Une présentation historique de l'« éthique de la vertu », cette philosophie d’inspiration aristotélicienne qui s'est efforcée de libérer la morale de toute forme de commandement ou de devoir.

En 1958 paraît un article de la philosophe Elizabeth Anscombe, intitulé « La Philosophie morale moderne », que l'on considère habituellement comme la source d'une tradition appelée « éthique de la vertu ». Celle-ci, inspirée d'Aristote, propose de placer au cœur de la philosophie morale la notion de vertu, plutôt que celles d’utilité ou de devoir. Depuis la publication de cet article inaugural, les représentants de cette tradition philosophique ont fait surgir de nombreux questionnements et ont défendu des positions variées. Pierre Goldstein se propose de décrire, dans un ouvrage dense et précis, l'histoire de ces réflexions jusqu'à ses développements les plus contemporains et de synthétiser les difficultés qui en ont parsemé l'histoire.

Le geste inaugural : rompre avec le conséquentialisme et le déontologisme

L’ambition des philosophes qui se reconnaissent dans le « naturalisme éthique néo-aristotélicien » (selon l’expression de l'une d'entre eux, Rosalind Hursthouse) est de rompre avec la philosophie morale telle qu’elle se pratiquait au sortir de la deuxième Guerre mondiale, dominée par les successeurs de George Edward Moore. Celui-ci avait publié au début du siècle un ouvrage, les Principia Ethica, dans lequel il prohibait ce qu'il appelait le « naturalisme » en morale, lequel consistait à définir le bien et le mal à partir de réalités factuelles (par exemple, ce qui est le plus agréable, ce qui permet le mieux de conserver la vie, etc.). Il s'agissait là, à ses yeux, d'une tentative fallacieuse relevant d'une erreur de raisonnement appelée « sophisme naturalisme », qui fait passer indûment de « ce qui est » à « ce qui doit » (ou de l'ordre du descriptif à celui du normatif).

Considérant le « Bien » comme irréductible à toute réalité « naturelle », Moore et ses héritiers firent du « devoir moral » une exigence absolue, objet d’une intuition spécifique qu'il était impossible de dériver d’une autre vérité (notamment factuelle), ce qui entraîna une forme d’autonomie de la morale. Aucune référence naturelle ne pouvait dès lors servir de norme pour ce qui devrait être, pour juger une situation bonne ou mauvaise. Ceci étant posé, les énoncés moraux ne pouvaient plus être comparés à la réalité et donc contenir un sens ou une valeur de vérité (si on considère, avec l’empirisme positiviste, que ne peuvent avoir de sens que les jugements empiriques ou analytiques), mais témoignaient seulement des dispositions affectives des sujets à l’égard de certaines réalités. Ainsi, dire que quelqu’un agit mal reviendrait à manifester son désaccord avec son comportement mais n’impliquerait aucun jugement susceptible d’être vrai ou faux. C’est en rupture avec cette conception que se positionnent Philippa Foot et Elizabeth Anscombe. « En s’inscrivant dans une définition de la moralité par son "contenu" », comme le résume Pierre Goldstein, « le néo-aristotélisme remet en cause la séparation du "moral" et du "naturel" de Moore et ses épigones ».

Par ailleurs, Anscombe critique fermement la perspective « déontologique » de cette approche de la morale, c'est-à-dire la centralité qu'elle accorde à la notion de « devoir ». Dans « La Philosophie morale moderne », elle cherche à montrer que la notion de devoir, initialement pensée sur le modèle de la soumission à une loi divine, a été vidée de son sens par les philosophies morales modernes qui prétendent ne plus assumer cette idée. Sans loi divine, la formulation du devoir à laquelle Anscombe ramène le commandement moral, la formule « tu dois » des modernes conserve une « force hypnotique » mais n’a plus de consistance logique : il ne renvoie à aucune idée claire ni précise de ce qu'il faudrait entendre par « obligation morale » et donc par « devoir » ou même « bien » au sens moral. Or, l’éthique d’Aristote ignore cette notion, et c'est pour cette raison que les défenseurs de l'« éthique de la vertu » considèrent qu'elle pourrait servir de cadre à la réflexion philosophique aujourd’hui.

