Au-delà des clichés, l'histoire de ces soldats coloniaux à travers leur participation aux guerres mais aussi leur recrutement, leur formation et leur quotidien.
Anthony Guyon est enseignant agrégé et docteur en histoire. Il coordonne le pôle Histoire sur Nonfiction.fr et anime les entretiens du Regard du Chercheur. Sa thèse a porté sur les tirailleurs sénégalais pendant l’entre-deux-guerres. Il vient de publier chez Perrin Les Tirailleurs sénégalais. De l’indigène au soldat de 1857 à nos jours, une première synthèse très accessible de l’histoire de ce corps d’armée.
Nonfiction.fr : Votre livre, qui constitue à la fois une synthèse sur le sujet et le prolongement de votre thèse qui revenait sur le parcours de soldats africains pendant l’entre-deux-guerres, cherche à s’inscrire dans une histoire longue. Pouvez-vous notamment revenir sur les liens entre ceux qu’on finira par appeler « tirailleurs sénégalais » et les débuts de la colonisation de l’Afrique, marquée par l’esclavagisme et la présence des compagnies ?
Anthony Guyon : Il est vrai que l’histoire des tirailleurs sénégalais est profondément éclairante sur l’évolution des formes de la colonisation au fil du XIXe siècle, la « fin » de l’esclavage, puis les liens entre les milieux économiques et les autorités coloniales. Ils ne sont une spécificité ni africaine, ni française. En effet, la majorité des puissances européennes se sont appuyées sur des supplétifs autochtones pour des missions bien éloignées de la dimension combattante. Ainsi, quand Vasco de Gama quitte l’île de Mozambique, il recourt à des navigateurs locaux pour reprendre la mer. Sur le plan quantitatif, les quelques centaines de tirailleurs africains sous le Second Empire (1852-1870) n’ont rien à voir avec les 300 000 Cipayes qui servent les Britanniques au même moment et dont une partie déclenche la mutinerie de 1857.
En Afrique, les liens entre ces soldats et l’esclavage perdurent sur l’ensemble du siècle. Dès la Restauration (1815-1830), il est possible pour le gouvernement ou des particuliers de racheter un esclave et ainsi de le libérer. L’ancien captif rembourse dès lors la somme en servant son créancier de différentes manières. C’est tout le paradoxe de l’abolition de la traite qui a provoqué une augmentation du nombre de captifs en Afrique. Quand l’esclavage est aboli sous la Deuxième République en 1848, l’armée poursuit cette pratique en rachetant des esclaves qui doivent en échange quatorze années de service. Si les esclaves ne constituent pas la majorité des hommes, ils représentent toutefois près d’un tiers de l’effectif. À leurs côtés se trouvent des hommes, rarement volontaires, incorporés dans l’armée de différentes manières.
Pourquoi en vient-on à créer, par décret impérial en 1857 et sous l’impulsion du général Faidherbe, ce corps d’armée ?
Comme vous l’avez évoqué dans la question précédente, les compagnies de commerce jouent ici un rôle primordial. Elles encouragent d’abord fortement la nomination de Louis Faidherbe au poste de gouverneur à la place de Léopold Protêt en 1854. Avec le corps des tirailleurs sénégalais, Faidherbe espère, entre autres, mettre fin aux pratiques douteuses issues de l’abolition de l’esclavage, alors que les compagnies plaident pour une force africaine pérenne afin de défendre leurs intérêts. Ils veulent à tout prix sécuriser la culture et la vente d’arachide qui constitue l’une de leurs principales ressources depuis les abolitions de la traite et de l’esclavage. C’est ainsi qu’un bataillon de tirailleurs sénégalais est créé en 1857 par Napoléon III. On parle alors de 500 hommes dont 160 anciens esclaves. Le capitaine Faidherbe aspire à en faire de vrais combattants mais, pour cela, il faut les séparer des soldats blancs — pour lesquels ils effectuent diverses corvées — et leur donner une authentique formation militaire, laquelle fera pourtant constamment défaut.
Il y a donc une conjonction entre la pression des milieux économiques qui veulent une force pérenne pour défendre leurs intérêts, les conséquences de la fin de l’esclavage et la volonté de renforcer les conquêtes dans les terres pour leur donner un caractère d’occupation.
L’emploi de ces troupes sur les différents fronts européens est souvent associé à la figure du général Mangin, auteur d’un célèbre livre sur la « Force noire ». Or, vous montrez bien qu’il s’agit d’une réflexion plus large présente chez de nombreux officiers du début du XXe siècle, comme le futur maréchal Lyautey alors actif au Maroc, qui conçoivent leur mobilisation de manières différentes, notamment du fait des conditions climatiques en Europe ?
