Retour sur la vie et l'œuvre de A.B. Yehoshua, l'un des plus grands écrivains israéliens, lauréat du prix Médicis étranger en 2012.
A.B. Yehoshua, l'un des plus grands écrivains israéliens de sa génération, est mort le 14 juin dernier des suites d’un cancer à l’Hôpital Ichilov, à Tel Aviv. Il avait 85 ans. La psychanalyste Rivka Yehoshua, son épouse-amie et mère de ses trois enfants, avait disparu en 2016. Ils avaient tout partagé pendant cinquante-six ans de mariage, et les romans de l’écrivain étaient sans exception dédiés à sa chère Ika. Le couple et le mariage étaient au cœur de son œuvre. En larmes, il avait confié à Michaël Grynszpan, venu l’interviewer :
« Nous étions très attachés l’un à l’autre. Elle était une excellente compagne et je souhaitais décrire le mariage dans son côté positif. Parce que le mariage est tellement attaqué dans les romans. Les écrivains parlent tellement de conflits dans le mariage… ils écrivent à propos des divorces, à propos des déceptions… Et moi je voulais montrer la lumière qu’il y a dans le mariage. Et cela est un élément important dans mon écriture. »
Une jeunesse israélienne
Amos Oz, son ami de toujours, qui partageait ses idées en matière de politique, est décédé en 2018. Avec Aharon Appelfeld, disparu en 2018 et Yehoshua Kenaz, en 2020, les écrivains témoins de la naissance de l’État laissent, pour ainsi dire, la scène clairsemée.
Esseulé, Avraham Gavriel Yehoshua, appelé familièrement Boolie (le petit taureau) depuis l’âge de douze ans, vivait dans sa maison de Givataym, dans la banlieue de Tel Aviv. Sa famille était établie en terre d’Israël depuis cinq générations. Il était né en 1936 à Jérusalem, l’année de la Grande révolte des Arabes de Palestine sous mandat britannique, qui réclamaient la fin de l’immigration juive et s’opposaient à l’établissement d’un « Foyer national juif », selon les termes de la déclaration de Balfour.
Boolie avait grandi dans le quartier de Keren Abraham.
Du côté paternel, ses ancêtres venaient de Salonique, où un arrière-grand-père avait été rabbin. La famille de sa mère était originaire du Maroc.
Son père, orientaliste de renom, qui avait rédigé sa thèse de doctorat en arabe, était l’auteur de douze ouvrages sur la communauté sépharade. Il avait été interprète (hébreu-arabe-anglais), au Secrétariat général du mandat britannique en Palestine.
Avraham a fait ses études au gymnasia ivrit, le lycée laïc de Jérusalem qui formait l’élite du futur État d’Israël. Puis il a réalisé son service militaire en tant que parachutiste au sein de l’unité d’élite Golani, avant de participer à la « Guerre de Suez », en 1956.
Après quelques mois passés au kibboutz Hatzerim Neguev où il écrivit sa première nouvelle, La Mort du vieux, il étudia la littérature et la philosophie à l’Université hébraïque de Jérusalem, la seule qui existait à l’époque.
Pacifiste et sioniste convaincu
Débonnaire, généreux, souvent provocateur, et surtout plein d’humour, il appartenait à ce qu’on appelle en Israël « le camp de la paix ». Il évoquait le conflit entre les Juifs et les Palestiniens avec passion, n’évitant pas les paradoxes, mais se défendait d’être un donneur de leçon solennel. Il ne lançait pas d’anathèmes.
Il lui arrivait de changer d’avis, notamment sur ce sujet brûlant : longtemps, il avait soutenu avec véhémence la création d’un État palestinien mais, à la fin de sa vie, en 2018, il s’était dit favorable à un État binational, compte tenu de la situation sur le terrain, qu’il avait qualifiée d’« apartheid ». Il ne redoutait pas la dissolution du caractère juif de l’État dans l’éventuel État binational.
Et pourtant, il était un sioniste convaincu, voire radical, ainsi qu’il l’avait écrit dans un essai intitulé Pour une normalité juive (Liana Levi, 1998). Il avait une idée toute personnelle de l’identité juive. Il se qualifiait de « Juif total » parce qu’il était un citoyen de l’État juif et qu’il parlait l’hébreu. Selon cette conviction, les Juifs de la Diaspora ne seraient que des portions de Juifs ! Le ladino et le yiddish, pourtant parlé par dix millions de locuteurs avant la Shoah, n’auraient donc pas à ses yeux le statut de « langue des Juifs ».
Cette idée peut laisser perplexe : Franz Kafka, Joseph Brodsky, Vassili Grossman, Isaac Bashevis Singer, Baruch Spinoza, Elias Canetti, ou encore Albert Einstein et Sigmund Freud n’auraient été que « des Juifs partiels, inachevés ! ».
Aurait-il acquis cette conviction au cours de son séjour en France de 1963 à 1967, en tant que délégué israélien de l’Union mondiale des étudiants juifs ? Il avait affirmé en 2006, lors d’un entretien avec le journaliste Michel Zlotowski pour Akadem, « qu’Israël est le nom du peuple juif, ainsi qu’il est écrit dans la Bible. »
Le roman d'Israël
Son engagement politique allait de soi, ainsi qu’il l’a exposé dans un essai intitulé Comment construire un code moral sur un vieux sac de supermarché (Éditions de l’Éclat, 2004). Ses romans, fourmillant d’intrigues ingénieuses et haletantes, sont le miroir des événements, des soubresauts de l’histoire mouvementée d’Israël. Il décrit les bouleversements de la société dans de vastes fresques, comme dans Monsieur Mani (Calmann-Lévy, 1994), son roman préféré.
Il avait pris son temps pour devenir écrivain, publiant à quarante ans son premier roman, L’Amant, paru en 1973 en Israël, et en 1977, en traduction française, chez Calmann-Lévy. L’intrigue avait pour toile de fond la guerre de Kippour.
Dans Le Responsable des ressources humaines (Calmann-Lévy, 2015), il évoquait le cas d’une travailleuse venue d’Europe centrale, tuée lors d’un attentat, et dont personne ne connaissait l’identité, y compris au sein de la boulangerie industrielle qui l’employait comme femme de ménage.
Un de ses derniers ouvrages paru en 2019, Le Tunnel, abordait sans complaisance le problème des villes construites par Israël au-delà de ce qu’on appelle « la ligne verte », c’est-à-dire la ligne de cessez-le-feu de la Guerre des Six jours, en 1967.
Trois jours et un enfant, son premier recueil de nouvelles, publié dans la collection de Geneviève Serreau, est paru en 1974 chez Denoël.
Plusieurs de ses romans ont été adaptés au cinéma, tels Trois jours et un enfant en 1967 par Uri Zohar (1935-2022) et Le Directeur des ressources humaines, adapté par Eran Riklis en 2010.
Yehoshua avait reçu le Prix d’Israël pour l’ensemble de son œuvre en 1995, et le prix Médicis étranger en 2012 pour son roman Rétrospective, paru chez Grasset.
Se sachant proche de la fin, il avait dit, avec un grand sourire fatigué à l’hôpital à ceux qui l’entouraient : « Les amis, ça suffit. J’ai vécu une vie bonne, riche et bien remplie, et même réussie, laissez-moi partir tranquillement, ne soyez pas trop désolés. Soyez sages. »
Boolie a été inhumé au cimetière du kibboutz Ein Carmel, près de Haïfa.
Signalons la parution cette année chez Grasset de La Fille unique, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche.