Un recueil d’articles qui explique pourquoi et comment les auteurs russes n’ont cessé de se nourrir de l’auteur des Pensées.

L’ouvrage s’ouvre sur un constat de Françoise Lesourd, que l’ensemble des articles qui le compose ne fera que corroborer : « Pascal est le philosophe qui a eu la plus grande audience en Russie, depuis le XVIIIe siècle ». L'un après l'autre, les auteurs s’emploient alors à tenter d’expliquer les raisons de cette familiarité, ou de ce dialogue, avec ce penseur inclassable du XVIIe siècle. Plusieurs déterminations peuvent rendre compte de cette fidélité. D’une part, on peut être tenté d’expliquer cette réception privilégiée par des raisons qui tiennent au fait que la culture russe, dans son développement, n’a pas connu l’étape de la Renaissance, avec tous les courants de pensée qui l’ont accompagnée, en particulier l’humanisme tel que l’Occident moderne l’a produit. Ainsi, la vision pascalienne de l’homme s’est donc trouvée en concordance avec celle des penseurs russes sourds aux sirènes de cet humanisme et qui s’appuyaient sur une tradition moins centrée sur la raison, la démonstration et la pure logique.

Une autre explication serait à chercher dans le fait que la Russie et l’Occident n’entretiennent pas les mêmes relations avec le spirituel et défendent des conceptions différentes de l’articulation entre temporel et spirituel. En Russie, on n’observerait pas la sécularisation de la culture et la perte d’influence de la pensée religieuse qu’on a pu observer en occident. En Russie, la vie des idées a gardé des liens assez forts avec le religieux, ce qui forme un cadre qui correspond à l’univers de pensée de Pascal.

Et effectivement, ce qui semble avoir donné à réfléchir aux penseurs et aux écrivains russes, chez Pascal, c’est d’abord sa conception du cœur et son rapport à la raison. Pascal, en effet, est reçu par les écrivains russes comme celui qui accorde une place primordiale au cœur et non à la raison, à la pure intuition intellectuelle, comme le fait, en particulier à partir de Descartes, la philosophie occidentale. Le cœur, pour Pascal, c’est l’ipséité, le moi profond, la partie la plus intime et la plus mystérieuse de l’être, siège de la volonté (bonne ou mauvaise), là où Descartes situe la spécificité de l’homme du côté de la raison – suivi en cela par les rationalistes. Or, à cette raison, Pascal a un rapport ironique – dont pourrait témoigner la célèbre citation : « la vraie philosophie se moque de la philosophie ». Et on observerait ainsi une affinité entre le cœur pascalien et la culture russe, presque une forme de parenté entre ce cœur et la religiosité russe.

Enfin, le geste par lequel la philosophie se fait philosophie de l’existence ou existentialisme a pu trouver ou revendiquer en Pascal un modèle, et dans la Russie un sol fertile en penseurs.

Pour ces raisons, les thèmes de Pascal sont passés dans toutes les couches de la société russe, dans le répertoire commun, comme le fait voir dans sa contribution Galina Streltsova. On les retrouve en particulier dans l’image du roseau pensant, le paradoxe de la grandeur et de la misère de l’homme, l’opposition entre Dieu personnel auquel on peut s’adresser directement et un Dieu strictement conceptuel, construction théorique pour savants et philosophes, ou encore dans l’argument du célèbe « pari » pascalien. On n'en finit pas de dénombrer les auteurs qui s’y réfèrent, comme si Pascal avait accompagné, à toute époque, les réflexions des écrivains russes.

En témoignent de nombreuses illustrations. Khomiakov dénonce le rationalisme occidental, détaché du cœur, qui laisse trop de place à raison instrumentale et calculs utilitaires, Iourkévitch critique l’égoïsme rationnel des Lumières françaises comme de l’éthique rationaliste de Kant, au nom de la conviction qu’il ne peut y avoir de morale sans cœur et que la raison ne saurait suffire à la moralité. Et, comme le remarque Véronika Altashina, l’image pascalienne du roseau pensant traverse la poésie russe, puisqu’on la trouve chez des poètes du XIXe au XXIe siècle : elle repère et analyse la présence de cette image chez Tioutchev, Akhmatova, Tsvétaieva, Polina Dachkova, Elga Olchvang et Vadim KHaltoma.

