L’usage de l’art par les GAFAM n’a sans doute rien à voir avec le mécénat des grandes entreprises du siècle dernier.

C’est dans le prolongement de ses précédents ouvrages analysant les liens entre culture, politique et économie qu’il faut lire le dernier livre de Fred Turner venant questionner les usages de l’art au cœur des grandes entreprises de la Silicon Valley   . Plus précisément, ce petit ouvrage du spécialiste des sciences de la communication nous propose deux explorations de ces pratiques : la première se penche sur les liens existants entre Google et le festival Burning Man ; la seconde s’intéresse à « L’art chez Facebook ».

De l’art dans la Silicon Valley

Avant de commencer, l’auteur se demande si la Silicon Valley ne serait pas « restée étrangement sourde au chant des sirènes du marché traditionnel de l’art », si les grandes fortunes du numérique ne devraient « pas acheter peintures, sculptures et installations multimédias », comme leurs prédécesseurs fortunés, et s’il faut en déduire « que les programmateurs informatiques ne s’intéressent pas à l’art » (p. 6-7)   .

La réponse à ces questions n’est évidemment pas si simple. Dans la continuité de ce qu’il a précédemment montré dans sa biographie extensive de Stewart Brand   , Turner revient sur une « longue tradition de collaboration entre industries technologiques et art, en Californie et au-delà » (p. 8). Sans remonter trop loin dans l’histoire de l’art, il nous ramène aux années 1960, auprès d’artistes imprégnés d’une culture cybernétique, utilisant la vidéo. Ses exemples nous entraînent de la Raindance Corporation à György Kepes, du Bauhaus au MIT, en insistant sur le rôle de quelques « entreprises comme AT&T ou Teledyne [qui] offraient des résidences et des bourses aux artistes »   .

Une histoire dans laquelle le Palo Alto Research Center (PARC) de l'entreprise Xerox occupe une place de choix : ce centre de recherches californien conçoit l’interface graphique des ordinateurs modernes tout en collaborant avec des artistes de la baie de San Francisco « dans l’espoir qu’ils puissent explorer ensemble de nouveaux horizons ». Une démarche qui a finalement « donné naissance, entre autres, à des sculptures multimédia, des récits multi-écrans, et les premiers exemples d’art algorithmique »   .

C’est dans l’esprit de ces démarches artistiques et cybernétiques qu’il faut penser les pratiques du début des années 1990, conduisant « des milliers d’ingénieurs de la Silicon Valley [à se rendre] dans l’un des déserts les plus inhospitaliers de l’ouest des États-Unis pendant les semaines les plus chaudes de l'année pour y construire la Black Rock City de Burning Man, une ville entière vouée à la création de sculptures interactives et de performances artistiques »   . Autant d’artefacts qui peinent à convaincre, nous dit Turner, les galeristes de New York et autres acteurs de l'art contemporain (Art Basel, Biennale de Venise, etc.), qui n’y voient, pour l'instant, pas vraiment de l’art — pas plus qu’ils n’apprécient la démarche du patron de Facebook, Mark Zuckerberg, quand celui-ci n'hésite pas à « inviter un graffeur pour recouvrir les murs des bureaux de l’entreprise »   , nouvellement entrée en bourse.

Burning Man : la métaphore utile au géant d’Internet

La démonstration de Turner commence donc par Google, l’insaisissable géant d’Internet, abordé au moyen d’une description des espaces du siège de l’entreprise à Mountain View, en Californie. Une fois admis dans ces lieux, le visiteur peut y contempler des photos « prises à Burning Man, une sorte de grand-messe artistique annuelle qui se déroule dans une ville temporaire construite dans le désert de Black Rock, dans le Nevada »   .

Pourquoi ce choix de festival ? Peut-être, répond Turner, parce qu’il ressemble beaucoup aux manifestations psychédéliques annonciatrices du multimédia et des réseaux.

Photo aérienne de Burning Man en 2015 (c) Scott London

Le festival a été créé durant l’été 1986 sur une plage de San Francisco par deux amis, Larry Harvey (paysagiste) et Jerry James (bâtisseur). Attirant plusieurs centaines de participants, il en a été chassé en 1990 ; il se déroule, depuis 1991, à 350 kilomètres de sa ville d’origine, dans le désert de Black Rock, Nevada   . Avec la même ambiguïté que leurs inspirateurs hippies, « les artistes de Burning Man se moquaient de l’Amérique entrepreneuriale », avant d’être rejoints par « les ingénieurs et techniciens de la baie de San Francisco » qui vont rapidement plébisciter l’événement   .

En effet, la manifestation s’est fait connaître sur « la toile naissante ». Dès 1999, son fondateur y perçoit « une métaphore physique de l’Internet »   . Dans cet esprit, on pourrait être tenté d’y trouver « durant une semaine, un commun » :

« La ville temporaire se peuple d'individus et d'équipes se consacrant au lancement de petits projets techniques à des fins artistiques, tout en construisant simultanément de la communauté et de l'identité individuelle autour de ces projets. Elle devient un lieu où les ingénieurs peuvent simultanément célébrer les idéaux de la production collaborative et gérer les contradictions qu'elle implique et tout à la fois dissimule, en particulier dans les milieux de l'entreprise. »  

Pourtant, Turner s’empresse de remettre les pendules à l’heure : « le Burning Man actuel ressemble à l’Internet d’aujourd’hui », c'est-à-dire, moins au « do-it-yourself des débuts d'Internet » qu’au « média de masse hautement centralisé et orienté vers le consommateur », qui a surtout semé « vingt ans plus tôt les graines du capitalisme de surveillance actuel »   . Ainsi, la ville éphémère de Black Rock City ne serait pas un espace commun, mais un territoire privé, fermé et surveillé, dont les billets d’entrée sont coûteux ; une communauté virtuelle au « comportement […] agréable à regarder », au point de susciter des « millions de photographies » postées en ligne   .

