Comment l’entre-deux-guerres a pensé la transformation de l’homme par la technique ?
Le transhumanisme contemporain, qui vise à améliorer l'être humain — ou plutôt à l'« augmenter », comme le disent les transhumanistes eux-mêmes — n'est pas sans précédents historiques. L'ouvrage collectif intitulé L'Homme augmenté en Europe examine ces filiations, en se focalisant sur l’entre-deux-guerres. C'est à cette période que se développent par exemple des recherches et des pratiques eugénistes. Comme le transhumanisme, cette dernière a fondé son entreprise techno-scientifique sur la croyance en un hypothétique contrôle des mécanismes évolutifs.
Aux origines du transhumanisme : l'évolutionnisme
Cette croyance trouve elle-même ses racines dans l'élaboration des théories évolutionnistes — qui culmine avec la publication de L'Origine des espèces de Darwin — qui, dans le prolongement des découvertes des naturalistes au XIXe siècle, a instituté l'idée que la nature de l'homme n'est pas une donnée fixe et immuable. Cela a constitué un bouleversement sans précédent dans l’ordre des représentations symboliques : alors qu'on considérait communément que la nature humaine avait été (définitivement) fixée par Dieu — lequel avait créé l'homme à son image et à sa ressemblance —, on pouvait désormais envisager qu'elle soit amenée à changer.
Certains auteurs de cet ouvrage soulignent que l'évolutionnisme a introduit dans l’imaginaire occidental une croyance durable : la possibilité de contrôler les mécanismes et des processus évolutifs grâce à la science, et ainsi d'orienter les changements dans la nature humaine dans le sens d'une amélioration. Or, cette croyance constitue le cœur du transhumanisme. On pourrait en résumer le projet par le slogan « Élever l’Homme » dans son double sens : « l’élevage » de la population humaine et l’élévation physique, mentale et morale de l’homme. De nombreux penseurs ambitionnent en effet d’élever l’homme au-delà de sa condition « naturelle » par différentes techniques, qu'il s'agisse de modifier les comportements, les corps, ou les aspirations humaines.
Dans la période sur laquelle se focalise l’ouvrage, des intellectuels, scientifiques, industriels et politiques concourent à l’élaboration de discours qui configurent différemment les rapports entre le politique et le technologique. À cela s'ajoutent les entreprises totalitaires visant, par la coercition politique, l’avènement d’un « homme nouveau » né de la refonte des structures sociales, économiques et culturelles du corps politique. Les tenants de la pensée eugéniste défendent de leur côté des programmes biopolitique, qui mêlent la technologie et la politique dans une action de contrôle des naissances et de l’hérédité, dans le but d'améliorer les populations. À ces deux types de discours s’ajoute un troisième, d’ordre capitaliste et technocratique, qui voit dans la rationalisation des politiques publiques, la gestion des institutions et la diffusion des technologies au sein de l’espace social, les moyens privilégiés de la résolution des problèmes existentiels et d’une forme nouvelle d’épanouissement.
L’homme augmenté du transhumanisme serait-il le produit de la rencontre entre l’homme nouveau des systèmes totalitaires, l’homme sélectionné de la pensée eugénique et de l’homme domestiqué des régimes technocratiques ? C’est à ce type de question que les contributions claires et précises de ce livre tentent d’apporter un début de réponse.
Des réformes politiques pour améliorer l’homme
Julian Huxley publie en 1934 un livre au titre sensationnel : If I were Dictator, qu’analyse Jean-Yves Goffi. Huxley émet des doutes à l’égard de l’illusion de liberté entretenue par les démocraties libérales. Et s’il revêt la tenue d’un dictateur, c’est pour mieux réfléchir à une organisation plus rationnelle de la société, sans tomber dans les errements des pays totalitaires : le but de ce dictateur imaginaire est de réaliser une communauté progressant avec stabilité. Son dirigeant est animé par un sentiment de bienveillance et se trouve en position d’agir de telle sorte qu’il réalise sa volonté, sans rencontrer d’opposition politique ni être obligé de trouver des compromis parlementaires pour faire valider ses projets. Huxley nomme ainsi « dictateur » ce qu’une tradition plus ancienne appelait « despote éclairé », dans la mesure où celui qui gouverne n’a pas de plus grand intérêt que de bien gouverner, c’est-à-dire de mettre en œuvre les réformes exigées par la raison.