Ainsi, c’est d’abord le « légalisme » de la morale moderne que critique Anscombe dans son article de 1958. Les philosophes modernes, en fondant leur conception de la moralité sur l’idée plus ou moins explicite de « loi morale », supposeraient l’existence d’un législateur ou d’un juge dont ils ne voudraient pas par ailleurs reconnaître l’existence. Anscombe dénonce les présupposés théologiques implicites de cette conception. Pour elle, l’usage habituel du verbe « devoir » est cohérent, mais ce qui ne l’est pas, c’est de parler d'un devoir moral qui nous imposerait de faire ceci ou cela, comme si une loi l’exigeait. Car il n'y a pas, dans la configuration moderne, de législateur pouvant être tenu pour l'origine de cette obligation. Ainsi, logiquement inconsistante, la notion moderne de « devoir » repose davantage sur un sentiment subjectif que sur un concept rigoureux.

Pierre Goldstein montre que le second adversaire d'Anscombe est le « conséquentialisme », qu'elle juge immoral. Selon cette approche, le meilleur choix moral est celui qui engendre les meilleures conséquences, et ce même si cela revient à faire quelque chose qui, en soi, serait considéré comme un mal ou une injustice. La critique du conséquentialisme formulée par Anscombe s'appuie sur l'étude du cas du président américain Truman et de sa décision de bombarder Hiroshima. Pour elle, on ne peut justifier ces bombardements en arguant qu'ils ont permis de mettre fin à la guerre et ainsi de sauver des vies (c'est-à-dire en s'autorisant des conséquences relativement positives de cette action) : le fait de tuer des innocents est en soi immoral, quel qu’en soit l’enjeu ou le contexte, de sorte que Truman n'est rien d'autre qu'un meurtrier.

Pour autant l'argument selon lequel le nombre de vies sauvées et supérieur au nombe de vies sacrifiées, pour hypocrite qu'il paraisse, est difficile à réfuter. Pour cela, il faut parvenir à remettre en cause le raisonnement qui fait reposer la valeur morale d'un acte sur son intention et ainsi saper la logique conséquentialiste. C’est ce qu’Anscombe s’efforce de faire dans son ouvrage L’Intention. Elle montre que l’expression d’une intention est une prédiction susceptible de vérité ou de fausseté : l’intention est vraie si elle s’accorde avec l’action réalisée de même que la prévision est vraie lorsqu’elle s’accorde avec l’événement prévu. Il est donc crucial de déterminer une règle de description des actions intentionnelles. Anscombe le fait en analysant un exemple concret : un homme pompe l’eau empoisonnée d’une citerne pour alimenter une maison habitée par des nazis qui préparent de funestes projets. On pourrait être tenté de décrire l’action intentionnelle de cet homme par « assurer une vie heureuse à tout le monde ». C'est en tout cas ainsi qu'il pourrait lui-même justifier son acte. Mais Anscombe estime qu’il y a une rupture entre « empoisonner les habitants de la maison » et cette fin revendiquée : il s'agit d'une fin trop éloignée qui néglige les nombreuses conséquences engendrées en série par cette action. Dit autrement, un tel « calcul » ne saurait advenir immédiatement comme une conséquence logique et directe de l'action. Si, pour Anscombe, on peut décrire l’action « signer un document » par « bombarder Hiroshima », dans la mesure où il s’agit bien d’une même action, de la même intention, la dernière « avalant » en quelque sorte la précédente, on ne peut pas décrire « bombarder Hiroshima » par « sauver des milliers de vie humaines » ou « mettre un terme à la guerre », car il s’agit alors d'effets lointains, calculables de l’action (c’est-à-dire des effets possibles de l’action, mais pas l’action elle-même). En somme, l’intention ne doit pas être confondue avec un objectif trop éloigné.