Burners marchant vers l'Homme (c) Scott London

De cette façon, le festival s’accorde parfaitement à la politique managériale de Google visant à développer une « production collaborative basée sur les communs »   . Ces derniers sont mis à disposition sous la forme de « bases de données d’idées accessibles par tous les employés ; des listes de diffusion très ouvertes [ainsi que] divers espaces permettant aux équipes de se retrouver et collaborer »   . Dans cet esprit, l’entreprise permet aussi à ses employés de consacrer 20 % de leur temps à des projets personnels, ce qui assure parfois un retour direct sur investissement. Turner cite l’exemple du service Google News créé par un ingénieur qui l’a partagé avec tous ses collègues.

De façon récréative, Burning Man vient donc compléter cette politique d’entreprise en transformant « la ‘’créativité’’, en ressources psychologiques, sociales et matérielles pour les employés du monde perpétuellement en évolution qu’est le travail dans les entreprises postindustrielles de l’information »   . L’enquête de Turner apporte plusieurs témoignages de participants à cet événement, comme celui de Tim Black, ingénieur en informatique, membre du groupe les « Savants Fous » qui se rend au festival depuis 1998 ; cet habitué y est chargé de la conception d’un système d’éclairage sophistiqué qu’il réalise dans son pavillon en dépassant largement le budget autofinancé par son équipe, comme le ferait un startupper de la Valley   .

Ainsi, « Burning Man célèbre clairement les valeurs et les pratiques des industries de la high-tech »   . Pour les employés hautement qualifiés de la « tech », le festival constitue une sorte de retour aux sources contre-culturelles des débuts de l’Internet, « réinterprétant le travail technologique comme un mode de créativité artistique, en réaffirmant des objectifs de construction de communautés plutôt que de recherche de profit » (p. 58). Pour les managers, le festival n’est pas perçu comme une critique de leur dévoiement capitaliste, mais comme un exutoire, un remède permettant de sauvegarder le mythe que « la fabrication de produits multimédias […], au moins sur la playa, semblent pouvoir réellement changer le monde »   .

L’art made in Facebook

Bien que moins spectaculaire, l’expérience de Facebook obéit aux mêmes principes. L’enquête de Turner s’ouvre également par une visite du siège social de l’entreprise à Menlo Park où des posters exhortent à protéger pratiquement toutes les minorités ou victimes de discriminations, où le visiteur passe sous les portraits de Malala, d’Elie Wiesel ou de Dolores Huerta, représentante syndicale des travailleurs agricoles, égarée au cœur d’une entreprise qui « ne compte aucun syndicat » !

À côté de ces « sérigraphies faites main, qui sembleraient plus à leur place dans l’espace public »   , on croise d’autres œuvres d’art qui témoignent de deux programmes développés par l’entreprise, celui de l’Analog Research Laboratory qui « est issu de la communauté interne des designers » et celui de l’Artist in Residence Program qui « invite des peintres, sculpteurs, grapheurs et autres artistes à élaborer des œuvres spécifiquement pour les locaux de Facebook »   .

Peinture murale de Jet Martinez au siège de Facebook (autorisation Facebook)

À partir de ces exemples, Turner interroge cet affichage artistique et progressiste à l’intérieur de l’espace privé et très protégé de l’entreprise, qu’il analyse en tant qu’outils de management :

« L’usage de l'art chez Facebook brouille les frontières entre ce qui est public, la sphère sociale et l'espace privé de l'entreprise, encourageant les employés à voir celle-ci comme une communauté célébrant la créativité individuelle. » (p. 86).

Plutôt que d’agir à la manière des riches entreprises du XXᵉ siècle, telle la Chase Manhattan Bank de David Rockfeller qui achetait « des peintures créées en dehors de l’entreprise, sur le marché public de l’art » (p. 120), Facebook utilise un art internalisé, pour inviter ses employés « à s’imaginer artistes, travaillant à peindre cette richesse à travers des lignes de code » (p. 101).

Encore une fois, il ne faut pas se contenter de cette interprétation strictement managériale, presque trop corporate. L’art produit et mis en scène par Facebook est évidemment tourné vers l’extérieur, vers les utilisateurs de ses services en ligne. Toutefois, peut-on encore parler d’un monde extérieur ? L’activité de cette entreprise repose sur le « flou instauré entre soi et communauté », sur une transformation de la « dissidence politique [et syndicale] en un mode d’expression personnelle comme un autre » — autant d’actions qui « nous rappellent que le succès de Facebook dépend d’une campagne constante visant à assimiler les besoins de l’entreprise à ceux du public » (p. 122).

Bureaux de Facebook à Austin, Texas (autorisation Facebook)

Pour résumer les propos de Turner, nous devons admettre que l’art n’est, pour ces deux géants de la « tech », qu’un moyen agréable et incontestablement valorisé de reproduire la force de travail des ingénieurs, la raison sociale de l’entreprise ainsi que la bonne marche des affaires.