte », conclura l’auteure.

Temps de la superposition

Récit généalogique et géologique, où « l’écriture est un don divin qui transmet les paroles sacrées »    – référence au mythe du dieu égyptien Thot –, le livre de Sally Bonn est plus qu’une compilation d’histoires et d’anecdotes. Mêlant les temps et les lieux, du musée au cimetière, les mythes et les récits historiques, croisant les récits autobiographiques et les biographies, il porte la trace des commencements de l’écriture dans sa matérialité.

Sally Bonn mêle ainsi les débuts de l’écriture comme trace matérielle (« une marque, une gravure, une griffure ») aux commencements de l’histoire, « d’une histoire, puis de toutes les histoires »   . Roman courtois, récit épique, cours de littérature, poèmes, les écrits s’accumulent. Les temps se superposent, se recouvrent, s’effacent, faisant de la disparition l’être même de l’écriture.

À l'accumulation s'ajoute alors l'effacement, comme condition de l’écriture. C’est ainsi que procède l’artiste de l’Équateur dont se souvient l’auteure. Elle écrit sur les lettres, les effaçant dans le même temps. C’est encore une façon de s’approprier la langue que d’en absorber les signes. 

Hors chronologie, les souvenirs se font impressions. Les temps se mélangent aux lieux des souvenirs. L’histoire diplomatique franco-allemande s’écrit avec le stylo Pelikan de Gustav Stresemann, chancelier du Reich qui œuvre avec Aristide Briand à la pacification des relations franco-allemandes. Il donne son nom au stylo. Ils se superposent dans un jeu d’énumération et d’association – la marque Pelikan.

Au commencement était la trace

L’écriture transporte ainsi les paroles volatiles et précieuses, comme ces pierres qui serviront à embellir le temple de la déesse Inanna à Summer, précise Sally Bonn. L’auteure garde précieusement au fond de sa poche une pierre de quartz. Il y a cette « pierre de Thèbes blonde, morceau de calcaire du VIe siècle qui tient dans la main et sur laquelle sont inscrits les premiers vers de l’Iliade en grec à l’encre noire, vue à Lens mais qui est dans un musée à New York »   . C’est cette pierre de rêve qui accompagne l’auteure, pierre du commencement et pierre tombale.

« L’écrire » est là. Dans les souvenirs, l’écriture se révèle dans toute la tension de l’attente, dans la posture recroquevillée qui précède la détente, celle qui « mettra au tapis »   comme aurait pu le dire Virginia Woolf. De la même façon, on tape sur un clavier, libérant la tension de cette attente. « Écrire, c’est la guerre »   . Ce qui importe, c’est la posture inaugurale, celle qui donnera au geste sa précision.

Écrire est geste inaugural

« Je cherche ce qui ressemblerait à une origine, quitte à la réinventer »   , écrit Sally Bonn.

Le geste de l’écriture rejoint la danse du récit, lui aussi fait de courbes et circonvolutions. C'est une histoire aux commencements multiples dont témoignent les diverses traces. Écrire est mouvement, un geste semblable à celui de la tisserande lorsqu’elle coud, rapièce pour tenir ensemble les tissus variés.

Au commencement est la trace du geste inaugural. Les lettres sont ce matériau fragile qui par leur puissance combinatoire prêtent vie aux mots qui sans cesse courent après le monde pour l’habiter en le désignant et le sortant ainsi de son silence. Geste qui retient le passé et ses souvenirs pour en rappeler l’absence. « Inscrire, c’est conserver le souvenir d’une chose, d’un nom, d’un événement, d’une personne, et c’est noter sur un registre et graver dans la pierre »   . Geste qui cherche à entrer dans l’histoire, à substituer à la fuite du temps la permanence et la durée.

Blanche page où rien n’adhère semblable au paysage recouvert de brouillard. Absence de tout repère. L’écrit grave dans le marbre, même si des lettres manquent. Écrire la disparition, pour la retenir.

Écrire, dit-elle.