Enfin, Anscombe reproche à la philosophie morale britannique depuis Henry Sidgwick de ne pas se donner les moyens de reconnaître « qu’il y a certaines choses interdites, quelles que soient les conséquences qui menacent », contrairement à ce qui était défendu dans l’éthique judéo-chrétienne. Afin de préserver l'idée que certaines actions sont absolument injustifiables, Anscombe soutient dans son article séminal que nous aurions avantage à adopter de manière provisionnelle – faute de posséder une éthique de la vertu rigoureusement fondée – le langage de l’éthique des Anciens.

Contre la « Loi de Hume » : critique de l’utilitarisme et recours à l’idée d’une nature humaine

Plus qu’au seul Sidgwick, c’est au courant utilitariste en général que s’en prend l’éthique de la vertu. Selon les utilitaristes, tous les biens seraient homogènes et commensurables les uns aux autres en ce qu’ils pourraient tous être exprimés en termes de bonheur. Par ailleurs, ils considèrent que seuls les moyens d'une action peuvent faire l'objet d'une délibération et non la fin – celle-ci étant toujours déjà posée comme étant la maximisation de l'utilité et donc du bonheur. Les partisans de l’éthique de la vertu s'opposent à ces deux thèses.

Plus radicalement, ils remettent en question la validité, consensuellement reconnue, de la « loi de Hume ». Celle-ci pose qu'il est illégitime de passer d’un jugement portant sur ce qui est à un jugement portant sur ce qui doit être. Pour critiquer cette idée, Foot prétend que les jugements portant sur les principes de nos raisonnements moraux ne sont pas arbitraires, dans la mesure où ils peuvent être justifiés par des jugements portant sur des « faits ». Il s’agit alors d’établir une relation « objective » entre les faits et les valeurs. Par exemple, dire qu’un comportement est impoli ne signifie pas uniquement que nous le désapprouvons. Foot montre que pour formuler ce jugement, il faut en effet que certaines descriptions s’appliquent, que le comportement ainsi jugé soit offensant du fait du manque de respect qu’il dénote. De même, on ne peut pas être fier de n’importe quoi ; encore faut-il que l’objet appartienne d’une manière ou d’une autre à celui qui l’éprouve et que cela soit une sorte de réussite ou d’avantage. Et de même encore, on ne peut pas croire de n’importe quel objet qu’il est « quelque chose de bien ». Si Foot refuse de tenter de définir le sens moral de « bon », elle reconnaît que ce terme concerne certains cas particuliers, où il est question de nos « vertus » et de « notre devoir ». Les vertus doivent avoir un lien avec ce qui est bon ou mauvais pour l’être humain et on ne peut pas le dire de n’importe quoi. Aussi, puisque nos croyances morales ne peuvent pas reposer sur n’importe quels faits et que la vérité des faits peut par définition être reconnue par tous, l’idée selon laquelle nos croyances morales pourraient ne pas être reconnues par d’autres paraît finalement mal fondée.

Anscombe s'efforce alors de penser un naturalisme qui permette de rendre compte de la moralité indépendamment du « devoir moral ». C’est selon elle possible, à condition de concevoir la morale non pas en lien avec une exigence qui serait extérieure à la nature de l’homme, mais avec sa nature propre. En d'autres termes, ce qu’un homme doit faire, la façon dont il doit se comporter, ne lui incomberait pas d’une révélation extérieure, par exemple, ou d’une sociabilisation particulière et relative à un temps ou à un lieu, mais à sa (problématique) nature rationnelle. Il est évidemment compliqué de prétendre connaître la nature de l’homme et même d’affirmer qu’il en a une. Mais, avec un effort de clarification de ce qu’est une telle nature humaine, on doit pouvoir, par analogie avec ce que serait une vie bonne pour un animal, trouver des critères permettant de postuler ce que serait une bonne vie humaine, et donc les qualités qui y concourent.

L'exigence d’agir d’une certaine façon pour mener une bonne vie humaine, découlerait donc de la nature intrinsèque de l'homme. Or, c'est l’analyse des pratiques nécessaires à la vie des hommes en société qui permet selon Anscombe de fonder les normes définissant les bonnes manières de vivre et d’agir. L'auteure met ainsi en place tous les éléments qui seront développés après elle dans le « naturalisme éthique néo-aristotélicien », c’est-à-dire une philosophie se référant à une nature de l’homme, sans que ce naturalisme soit biologique. Ce dernier, qu’on pourrait qualifier d’« analogique », se distingue d’un réductionnisme (qui réduirait l’homme à ce que nous en apprend la biologie) et cherche dans le concept de « forme de vie », d’inspiration wittgensteinienne, une manière rigoureuse de penser l’exercice de la fonction propre de l’homme, sans le dériver de seules considérations biologiques.

