Pour Philippe Herbet, la vraie rencontre avec ses parents commence par une disparition pour s'achever dans le mouvement de la filiation, c'est-à-dire de la vie.

Philippe Herbet, photographe et auteur de Fils de prolétaire, écrit avec sobriété son histoire et celle de sa famille. La remarque qu'il prête à son père, selon laquelle « quand on lit un livre, il ne faut pas manquer une ligne », vaut pour son propre livre. Car ce récit, fait de ruptures, de fuites et de rencontres, ce temps des désirs retenus et de la frustration, en donnant la parole à ses propres secrets ou aux silences de sa famille, fait de toute tentation de cadrage du texte une perte de sens. Comme pour la photographie, dont le texte se ressaisit, le hors-champ est ouverture à l'énigme, et l'inachèvement des portraits ouvre sur une suite qui ne vient pas ; le silence ne clôt pas le champ des possibles. Comme pour le générique de la fin d'un film, les personnages s'effacent, faisant de leur vie      un simple moment pris au milieu d'autres moments, d'autres histoires. Ils s'effacent mais l'histoire demeure.

Paysages de la mémoire

Il ne s'agit pas de raconter la révolte de ceux qui occupent le bas de « l’échelle sociale », entre la Complainte du Progrès de Boris Vian et Les Choses de Georges Perec, en passant par La Place d'Annie Ernaux. Au réalisme romanesque qu'il ébauche et abandonne, Herbet préfère le rêve. « Je m’enroule dans mes fictions »   , écrit-il. Loin des rêves d’embourgeoisement de sa mère, loin et proche de ses souvenirs rythmés par les rituels d’une vie familiale orchestrés par un père directif à la maison – mais passionné par la vie d'Anna Karénine et par toute le littérature russe, dont il consomme vingt pages par jour, comme un traitement à horaire fixe –, il croise les portraits, les filiations, composant ainsi des paysages de la mémoire pareils à des pauses photographiques sur la ligne du temps orientée irrésistiblement vers la dégradante vieillesse. Il ne cherche pas l'exemplarité, ni sociale, ni littéraire. Encore moins à se tenir à la marge. Avec son acnée, ses lunettes, son manque de motivation pour une école en laquelle il ne croit pas, il est terriblement banal.

Banalité du quotidien

Discrètement, à mots brefs et couverts, le livre de Philippe Herbet entretient le souvenir de ces ouvriers dont il ne demeure que les grandes causes. Le grand-père meurt « trop tôt », le jour de sa communion solennelle. Il lui lègue une montre Lip, et avec elle une autre mémoire, celle du mouvement ouvrier qui portait un rêve, celui des prolétaires – un mot passé de mode. Le passé laisse des traces, des meurtrissures, des brûlures. Et le grand-père disparaît, emporté par l’oubli. Au détour d’une autre page, on apprend que son père est communiste et sa mère socialiste. Puis disparaissent les convictions politiques. L’histoire transforme le « prolétaire » en « précaire ». Reste la trace, dans les livres, de cet engagement des hommes de l'ordinaire qui disparaissent un jour. Des « cœurs simples », aurait pu écrire Flaubert.

Trace

La trace de la naissance, c’est le livret de famille, où les « nom et prénoms sont écrits en pleins et déliés ». L’administration inscrit le nom dans la durée, la permanence. Il s'agit de retenir le flux, de sauver le souvenir en gardant les traces, comme le tablier de la grand-mère troué de brûlures de cigarettes. Si la photo de famille fige la vie et le mouvement dans une image mortifère et cadavérique, comme l’a montré Roland Barthes dans La Chambre claire, Philippe Herbet voit dans les yeux de ses parents l'annonce de la fin d’un monde. Alors, il choisit la fuite. Il fuit par ses voyages « leurs pauvres existences qui se délient, se replient »   , mais les souvenirs de l’enfance sont partout, jusque dans ces « bouts du monde » où il va prendre des photographies, et qui lui rappellent cet autre bout du monde qu’est la banlieue de son enfance, jusque dans ces fraises goûtées à soixante kilomètres de la Chine, qui lui rappellent celles de sa grand-mère.

Il est et demeurera le fils de celui « qui parle haut », répond par monosyllabe et « aime rédiger des listes »   , donnant à ce livre un faux air « à la Perec ». Il a parfois le style de celui qui écrivit Je me souviens, mais l’intention n'est pas la même. Héritage et filiation ne sont pas que des exercices littéraires. Ils débordent les mots. Hébert voit ce que les mots renoncent à dire. Il se souvient des odeurs, celle pharmaceutique de l’haleine du grand-père par exemple. Ou il voit son père, sa mère, l’un n'allant pas sans l’autre. Tout cela, hélas, est un combat perdu d’avance. La liste de Perec n’est plus qu’« une suite d’injonctions »   , « une suite de points d’exclamation »   . Les souvenirs sont des bulles de limonade qui « montent et éclatent à la surface »   .

Révélation

« Pourquoi des détails aussi futiles nous marquent-ils au fil rouge ? », s’interroge Philippe Herbet.

On voit le monde de l’enfance avec ses incompréhensions, ses non-dits : « J’ai le don merveilleux de voir le monde tel qu’il n’est pas. »   Il aperçoit son visage dans le reflet d’une vitrine. Il comprend que l'image n'est pas que reflet ; elle ne fige pas. Elle révèle aussi, semblable au révélateur chimique qui traduit soudain la photographie sur le papier.

La révélation ou l’irruption de l’inattendu, c’est le surgissement de l’invisible dans ce temps de la répétition, où le monotone cède le pas à l’ennui. Ce père à qui il faut obéir, dont il faut devenir l'objet jusqu’au plus profond de son intimité, ce père qui au travail cède sa place aux autres, par manque d’arguments ou de courage, ce père, il en est le fils.

La filiation, telle l'ellipse, est cette figure de retour sur l'histoire inachevée : c'est hériter d'un récit de soi et le transmettre pour que naissent d'autres possibles. Rien n'est jamais joué, même si on semble recommencer la partie.