Le programme de ce dictateur est inspiré par une philosophie rétive à l’égard de toute transcendance, dans laquelle l’humain est au centre et évolue grâce à une compréhension scientifique et un contrôle technique toujours accrus de la nature (nature humaine comprise). Mais s’il faut connaître la nature humaine pour agir sur elle, il est aux yeux du dictateur exclu de viser ce mode d’action radical que serait l’instauration d’un authentique eugénisme, car non seulement les connaissances biologiques qui rendraient ce programme efficace sont encore insuffisantes, mais encore parce qu’une réforme déterminée du système social produirait bien plus d’effet : elle est donc prioritaire. On voit donc que l’objectif de ce dictateur bienveillant n’est pas de fabriquer un homme nouveau, mais de rationaliser une société archaïque et sclérosée. Ainsi, J. Huxley imagine la mise en place de lois éducatives, de réglementations sur l’urbanisme, de normes sanitaires, d’un contrôle des naissances, etc.
Jean-Yves Goffi explique que s’il est très fréquent de se référer à Huxley quand on parle de transhumanisme, c’est du fait de la volonté de prendre en main l’évolution de l’humanité. L'auteur emploie par ailleurs le terme comme titre d’un essai. Mais sa perspective ne suppose pas l’intervention de technologies très sophistiquées. En réalité, elle contourne même l’intervention technologique.
Les fondements religieux de l'idéal transhumaniste
Dans sa contribution R. Biérent se consacre au cosmisme russe : ce courant de pensée du début du XXe siècle a hérité du mouvement slavophile une forte critique de l’utilisation des sciences et techniques dans un but de confort et d’embourgeoisement. Aux yeux de ses défenseurs, la science a pour fonction de transformer la nature et la destination de l’homme. Car la raison (et donc l'être rationnel qu'est l'homme) a un rôle important dans l'univers : elle permet d’imprimer un cours conscient aux événements de la nature, au lieu de s’en remettre à ses « forces aveugles » — ce qu'un cosmiste comme N. Fiodorov appelle « régulation de la nature ».
Mais ce projet prend un sens bien précis dans l'anthropologie générale de ces penseurs, pour qui l'homme n’est pas seulement un être de raison, mais à l’image de ce qu’en dit Pascal, un être soumis à un dessein cosmique qui lui est supérieur. Plus précisément, on trouve chez Fiodorov une articulation de l'eschatologie chrétienne et de la valorisation de la science, qui le conduit à soutenir que l’homme est co-créateur de la destinée de l’univers, qu'il n’a pas nécessairement à demeurer sur terre et que par la science peut aller jusqu'à abolir la mort et en triompher, comme le Christ lors de sa résurrection. Doit-on pour autant conclure de la thèse selon laquelle la croyance en la nécessité de la mort ne serait pas fondée, mais ne reposerait que sur l’habitude, que Fiodorov est un précurseur du transhumanisme ? Un point semble l’empêcher : les cosmistes spiritualisent la science, la placent au cœur d’un projet social et voient en elle un moyen de créer des techniques par lesquelles l’homme pourrait se rapprocher de Dieu, ce qui est étranger à la démarche du transhumanisme actuel.
Alexandre Moatti, de son côté, met au jour l'instrumentalisation qu'a subi la théorie darwinienne de l’évolution chez des penseurs en ayant fait une sorte de philosophie ou d’utopie, comme Teilhard de Chardin. Ce dernier, qui prétend s’appuyer sur des données scientifiques, considère qu'il existe trois stades de l'humanité. D’abord, « l’humain » : il s'agit d'« une portion définie de Matière localement portée à un état d’extrême complexité » qui forme « un noyau de substance cosmique “hyper-psychisée” », reconnaissable à son pouvoir croissant d’auto-évolution raisonnée. Mais cette situation appelle un processus d'hominisation : l’homme doit continuer à se faire.