Les grands romanciers russes : un paradigme pour penser l’influence de Pascal

Un certain nombre d’auteurs, dans cet ouvrage mais aussi ailleurs, étudient ou relèvent tellement de points de rencontres entre Pascal et Tolstoï que l’inspiration du second par le premier a toute la force d’une évidence. L’ouvrage présente d’ailleurs un tableau qui peut servir de référence et dans lequel sont disposés côte à côte les extraits du Cercle de lecture, une œuvre tardive de Tolstoï, leur traduction et le texte de Pascal qui leur correspond. Tolstoï voit, en effet, en Pascal un des « maîtres de l’humanité », tout comme Bouddha, Socrate, Spinoza ou Rousseau.

Tolstoï apprécie avant tout chez Pascal son intuition des vérités supérieures dont dépend tout le sens de l’existence. Tous deux partagent un sens moral exacerbé, une rigueur logique impitoyable, foi naïve dans le bien et la conviction qu’il y a un sens de la vie à trouver derrière le tumulte des jeux sociaux, angoisse de mort, foi est personnelle, vécue et a sens existentielle. La Mort d’Ivan Illich serait l’œuvre de Tolstoï la plus directement inspirée par Pascal, ce dont atteste la lecture passionnante et extrêmement bien argumentée de ce texte en regard des Pensées par L. Thirouin, qui dit que la proximité que Tolstoï entretient avec Pascal est de l’ordre d’une « inspiration, une parenté essentielle, une communauté de structure. Le dialogue qui s’instaure entre le récit de Tolstoï et les Pensées relève moins d’une intertextualité que d’une intimité créatrice ». Sans reprendre le détail de cette analyse, il convient de mentionner dans les deux textes l’importance de la conscience de sa mortalité pour l’existence, celle du divertissement qu’accompagne celle du jeu, ainsi que le rôle de l’illusion généralisée.

Indissociable du nom de Tolstoï dès qu’on évoque l’excellence du roman russe, celui de Dostoïevski n’est pas étranger non plus à la lecture de Pascal. Il est celui qui comprend le mieux le thème de la grandeur et de la misère de l’homme, ainsi que le grand défenseur de la supériorité de l’ordre de l’amour et de ma charité sur tout le reste, ce dont témoignent beaucoup de ses personnages romanesques. On peut même dresser un parallèle entre, d’une part, la figure du grand Inquisiteur, hypocrite et sans foi, qui prétend veiller l’humanité misérable en s’assurant les moyens de sa subsistance, et, d’autre part, la démystification pascalienne de la version jésuite de l’humanisme, laquelle « s’autorise à manipuler la conscience humaine en s’appuyant sur la nature pécheresse de l’homme et en cultivant ses pires penchants », selon Boris Tarassov. De plus, on trouve chez Pascal et chez Dostoïevski les mêmes rapports dans hiérarchie des facultés entre le cœur et l’intelligence, ainsi que l’idée que le cœur connait ce qui est inconnaissable par la raison.

Plus fondamentalement encore, note Boris Tarassov, chez Dostoïevski, « l’orgueil insatiable et l’aspiration de la personne égoïste et sensuelle à une domination illimitée par le biais d’un savoir détaché de la vie vivante » constituent les ressorts de la « Loi du Moi » à laquelle s’oppose l’idéale « loi de l’amour », dans la situation supralapsaire. Aussi chez Dostoïevski, la tâche principale de la personne, pour devenir moralement meilleure, est-elle « de se libérer des passions et de se réunir à la volonté de Dieu ». Comme le dit encore Boris Tarassov « pour Dostoïevski, l’amour le plus grand – principale force qui met l’idée en mouvement, but absolu, couronnement de ce qui fait que l’homme est vraiment homme, expression extrême de sa liberté –, est en même temps la plus grande mise à la gêne du moi, le sacrifice volontaire, la vraie victoire sur la « nature », œuvre d’Adam ».