Un pan de l’historiographie a longtemps glorifié les officiers acteurs de la colonisation, devenus les figures d’une « épopée » dans les récits. Or, l’idée de recourir à ces supplétifs existe bien avant Charles Mangin et d’autres ont également réfléchi de façon approfondie à la question comme Théophile Pennequin qui est associé aux tirailleurs indochinois et malgaches. Le livre de Mangin est en plus rempli d’erreurs, si l’on résume son propos : pendant que l’homme européen perdait sa capacité à faire la guerre en cédant au confort amené par la révolution industrielle, l’Africain, par sa proximité avec la nature, a gardé son instinct guerrier intact. Mangin caricature les idées de la Révolution française, présente un tableau grossier de la démographie en Afrique et explique que l’Africain peut s’adapter à n’importe quel climat, comme en témoigne la traite et l’esclavage aux États-Unis. Par son livre, il devient le chantre d’une Force noire, d’autant plus qu’il a commandé ces hommes à Fachoda (1898) et au Maroc (1912). C’est d’ailleurs cette campagne du Maroc qui permet à plusieurs officiers de réfléchir à leur potentielle venue en Europe. Ainsi, pour Lyautey ce sont de bons soldats, mais qui sont incapables de combattre durant l’hiver. Les textes du résident général sont passionnants car ils révèlent déjà des problèmes structurels qui se renforcent pendant la Grande Guerre (dans l’ensemble, son constat est confirmé dès l’automne 1914).
À rebours des bilans glorifiants ou catastrophiques de la participation controversée de ces troupes à la Première Guerre mondiale, vous proposez une analyse nuancée de celle-ci. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
C’est une question complexe prise entre deux visions. Pour certains, il faut insister sur la dimension « chair à canon » de ces hommes afin de rappeler leur rôle dans la Grande Guerre, alors que pour d’autres cette idée est un « mythe ». Il est vrai que sur le plan des chiffres, le bilan humain est globalement similaire à celui des pertes métropolitaines. L’idée d’« utiliser le sang noir pour économiser le sang blanc » reste une idée assez rare, mais qui a été émise par le général Nivelle pour l’offensive du Chemin des Dames en 1917. Les décès ont été nombreux pendant cette offensive, mais beaucoup de tirailleurs sont aussi morts de maladies, car sortis trop tôt de la période d’hivernage, et leurs pertes sont encore globalement les mêmes que pour les métropolitains. Il faut néanmoins en tant qu’historien entendre et comprendre une partie des descendants des combattants africains, qui ont tout à fait le droit d’estimer que cette guerre n’était pas celle de leurs aïeux et qu’ils n’avaient pas à mourir pour des questions essentiellement européennes, même si l’Afrique a été grandement concernée par le conflit.
Le problème est qu’en se concentrant sur les chiffres, on a longtemps négligé d’autres questions : la gestion des blessés et des mutilés, le traumatisme moral ou encore les effets de la grippe espagnole. C’est sur ces points que j’ai voulu mettre l’accent : les blessés et les mutilés africains sont ainsi abandonnés à leur retour en Afrique occidentale française ou obtiennent des prothèses de piètre qualité.
L’entre-deux-guerres ne marque pas la fin de leur engagement, bien au contraire, puisqu’ils sont actifs sur plusieurs fronts (guerre du Rif au Maroc, occupation de la Ruhr en Allemagne). Pouvez-vous revenir sur les enjeux qui se posent alors pour eux, en particulier en termes de formation et de gestion de leur quotidien ?
Les retours sont assez longs car les autorités veulent renvoyer les soldats chez eux dans de meilleures conditions sanitaires qu’à l’aller. Par ailleurs, ces soldats ont fait leurs preuves ; Blaise Diagne, par exemple, défend auprès de Clemenceau leur emploi dans l’espace rhénan. Il s’agit aussi de compenser les pertes françaises et la réduction progressive du service militaire pour les métropolitains. Levant, Rif, occupation de l’espace rhénan : le débat en France sur leur emploi vers d’anciens ou de nouveaux fronts est donc limité, alors que les autres Européens, à l’instar des Britanniques, ne veulent plus de troupes coloniales (en particulier noires) sur le sol européen.
De son côté, l’état-major plaide pour une meilleure formation, tant sur le plan pratique que théorique. Les cours d’histoire et d’instruction civique sont ainsi l’objet de nombreuses questions, notamment : jusqu’à quel point faut-il leur enseigner les valeurs républicaines, sans qu’ils ne les retournent contre le système colonial ? Sur le papier, la formation est vraiment ambitieuse mais, dans la pratique, elle demeure médiocre en raison des faiblesses de l’encadrement. L’armée défend toutefois ces hommes : lors de l’occupation de l’espace rhénan, une vaste campagne internationale dénonce la « honte noire » selon laquelle les troupes africaines commettraient des viols à grande échelle sur les Allemandes, ce qui est totalement faux ; pourtant, Allemands, Anglais, Américains, des associations féministes et certains socialistes français parlent d’une seule et même voix pour dénoncer l’emploi des troupes noires, alors qu’elles ne sont même pas arrivées et n’ont donc pas pu commettre la moindre exaction. L’armée est ici parmi les seuls à agir pour faire tomber ce mensonge, mais doit renoncer à la présence de troupes africaines parmi les unités d’occupation.