C'est alors qu'intervient le deuxième stade, qui est justement « l’ultra-humain ». Selon Teilhard de Chardin, la population humaine s'étant étendue sur la planète, elle a dû se répartir du mieux possible ; mais la compression des peuples finissant par l’emporter sur leur extension géographique, ils ont été contraints d'innover et de développer la technique. Dans le même temps, les cerveaux humains se rapprochent les uns des autres : c’est la montée de la « cérébration », et ce que Teilhard nomme « l’ultra-cérébration » correspond au couplage du potentiel de pensée des humains, dans une « noosphère », une sphère de la pensée, dépassant et complétant la biosphère, la sphère du vivant.
Tous ces concepts se présentant comme scientifique sont néanmoins imprégnés d'une perspective chrétienne. Certes, c'est la sélection naturelle qui est à l'œuvre jusqu'au stade de l'humain ; mais « à partir de l’Homme, ce sont les forces d’invention qui ont pris en main les rênes de l’Évolution ». Et la troisième étape consiste en effet en la rencontre de l’Homme et de Dieu. Dès lors, la suite de l’Évolution est la prolongation de la vie humaine dans un ailleurs. C’est pourquoi l’auteur de l’article explique que « plus encore qu’un darwinisme culturel appuyé sur la théorie de l’évolution, on peut presque parler chez Teilhard, aussi oxymorique que cette locution puisse paraître, d’un darwinisme religieux ».
Ingénierie technique, prothèses et productivité de l’homme-machine
Dans son article, Emmanuelle Raingeval décrypte un motif figurant dans les représentations picturales de certains artistes d’après-guerre : les prothèses des « Gueules cassées ». Celles-ci ne rendent pas les hommes plus ou à nouveau humain, mais témoignent d’une volonté de minimiser le dommage subi et de réintégrer l’infirme dans une vie active et surtout productive. La fusion de l’homme et de la machine amorcée par le port des armes au combat se poursuivrait donc dans les centres de rééducation orthopédique, puis dans la vie civile sur les chaînes de montage des usines.
La littérature scientifique portant sur l’ergonomie du travail en témoigne. L’auteure évoque l’ouvrage de Jules Amar intitulé Le moteur humain et les bases scientifiques du travail professionnel. Ce manuel détaille les méthodes d’évaluation des capacités fonctionnelles de l’ouvrier en lui appliquant les principes mécaniques. Il s’agit alors de mesurer la force des muscles, de chronométrer les mouvements, de quantifier l’énergie calorique de l’alimentation nécessaire pour la transformer en force productive et de calculer le seuil de fatigue acceptable afin de pallier l’épuisement de l’organisme tout en maintenant le rendement de la fabrique. Amar reconnaît la valeur strictement palliative de la prothèse qui n’a pas « pour but de remplacer un membre ou segment de membre absent, mais de suppléer une fonction abolie ou fortement lésée ». Il envisage toutefois les progrès à venir et la possibilité d’offrir aux ouvriers équipés d’appareillages spécifiques la capacité de démultiplier leur force de travail. Du coup, c’est moins l’humanité, l’intégrité du mutilé que la prothèse vient compenser, tenter de rétablir, que sa productivité, son efficacité dans un contexte industriel.
La prothèse ne permet pas toujours d’assurer la satisfaction du besoin d’autonomie du mutilé par le travail. Elle effectue avant tout la jonction entre l’homme et la machine. Comme dans une ergonomie qui renverse ses principes en ne faisant plus du bien-être de l’ouvrier sa principale préoccupation, la prothèse se place ainsi au centre d’une économie qui réintègre le corps défaillant dans la marche productive. Elle consiste à améliorer l’efficacité du travailleur en en faisant un mixte d’homme et de machine. Cela pourrait devenir une fin en soi.