Pascal et la philosophie russe du XXe siècle

Dans l’ouvrage, la dernière partie est entièrement consacrée au rapport qu’entretiennent certains éminents penseurs russes avec l’œuvre de Pascal. C’est le lien avec la philosophie de l’existence qui saute immédiatement aux yeux : comme le dit Oleg Pankratiev, en ouverture de sa contribution « Pascal et Dostoïevski, à la naissance de la pensée existentialiste » : « la figure de Pascal marque le passage de la spéculation à ce qu’on peut nommer la disposition d’esprit, ce qui le rend si proche de la philosophie existentialiste des années 1920 ». Et en effet, Pascal, dont nombre de penseurs existentialistes revendiquent l’héritage, est l’un des premiers à lier, à travers ses analyses de notions comme l’ennui ou l’angoisse, la pensée est aux émotions qui ne peuvent être détachées de l’existence telle qu’elle est vécue personnellement et concrètement.

Cette découverte de l’indissociabilité de la pensée à ce qui caractérise l’existence vécue de celui qui pense tiendrait à l’écroulement d’une façon de considérer la conscience pour laquelle le sentiment pouvait être dominé, en droit sinon en fait, par la raison et la volonté. Cette conception de l’homme avait comme corollaire que l’Église puisse imposer une limite aux sentiments, surtout dans la mystique, quand leur force était la plus grande. Chez Luther, déjà, émergerait selon Oleg Pankratiev le rôle du sentiment dans la foi personnelle, ce qui contribuerait à expliquer, pendant la Contre-Réforme, l’insistance sur le contrôle à exercer sur les sentiments personnels (comme, par exemple, chez Ignace de Loyola). À cela s’opposerait Pascal qui parle d’une connaissance de Dieu par le sentiment et le cœur par contraste avec ceux qui ne sont que (superficiellement) croyants pour des motifs liés à la raison et qui, quelque part, recherchent une preuve absolue, cartésienne, indubitable, de l’existence de Dieu.

Si de nombreux penseurs sont étudiés dans leur lien avec Pascal, comme Sémion Frank, Boris Vycheslavtsev, ou Léon Chestov, il est intéressant d’observer que bien des penseurs actuels lisent dans leur rapport à Pascal le rapport critique – et parfois seulement en creux – à Descartes dont ils font le père de la tradition philosophique occidentale, en particulier dans ce qui à leurs yeux mérite d’être sinon rejeté, du moins réformé. Ainsi, selon Kiréievski, l’Occident a connu une évolution trop étroite, car Descartes garderait quelque chose de la scolastique (avec laquelle il s’efforce pourtant de rompre) en ce qu’il demeure aveugle à l’intuition, à la vérité vivante, et ne se focalise que sur l’argumentation syllogistique abstraite, ce dont témoigne exemplairement pour Kiréievski le fait que Descartes a besoin d’un syllogisme abstrait pour se prouver son existence.

De même, Berdiaev affirme contre Descartes, et avec Pascal, que le cartésianisme pèche par son « rationalisme abstrait ». En effet, pour Berdiaev, la philosophie ne doit pas se résoudre à être une science. Berdiaev critique le cogito pour sa tentative de faire découler de la faculté de penser l’existence du moi. Berdiaev voit, au contraire, dans le cœur le centre de la vie du moi et Pascal comme un philosophe existentiel dans la mesure où il réalise la connaissance « en dehors de l’objectivation ». Chestov, de son côté, semble, comme le montre Françoise Lesourd dans « La Nuit de Gethsémani. Pascal vu par Léon Chestov », reprendre à Pascal l’idée que Jésus « sera en agonie jusqu’à la fin du monde » tandis les hommes, à l’image des disciples à Gethsémani, dormiraient ; et ce sommeil leur serait rendu possible, justement, par la raison. Chestov considérerait alors Pascal comme capable de rester douloureusement réveiller, puisqu’il réussit à ne pas être dupe de la raison.

Cet ouvrage, clair et sérieux, se présente donc comme un élément de référence à la fois pour penser la réception de Pascal en dehors du contexte français et pour étudier sous un angle original la pensée ou l’écriture d’écrivains russes de talent, en particulier celle de Tolstoï et Dostoïevski.