L’analyse à nouveaux frais d’une enquête sur la perception de l’Europe nous informe sur les relations entre rapport au politique, compétence politique et mondes sociaux.

Marine de Lassalle est professeure de sociologie politique à Sciences Po Strasbourg et directrice du laboratoire « Sociétés, acteurs et gouvernement en Europe » (SAGE, CNRS / Université de Strasbourg). Ses travaux de recherche portent sur la perception de l’Europe, sur la gouvernance de l’Union européenne et sur la compétence politique. Dans Faire parler d'Europe. Voies et formats des rapports institués au politique, elle analyse à nouveau frais et de manière très approfondie un grand nombre d’entretiens portant sur la perception de l’Europe par les citoyens français (au mitan des années 2000, notamment après l’échec du référendum sur le traité européen de 2005), dans le cadre de l’enquête « Concorde », qu’elle complète par des entretiens réalisés une dizaine d’années plus tard.

Plus qu’une réflexion sur la seule perception de l’Europe par les citoyens, Marine de Lassalle propose des analyses très riches sur notre rapport au politique, déterminé entre autres par nos identités professionnelles et notre entourage. Elle envisage par ailleurs cette relation en tant que pratique culturelle, en suivant son évolution à travers différentes générations. Enfin, son livre constitue également un questionnement sur l’entretien sociologique en tant qu’épreuve publique. Trois dimensions qu’elle relie tout au long de son livre.

* Cet entretien est la retranscription d’une présentation publique dans le cadre du « 19/20 du Cardo » à la bibliothèque du Cardo (Sciences Po Strasbourg et Service des bibliothèques, Université de Strasbourg).

 

Nonfiction : Qu'est-ce que la posture, la présentation de soi, lors d’un entretien sociologique nous apprend en plus des informations factuelles recueillies ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Marine de Lassalle : En préambule, il faut rappeler que cette enquête constitue une ré-analyse d’une centaine d’entretiens que je n’ai pas réalisés moi-même pour la plupart. En sociologie, on considère souvent un « bon » entretien comme celui où l’on a recueilli le plus d’éléments factuels (origines, carrière, trajectoires, perceptions, etc.) ou encore lorsque l’on a l’impression d’avoir réussi à avoir accès au « for intérieur » de l’enquêté. C’est également la méthode la plus utilisée dans le cadre d’enquêtes qualitatives, en témoigne le nombre d’étudiants formés chaque année à celle-ci. Or, on reproche aussi souvent à cette méthode d’être à la fois trop subjective et de trop souvent servir à simplement illustrer une théorie déjà préconçue. J’avais en tête ces deux éléments lorsque je me suis plongée dans l’analyse de ces retranscriptions. Je voulais proposer une grille d’analyse en partant de ces entretiens, plutôt que l’inverse.

L’élaboration de cette grille de lecture s’est fondée sur l’étude des jeux pronominaux et de leurs relations. Comment les enquêtés disent « je » ou « nous » lors d’un entretien ? Comment s’identifient-ils lors qu’ils répondent à ce qui s’apparente à un exercice compliqué pour la plupart des gens, à savoir parler de politique à un inconnu ? Comment se positionnent-ils par rapport à d’autres groupes sociaux, par exemple les pêcheurs vis-à-vis des fonctionnaires européens ou nationaux en charge de la pêche ? Dans les entretiens, il est possible d’observer ces articulations.