Le philosophe Ortega y Gasset, comme le montre José Luis Espericueta, perçoit le même rapport de l’homme à la technique : le monde lui apparaît comme « un vaste appareil orthopédique ». Pour le penseur espagnol, l’homme est en effet une sorte d’animal ontologiquement vulnérable et précaire, qui doit de ce fait modifier sa condition pour se sauver. Ne possédant pas d'habitat naturel, il n'est par exemple lié à aucun espace propre qui constituerait son milieu. Aussi doit-il, contrairement aux autres animaux, intercaler entre lui et les lieux du monde des créations techniques modifiant l’environnement pour qu’il puisse s’y adapter.
La technique apparaît alors comme une réforme de la nature, comme ce qui fait d’un espace inhospitalier un monde dans lequel il est possible de vivre pleinement. C’est pourquoi, comme le rappelle l’auteur de l’article, Ortega dira que « l’humain est un romancier de lui-même qui se forge la figure fantastique de son personnage ». L’auteur suggère également un rapprochement fécond entre le philosophe espagnol et Peter Sloterdijk : tous deux pensent l’anthropotechnie et considèrent la technique non comme quelque chose d’extérieur à l’homme, mais qui en est constitutive . Cette façon de considérer le rapport de l’homme à la technique semble finalement inscrire le transhumanisme dans le prolongement de l’humanité telle qu’elle est.
Régénérer l'homme par la science et la technique médicales
Élodie Serna examine quant à elle deux types de chirurgies sexuelles à destination des hommes dans l’entre-deux-guerres en Europe : la greffe testiculaire de fragments de testicules de singes, exécutée selon le procédé du Dr. Serge Voronoff, et une sorte de vasectomie appelée « opération de Steinach », du nom du biologiste qui en a théorisé l’usage, le Dr. Eugen Steinach. Cette dernière permettrait un regain de puissance en favorisant la production d’hormones mâles. Le testicule assumant deux fonctions (certaines cellules sont les glandes de la reproduction, tandis que d’autres produisent l’hormone mâle et contrôlent le développement et le maintien des caractères sexuels) que Steinach juge concurrentielles, la vasectomie permettrait de bloquer le passage des spermatozoïdes, de tarir la production de spermatozoïdes et ainsi de stimuler la production d’hormones sexuelles. Une telle opération permettrait donc de rendre l'homme « plus mâle ».
Ces deux interventions reposent sur le paradigme traditionnel d’un lien entre production séminale masculine et performance virile, mais témoignent aussi d’ambitions mélioratives tout à fait contemporaines, voire futuristes, dans la mesure où la vieillesse et la déviance par rapport aux normes sexuelles sont perçues comme les effets des aléas d’une économie hormonale instable, et sont par conséquent pathologisées. Mais les interventions de Voronoff et de Steinach ne sont pas pour autant de simples méthodes thérapeutiques destinées à restaurer la jeunesse ou orienter la sexualité ; elles témoignent également de l'ambition de régénérer le corps social et d’augmenter la qualité et les capacités de l’homme. Avec ces nouveaux procédés émerge une chirurgie non seulement réparatrice, mais régénératrice : il ne s’agit plus de restaurer des fonctions spécifiques de l’organisme atteintes par des maladies, mais de régénérer l’individu entier.
L’homme nouveau, volontariste, s’affirme en somme par sa capacité à dépasser le déterminisme de la biologie humaine et de l’évolution des espèces. On pourrait arguer que ces opérations constituent une forme de transhumanisme, dans la mesure où cette l’ambition d’augmenter l’humain engage ici une dimension temporelle et une dimension transgressive dans les processus de technicisation du corps que l’on retrouvera plus tard chez les transhumanistes.
Au total, cet ouvrage permet d’ouvrir les yeux sur les origines difficiles à cerner et les possibles parentés médicales, techniques ou religieuses, de cette utopie libérale qu’est le transhumanisme.