La Seconde Guerre mondiale est marquée par le sort particulier que leur réservent les Nazis, mais également par leur participation déterminante à la France Libre, en dépit d’un manque de reconnaissance criant qui perdure après leur dissolution en 1958. Pouvez-vous revenir sur ce paradoxe ?
Dans la continuité de la question précédente, une partie des Allemands ont accumulé un ressentiment contre les troupes noires. En juin 1940, ils sont séparés des prisonniers métropolitains et dans certains endroits systématiquement éliminés au cours de scènes barbares. On parle ici de 1 500 à 3 000 hommes exécutés alors qu’ils sont prisonniers. Quand la France libre se met en place, elle peut s’appuyer sur l’Afrique équatoriale française et ses hommes qui composent une part très importante des effectifs, notamment à Bir Hakeim, bataille associée à la France libre et pour laquelle nous voyons généralement les mêmes images de soldats blancs.
De même pour la campagne d’Italie et le débarquement en Provence. Ici, le geste est terrible : au fur et à mesure où les troupes remontent vers Lyon, les tirailleurs sont remplacés par des FFI (Forces françaises intérieures) qui, sans leur faire offense, n’ont pas du tout la même expérience militaire. Officiellement, la Première Armée souhaite préserver les Africains des rigueurs de l’hiver pour la campagne d’Alsace. Officieusement, il s’agit d’unifier l’ensemble des mouvements de résistants derrière de Gaulle et présenter une armée de la Libération blanche. Les historiens parlent en ce sens de « blanchiment des troupes ».
La fin de la guerre est encore plus grave quand d’anciens tirailleurs réclament les sommes qui leurs sont dues à Thiaroye. Une succession d’événements conduisent à un massacre qui a fait au moins 70 morts.
Après-guerre, ces troupes restent actives et se retrouvent impliquées dans la répression des mouvements en faveur de la décolonisation. Comment ces soldats vivent-ils ces engagements, par exemple en Indochine puis en Algérie ?
La dernière phase est tragique, car ces hommes issus des colonies sont utilisés dans les guerres d’indépendance pour réprimer les mouvements de décolonisation. Ainsi à Madagascar au Levant et au Maroc, la haine de l’Africain atteint son paroxysme, car il incarne le bras armé de la répression française. Plusieurs massacres de tirailleurs émaillent ici les sources. En 1954, en Indochine, les soldats africains représentent 15 % des effectifs. Les autorités redoutent une éventuelle solidarité avec les troupes d’Ho Chi Minh, mais elle n’a pas eu lieu. Ils sont moins employés en Algérie, car beaucoup craignent une solidarité entre ces soldats en partie musulmans et les partisans de l’indépendance, mais cela n’a pas eu lieu. Ils y sont entre 15 000 et 17 000 hommes, soit quatre fois moins que les effectifs engagés en Indochine. Le corps des soldats africains prend alors fin entre 1958 et 1962.
Enfin, l’une des originalités de votre travail, outre la volonté de dépasser les clichés existants que vous restituez et expliquez — de « Banania » au « coupe-coupe » —, repose sur la mise en lumière de trajectoires individuelles de soldats. Vous proposez d’ailleurs un portrait à chaque fin de chapitre. Quel est l’intérêt d’une telle démarche ?
J’ai rapidement renoncé à la publication de ma thèse et les éditions Perrin m’avaient proposé de rédiger une synthèse sur toute l’histoire des tirailleurs. J’ai essayé de trouver le juste équilibre entre la rigueur historienne et l’accessibilité. Ces portraits sont une façon d’incarner un siècle d’histoire, mais ils reflètent surtout l’une des idées principales de mon livre : la profonde diversité de ce corps dans lequel les hommes venaient d’horizons géographiques différents, ne parlaient pas tous la même langue, ne s’étaient pas engagés pour la même raison et surtout ont connu des expériences combattantes profondément variées. Le pluriel est trop souvent sacrifié pour enfermer ces centaines de milliers d’hommes dans des catégories bien restreintes et qui dans le meilleur des cas ne représentent que quelques journées de service (de Thiaroye à la défense de Reims, s’étalant de quelques mois à parfois plus de quinze années). Avec ces sept portraits, nous avons un authentique chef de guerre, un homme incontournable pour son influence économique, un poète, un fervent opposant à la colonisation, un héros de la Résistance ou encore l’un des derniers tirailleurs qui a obtenu la nationalité française à la fin du mandat de François Hollande.
Avec Eliassa, je voulais à tout prix faire le portrait d’un « inconnu » au parcours banal, dont on ne connait pas toute l’histoire, ce qui était au cœur de ma thèse. Ces hommes ont trop longtemps été enfermés dans les figures réductrices du héros ou de la victime. Je tenais à rappeler ce que représente la durée de service d’un soldat et un quotidien qui est le plus souvent rythmé par une routine, parfois ennuyeuse, loin des zones de combat et des clichés grossiers.