Je me suis rendu compte que lors de cette épreuve publique qu’est l’entretien, beaucoup d’enquêtés parlent de politique « en tant que… » ; en tant que ou comme agriculteur, pêcheur, mère de famille, etc. plutôt que comme citoyen (ordinaire). Cette dernière catégorie est en fait très peu appropriée par les enquêtés. Au contraire, les précédentes identifications sont étayées par des institutions ou des entourages. Elles donnent une force sociale pour tenir un propos lors de la situation de l’entretien, pour réussir cette épreuve. En réutilisant une notion d’Erving Goffman, je parle de « territoire de soi » sur lequel on peut camper lors de l’entretien, qui nous habilite socialement à discuter de politique. J’appelle également « façade publique » la façon dont les enquêtés se présentent « en tant que » lors de l’entretien, se sentent habilités, notamment du fait de leur statut d’agriculteur, à dire quelque chose de l’Europe et du politique (je « pense que »). Les enquêtés se font alors les porte-paroles d’une catégorie sociale ou professionnelle. Mais il existe alors d’autres conditions institutionnelles et sociales de possibilité de cette habilitation que le livre explore.

Ces « façades publiques » nous renseignent sur la façon dont ces territoires sociaux sont institués. Le sociologue Gérard Mauger, qui a travaillé sur les classes populaires – mais c’est valable pour toutes les groupes sociaux –, a souligné que lors des enquêtes on est confronté à beaucoup de stéréotypes et d’images publiques dans une forme de circularité avec l’enquêteur, ce dernier contribuant à les objectiver. J’ai utilisé ces stéréotypes et ces images publiques comme autant d’indices, autant de traces déposées dans les discours des enquêtés et qui témoignent de la façon dont les institutions fabriquent ces mondes sociaux. Ces stéréotypes sont des traces du travail de fabrication de ces groupes – et parfois de la disparition de ce travail. Etre attentif aux entretiens, dès lors que l’on se concentre sur ces façades publiques, permet d’éviter de poser des questions auxquelles on ne peut pas répondre : un entretien ne permert pas de savoir si les enquêtés disent quelque-chose de la vérité de leurs pratiques, si leurs propos sont en accord avec leurs convictions, ou quelle est l’intensité de leurs croyances et convictions. En revanche on peut comparer des variations dans l’engagement d’une « façade publique », révélatrice de tensions que j’analyse parfois longuement dans l’ouvrage

En quoi votre approche sur l'Europe, qui souhaite donner plus de « chair » à l'Europe et aux enquêtés et se différencie donc de celles plus quantitatives de type baromètre initiés par les institutions européennes, se distingue en partie de celle en termes de compétences politiques ?

Il existe grosso modo deux façons de concevoir l’opinion publique sur l’Europe. La première est celle des Eurobaromètres, c’est-à-dire des sondages financés et conçus par la Commission européenne. Philippe Aldrin est revenu sur cette histoire. Avant l’élection au suffrage universel du Parlement européen, les institutions ont dû se créer un peuple, notamment via sa matérialisation par des sondages. Il s’agit donc d’une construction de l’opinion par des institutions, ce qui n’est d’ailleurs pas propre à l’Europe. Il s’agit pour l’essentiel de comparer les nationalités entre elles sur leur adhésion à l’Europe ou sur certaines valeurs. Les classes sociales ou les groupes sociaux n’émergent pas. Par ailleurs, une telle approche conduit à autonomiser l’Europe, comme quelque chose de sui generis. Au contraire, il est nécessaire de réencastrer l’Europe pour s’interroger plus largement dans un rapport au politique qui l’inclut. Autrement dit, il faut réarticuler Europe, rapport au politique et mondes sociaux – ces derniers étant structurés et hiérarchisés par des formes de domination.

Ces dominations nous permettent d’ailleurs de faire le lien avec la compétence politique. C’est une notion inventée par Pierre Bourdieu et Daniel Gaxie afin de montrer qu’il existe des inégalités d’accès très fortes à la politique. Afin de pouvoir articuler un discours politique audible, il faut être doté d’une compétence politique, qui s’acquiert de deux manières : en faisant de la politique (via le militantisme, l’engagement) ou par le biais de l’école. Il y a un lien fort entre la capacité à monter en généralité, à être intéressé par la politique ou à en débattre, et le capital scolaire. La société nous enjoint aussi à être compétent. Plus on s’élève dans la hiérarchie sociale et culturelle, plus on est ou doit être intéressé par la politique. A contrario, ceux qui sont dans des positions moins assurées, au niveau des diplômes par exemple, et qui pourtant auraient le plus besoin d’être représentés politiquement, sont à distance de la politique. Le binôme « compétence »/« incompétence » reste tout à fait pertinent à mon sens dans cette perspective. Simplement, ce qui m’intéressait ici était d’étudier la relation entre le « territoire de soi », déjà évoqué, et celui, plus spécialisé, de la politique. Or, il existe des rapports au politique qui ne sont pas seulement construits par le champ politique ou les institutions politiques, mais qui se caractérisent par leur grande diversité, même dans les formes prises par « l’incompétence ».

