Un ouvrage collectif explore le concept de « santé sociale », en revenant sur sa définition, son histoire et en présentant plusieurs études de cas.

Nous savons que l’état de « bonne santé » est un équilibre harmonieux entre l’état de santé physique, moral et la qualité de vie. Les problématiques humaines, environnementales, sociales et économiques interfèrent donc en permanence avec les logiques du soin.

Mais ce que la crise sanitaire lié au Covid-19 a entraîné, c’est un réel regain d’intérêt pour l’appréhension des inégalités sociales de santé, même si ce domaine était déjà documenté. Plusieurs acteurs du système de santé ont ainsi entrepris de décloisonner santé et social afin de lutter contre ces inégalités et de passer plus largement de la médecine à la santé sociale, liant dimensions curatives et préventives et œuvrant en faveur de l’ouverture des droits sociaux des patients.

Le concept de santé sociale

Plusieurs expériences se sont développées aux marges du système de santé, incarnant concrètement cette notion de santé sociale. Nicolas Duvoux et Nadège Vezinat ont ici regroupé les résultats d’une série de recherche portant sur ces expériences. Celles-ci balaient une large partie du système de santé, de la médecine libérale aux centres de santé communautaires, en passant par le rôle des municipalités et du système hospitalier.

À travers ces initiatives, les auteurs mettent en avant la nécessité de prendre en compte les dimensions de la cohésion sociale au sein même des politiques de santé. Les multiples expériences présentées soulignent le rôle des politiques de solidarité dans la santé des populations.

L’objectif de ce livre est d’assoir le concept de santé sociale, intimement lié à la santé publique, en remettant en cause l’autonomisation partielle du sanitaire et du social, progressivement construite au cours du XXe siècle.

Les auteurs défendent la prise en compte de ces inégalités sociales dans le concept de santé pour aller vers la santé sociale comme « norme d’action publique »   en opérant deux changements. D’abord, il s’agit d’intégrer le social dans le soin en prenant en compte l’accessibilité financières, institutionnelles et organisationnelles aux soins et les inégalités qui en résultent. Ensuite, elle suppose de rechercher la santé dans sa globalité en associant promotion et prévention aux soins. Dans le concept de santé sociale, les soins apportés sont pensés en lien avec l’environnement social individuel et populationnel.

De plus, des indicateurs attestant du lien de causalité entre santé et catégorie socio-économique sont aussi une part importante du concept. Enfin, le concept de santé sociale permet de dépasser la dichotomie entre public et privé issue du développement historique de l’État social.

Brève histoire des différentes conceptions de la santé sociale

Pour introduire les développements contemporains du concept de santé sociale, Nicolas Duvoux et Nadège Vézinat le replacent dans son héritage historique et philosophique. Michel Foucault lie l’émergence de la médecine sociale à l’essor du capitalisme et la structure autour de 3 formes   , se développant entre le XVIIIe et le XIXe siècle. La première forme est la médecine d’État en Allemagne caractérisée par la rationalisation et la normalisation de la médecine. La deuxième se concentre sur la médecine urbaine en France se développant autour de l’ingénierie urbaine et les questions d’hygiénisme des villes. La troisième se focalise sur la médecine de la force de travail en Angleterre dont l’attention se porte sur la protection et la prévention de la force de travail. Cette thèse permet de voir la santé sociale comme un instrument de l’État induisant une vision spécifique de la santé publique. D’autres chercheurs lient par ailleurs naissance de la médecine sociale et critique du libéralisme, concomitamment à l’émergence de la question sociale.

À la fin du XIXe siècle, des changements dans la régulation de la santé sont opérés : on met en place des réponses collectives aux problèmes de santé et on introduit le principe de solidarité, ce qui marque l’avènement de l’État social. Cette évolution est marquée par des résistances de la part des patrons et des médecins libéraux. Durant le XXe siècle, la santé sociale se développe par « l’étatisation de la prise en charge d’un panier de soin primaire »   qui créé une ambivalence dans la mesure où elle est génératrice de nouvelles inégalités. Depuis la fin des années 1980, ces inégalités se reflètent dans les politiques de santé liées à la pauvreté et se traduisent dans les faits par des refus de soin et des discriminations.