Le recours aux vertus, une solution aux dilemmes moraux ?

À supposer qu’on puisse déterminer une nature humaine normative, celle-ci suffirait-elle à définir ce qui est « bien » ? À prescrire comment agir ? Les « vertus » d’une personne – sa prudence ou son courage, par exemple – suffisent-elles à déterminer le degré de moralité de ses actions ? À travers la notion de « vertu », il s’agit pour Anscombe de constituer une éthique sans avoir recours à cette même formule par laquelle la philosophie moderne semble réduire la morale,  « tu dois », c'est-à-dire de chercher une norme non-légale, qui ne soit pas inscrite dans une loi morale, mais dans des vertus. La vertu est normative puisqu’elle tend par définition vers le bien. Dire ce qu’il est vertueux de faire, c’est dire ce qu’il est bon de faire et donc ce que l’on doit faire. On peut ainsi savoir ce que l’on doit faire sans se référer à une loi. Mais Bernard Williams a pointé que cela n'empêche pas les situations de dilemmes moraux, c'est-à-dire de cas où deux injonctions morales sont contradictoires. Ainsi, un individu vertueux peut malgré tout éprouver une souffrance à avoir fait ce qu’il a fait.

En revanche, pour Alasdair MacIntyre, les dilemmes moraux comme les contradictions de la morale contemporaine s’expliquent par le fait que les divers éléments de cette morale sont des survivances de systèmes moraux hétérogènes qui n’avaient chacun leur cohérence qu’au sein d’un système social particulier. C’est aussi ce qui arrive dans la tragédie, notamment chez Sophocle, où s’expriment les conflits moraux qui minaient la mentalité de cette période du fait de la coexistence de valeurs d’époques différentes (par exemple, dans Antigone, les valeurs de la famille s’opposent aux valeurs nouvelles de la cité démocratique).

De son côté, Martha Nussbaum montre que dans l'Éthique à Nicomaque d'Aristote, l’examen de chaque vertu est circonscrit à une sphère de l’existence de l’homme dans laquelle son choix peut s’exercer. À chacune de ces sphères, Aristote fait correspondre une manière vertueuse de choisir. Ainsi le courage, par exemple, correspond à la manière vertueuse de choisir dans la sphère de « la peur d’un dommage important, en particulier de la mort ». La modération correspond à la manière vertueuse d’agir relativement aux « appétits du corps et à leur satisfaction », etc. Si Nussbaum reconnaît que la manière dont Aristote nomme ces vertus et les personnages qu’il choisit pour les illustrer sont liés à une culture particulière, elle insiste cependant sur le fait que les sphères de l’activité humaine qu’il dessine ont, elles, une valeur universelle. On ne voit pas comment une société quelconque pourrait ne pas être concernée par ce qui est impliqué dans chacun de ces domaines, puisqu'ils sont attachés à la vie humaine en général.

Pierre Goldstein conclut de ce panorama que le néo-aristotélisme gagne à retenir les leçons d’Anscombe. Il se renforce et devient crédible lorsqu’il s’efforce de réaliser le programme précis qu’elle lui a légué : ne pas recourir au légalisme en philosophie morale, se fonder sur des concepts psychologiques rigoureux, concevoir un naturalisme analogique et non réductionniste, rendre pensables les prohibitions absolues de la morale en n’ayant recours qu’à un concept non légaliste de « vertu », ne pas éluder le problème difficile des rapports entre les vertus et le bonheur, ni celui de la liste des vertus qui ne se limiterait pas à ce que l’on appelait ainsi dans la tradition. Et parmi les auteurs rencontrés, c’est finalement Foot qui remplirait le mieux l’ensemble de ces exigences.