Quels sont les principaux registres de perception de l'Europe que vous avez pu identifier et comment sont-ils déterminés ?

Je me suis surtout demandé comment les gens témoignent de la façon dont l’Europe s’incarne dans leurs existences. Elle prend des formes de matérialité très différentes. Pour les agriculteurs, l’Europe équivaut à la PAC, sa « paperasse », des contrôles, des directives sur la chasse, etc. Dans la formalisation « [marché] », l’Europe regroupe surtout des institutions liées à l’économie : l’euro qui permet de faire des affaires, en tant que langue commune, une simplification, la fin des complications à la douane. Dans le monde que j’ai appelé « [représentation prémoderne] », l’Europe, ce sont des liens de sociabilité, d’amitié ou de mariage : « Est-ce que ma petite-fille en école de commerce va plus facilement se marier avec un Allemand qu’avant ? » Ce sont des choses très différentes. Pour un certain nombre de gens, l’Europe consiste bien sûr en des idées, mais pas pour la majorité des individus interrogés. Ces formes de matérialité dépendent beaucoup des conditions d’existence.

Je me suis aussi penchée sur la façon dont l’Europe transforme les formes de domination. Avec l’Europe, on entend souvent qu’elle engendre des gagnants et des perdants, ce qui n’est pas faux, mais ils existaient déjà avant. En revanche, dans les entretiens, lorsque l’on enregistre des moments où percent des sentiments d’humiliation, les gens sont mis en porte-à-faux sur des questions internationales, sur ce qu’est « Schengen » par exemple. L’Europe devient alors un instrument de domination, car elle est utilisée de façon stratégique pour recréer des formes de domination.

Pouvez-vous revenir sur le concept de « formalisation » que vous développez et son intérêt en termes de description et de compréhension des attitudes des enquêtés ?

J’ai un usage assez libre des concepts, notamment ceux de « formalisation » et de « configuration », tirés de la sociologie de Norbert Elias. J’essaie de comprendre des rapports au politique – des ajustements, des réglages – comme le produit de configurations, c’est-à-dire de rapports entre des institutions qui constituent ces être sociaux qui sont aussi des produits de diverses institutions. Ces configurations ce sont les rapports – parfois compliqués – entre l’Eglise et le politique, entre l’économie et le politique, l’Ecole et le politique, etc. Ces configurations expliquent des rapports au politique que j’ai désignés comme autant de formalisations. Dans le livre, je regarde cinq « formalisations », trois réglées par des configurations mettant en jeu d’autres institutions (Eglise, marché, institutions agricoles) et deux mondes construits par le politique (la classe ouvrière en voie de désinstitutionalisation et l’« [espace public] », fruit du rapport entre le politique et l’institution scolaire).