Lutter contre les inégalités sociales de santé, sans les renforcer par le ciblage

L’ambition de la santé sociale est de prendre en compte le système de santé dans son intégralité dans le but de réduire les inégalités sociales de santé. Seulement, au lieu de les corriger, cette perspective peut renforcer les inégalités sociales en segmentant l’offre de soin par le ciblage des publics pris en charge. Les initiatives de santé sociale sont donc autant un prolongement qu’un pôle critique du système de santé dans la mesure où elles « participent autant qu’elles s’opposent à [sa] libéralisation »   . Nicolas Duvoux et Nadège Vezinat ont ici rassemblé cinq études portant chacune sur l’une de ces initiatives afin de montrer leur potentiel effet correctif des inégalités sociales de santé, tout en soulignant leurs limites respectives.

Nicolas da Silva et Maryse Gadreau étudient ici l’évolution des liens entre puissance publique et profession médicale et soulignent comment « les objectifs de santé publique ont influencé (sans la déterminer) sur la régulation de la médecine libérale »   .

La première moitié du XXe siècle est marquée par l’objectif d’élargir l’accès aux soins en se basant sur la solidarité nationale. Les lois d’assurances sociales de 1928-1930 mettent en place la socialisation du financement, ce qui implique une entente sur les prix et la signature de conventionnements. La médecine libérale se positionne contre cette socialisation synonyme pour elle de perte d’autonomie et moindre qualité des soins.

À partir des années 1980 avec la crise et l’avènement de l’État néolibéral, la logique de santé publique passe « d’une régulation par les prix à une régulation par les pratiques »   dans un but de maîtrise des dépenses. La convention médicale de 1980 marque le recul du tarif opposable en médecine de ville, ce qui donne naissance au secteur 2. Dans les années 1990 et 2000, les politiques publiques définissent des normes, incitations et contrôles dans le but d’améliorer les soins tout en standardisant la profession. En 2011, la rémunération sur objectifs de santé publique met en place un nouveau mode de rémunération qui devient un des piliers de la rétribution des médecins libéraux basé sur le respect des pratiques opposables.

Ce changement de logique introduit par la même une transformation du financement des soins. On assiste alors à une extension du pouvoir de l’assurance complémentaire. Les financements du système de santé s’orientent vers le privé en étant opérés par l’État néolibéral et les assurances, suivant par-là des logiques marchandes.

Les politiques de santé publique à l’échelle locale

La loi du 15 février 1902 donne la compétence de la santé publique aux maires. Depuis, une distanciation entre santé et localité s’est opérée. Dans ce chapitre, Igor Martinache et Nadège Vezinat questionnent la place des municipalités en matière d’orientations et d’offres de santé publique.

La loi de 1953 substitue l’aide à l’assistance dans les municipalités, ce qui laisse peu de place pour les collectivités locales, coincées entre l’État et la médecine libérale. Malgré tout, elles disposent de moyens d’action diversifiés en matière de santé. Elles ont deux leviers possibles : réglementaire, pour influencer la santé de la population locale, et budgétaire, pour investir dans des installations permettant d’accroître l’offre de soin.

Les collectivités restent cependant tributaires du cadre fixé par l’État en matière de santé. Celles-ci se retrouvent par conséquent en concurrence, notamment pour attirer les soignants sur leur territoire. La santé au niveau municipal présente ainsi une dimension politique forte. Les choix effectués expriment la conception de la santé publique de la municipalité qui va prioriser des variables différentes : investir dans la santé ou laisser la place au libéral.

Parmi les choix à disposition des municipalités, les centres de santé (CDS) semblent être un outil intéressant. Ils sont des centres de proximité où des soins de premier ou deuxième recours sont effectués. Ils sont intrinsèquement sociaux : l’accessibilité financière et l’acceptation de tous les publics sont au cœur de leur projet. La réalisation d’un travail social en parallèle des activités de soin entraîne néanmoins des tensions liées au temps de travail des soignants.

Par ailleurs, la délimitation du champ du public visé est un deuxième problème non négligeable. Néanmoins, les CDS sont le « vaisseau amiral d’une politique de santé locale »   : investir dans les CDS permet aux municipalités de mettre en avant des objectifs sociaux en matière de santé et de reprendre possession politiquement de la santé publique. Seulement, les valeurs politiques des élus influencent les arbitrages financiers et le choix d’investir ou non dans des CDS.