Prenons par exemple ce que j’ai appelé la « [représentation prémoderne] ». Pourquoi un tel nom ? Aujourd’hui, quand on parle de représentation politique, on a en tête que les citoyens veulent être représentés à l’aune ou à l’image de leurs idées. Ils veulent des représentants qui incarnent des idées ou des valeurs politiques. Dans la « [représentation prémoderne] », les idées politiques comptent beaucoup moins que l’office, pour reprendre l’ancien terme des charges gouvernementales. On n’attend pas que les représentants politiques défendent des idées de droite ou de gauche, mais qu’ils représentent dignement des valeurs morales et sociales. Par exemple pour une des enquêtées, Sarkozy est certes de droite mais trop « excité » ; il ne se conforme donc pas complètement à son idée de la dignité. Dans la « [représentation prémoderne] », on retrouve beaucoup de femmes, assez âgées, très catholiques, qui parlent en tant que mères de famille et évoquent l’Europe depuis cette perspective : leur propre famille et la famille comme institution. Elles utilisent des « heuristiques de jugement », des raccourcis pour parler d’Europe qui sont marqués par cette identification relationnelle. A propos de l’élargissement par exemple, elles font le parallèle avec la difficulté à gérer une famille trop grande.

Cette formalisation a une histoire très longue, tramée par les relations conflictuelles entre le politique et l’Eglise catholique. Au sein de cette configuration est pliée une forme de relation au politique qui est toujours alimentée par des institutions et des formes de socialisation, où l’on retrouve une distance et une séparation avec le monde politique. De son côté, la mère de famille est vouée à son office, celle des affaires domestiques. De leur côté, les politiques doivent représenter dignement les affaires publiques. Elles sont prêtes à être loyales, à voter, puisque c’est un devoir chrétien, pour des représentants dignes. En revanche, cette loyauté cesse dès lors que le politique s’immisce dans ce qui est considéré comme le territoire du soi, à l’image des mobilisations très fortes de la « Manif pour tous ».

Dans votre seconde partie, vous envisagez l'évolution des pratiques culturelles afin de comprendre la compétence politique, considérant même cette dernière comme une pratique culturelle, notamment via la capacité à tenir un discours ou à s’informer sur la politique. Pourriez-vous nous dire pourquoi et présenter quelques-unes des principaux constats que vous en tirez ?

Mon matériau consiste en des retranscriptions d’entretiens, soit une parole sur le politique, autrement dit une action. C’est donc un lieu d’observation des pratiques politiques au sens où l’entretien est une forme d’exercice de la compétence politique consistant à en parler. Daniel Gaxie a bien montré dans Le Cens caché et ses travaux suivants l’articulation entre capital politique et capital culturel. Il s’agit d’une tendance très lourde en termes de compétence politique. Toutefois la dimension culturelle de la compétence politique n’a guère été étudiée en soi, sauf dans certains travaux par exemple ceux de Sébastien Michon sur le rapport des étudiants à la politique. La compétence politique n’a pas non plus été historicisée, c’est-à-dire qu’il n’y a pas beaucoup de travaux qui s’intéressent à sa transformation au fil du temps.

J’ai donc souhaité creuser la dimension culturelle de la compétence politique, et les effets des transformations du capital culturel sur la compétence politique. Beaucoup de travaux sur les pratiques culturelles montrent qu’à l’inverse des années 1960-1970, où les pratiques culturelles sont marquées par une forme d’ascèse – par le cumul des pratiques et des connaissances et par un engagement fort dans des activités classantes comme la lecture et la musique – on constate aujourd’hui davantage de distance à ces pratiques et d’« omnivorisme » ou d’éclectisme. Retrouvons-nous la même chose dans le rapport au politique, en particulier en termes de distance ? J’ai eu l’impression de le voir dans les entretiens. Il n’est pas garanti que, dans les années 1970 ou 1980, tous les étudiants lisaient plus ou débattaient plus sur ce sujet. En revanche, tous les étudiants devaient avoir le sentiment qu’il fallait s’informer, qu’ils s’y soient réellement intéressés ou pas. C’était une sorte de norme sociale de la vie étudiante. Dans les entretiens, beaucoup d’étudiants avouent franchement leur indifférence vis-à-vis de la politique. Cette compétence politique semble désormais moins s’imposer comme une obligation sociale, ou alors différemment. En reprenant les entretiens, j’ai donc souhaité montrer comment, sur trois générations successives, l’exercice de la compétence politique en tant que pratique culturelle varie.