Améliorer l’accès aux soins et lutter contre l’exclusion

Les liens entre santé et politique sociale s’accentuent également dans le cadre de la médecine de ville. Dans la troisième étude de cas, Nadège Vezinat se penche ainsi sur l’expérience des maisons de santé pluri-professionnelles (MSP).

Introduits dans le code de la santé publique en 2007, ces lieux d’exercice collectifs pour médecins libéraux répondent à deux objectifs. D’une part, le rapport Juilhard   puis la loi du 26 janvier 2016 de modernisation du système de santé les présentent comme un moyen de résoudre la « crise de la démographie médicale » dans un objectif d’accès aux soins. D’autre part, le passage d’une activité isolée à un exercice collectif constitue un facteur d’amélioration des conditions de travail des soignants.

En favorisant la coordination des soins primaires et les échanges entre les professions sociales et médico-sociales, les MSP participent au décloisonnement progressif entre le médical et le social. Le soin y est pensé non seulement comme un acte médical, mais aussi « comme une réponse à une situation sociale et à l’individualité du patient »   . Bien que les MSP restent des établissements libéraux, elles constituent donc un atout dans la lutte contre les inégalités sociales de santé, ainsi qu’un pas supplémentaire dans la diffusion d’une « approche globale du patient »   .

Les permanences d’accès aux soins de santé (Pass), étudiées par Mauricio Aranda et Nicolas Duvoux, s’inscrivent plus encore dans un objectif de lutte contre l’exclusion en confiant aux soignants un rôle de rattrapage des inégalités d’accès aux soins.

Inspirées des centres de soins gratuits des ONG médicales, les Pass proposent des consultations de médecine générale couplées à un travail social visant à ouvrir les droits sociaux des patients accueillis. Créées en 1998, elles s’inscrivent dans la continuité de l’accroissement du rôle de la politique de santé dans la lutte contre l’exclusion, dont la création de la couverture maladie universelle (CMU) et l’aide médicale d’État (AME) sont deux illustrations. En 2018, 442 permanences sont ainsi recensées. Depuis 2013, l’Agence régione de santé d’Île-de-France expérimente par ailleurs des Pass ambulatoires afin de rapprocher les soins des personnes les plus précaires. Une dizaine de Pass ambulatoires avaient vu le jour en 2017, dont la moitié dans le seul département de Seine-Saint-Denis.

Depuis leur création, les Pass ont également dû s’adapter à la prépondérance des patients étrangers, qui représentaient 79 % du total au niveau national en 2019. Les personnels des Pass poursuivent de plus l’objectif de faire accéder ces personnes à au droit commun. À la politique de santé et la politique sociale s’ajoute donc ici la politique menée en direction des personnes immigrées.

À travers son étude du premier centre communautaire de santé : la Case de Santé de Toulouse, Jean-Charles Basson illustre enfin la dimension politique de la notion de santé sociale.

La Case de Santé poursuit un objectif militant et politique qui passe par une approche globale de la santé, comprenant l’amélioration de la santé et de l’ensemble des conditions de vie des usagers-patients. Jean-Charles Basson souligne ici l’importance de prendre en compte les dispositions sociales et corporelles des populations fragiles, qui rentrent en conflit avec la discipline attendue par les institutions de santé plus classiques.

Les fondateurs de la Case de Santé s’opposent ainsi aux assignations et au « gouvernement des corps », caractéristique de l’action centralisée de l’État   . Des personnes ayant eu des parcours heurtés dans le monde de la santé y sont recrutées en tant que médiatrices chargées d’accompagner les usagers au cours de leur propre parcours en santé.

Sur ce modèle, le personnel de la Case de Santé se prononce pour la construction d’une démocratie en santé ouverte aux plus démunis, qui constituerait une réorientation radicale par rapport au « style nouveau de totalisation » que Jean-Charles Basson perçoit dans la gestion publique de la crise sanitaire.

Ainsi, à travers les études de tous ces cas concrets, le concept de santé sociale sonne comme une évidence. Et ce petit livre à plusieurs voix tombe à point nommé pour en faire la preuve et donner les arguments pour faire sa promotion et ainsi amplifier les actions dans ce sens.