Comment devient-on révolutionnaire ? Une sociologie de l’engagement politique qui s’intéresse aux différentes instances et formes de socialisation.

À rebours de l’image publique des « zadistes » ou des « black blocs », le sociologue Colin Robineau nous invite, avec son livre Devenir révolutionnaire. Sociologie de l’engagement autonome, à comprendre les motivations conduisant à devenir un « autonome ». Son enquête, menée dans le cadre de sa thèse de 2013 à 2015, s’appuie sur une vingtaine de récits de vie anonymisés de militants d’un « squat d’activités », La Kuizine. Influencé par les centres sociaux autonomes italiens, ce lieu avait pour ambition de renforcer les « solidarités » entre « exploités », notamment via la préparation de repas bon marché, l’accueil de cours de langue, de permanences juridiques, etc. Si Colin Robineau a pu avoir accès à ce milieu habituellement plutôt fermé, c’est justement parce que ce collectif s’est « constitué autour d’une (auto)critique du fonctionnement en vase clos du milieu autonome. »

Le sociologue estime que la proximité avec les enquêtés — la relation de confiance qu’il a pu nouer avec ces derniers grâce à sa participation à la vie du lieu — explique en grande partie la richesse des matériaux recueillis. En dépit de leur petit nombre, ces trajectoires étudiées en profondeur permettent de mettre à jour des régularités rendant compte de l’entrée dans l’engagement autonome. Ce faisant, il s’intéresse à la fois à leurs dispositions, liées à leurs origines sociales et à leur socialisation primaire, et aux processus, c’est-à-dire aux différentes étapes de leurs parcours les ayant conduits à devenir autonomes. Les enquêtés ont tous en commun « une phase d’engagement total au cours de laquelle le milieu autonome tend à satelliser toutes les sphères de leur existence. » Ce trait conduit Colin Robineau à comparer ce milieu à une « institution totale », en reprenant le concept d’Erving Goffman forgé dans Asiles, la différence majeure avec ce type d’institution reposant sur le caractère consenti d’une telle appartenance.

Une histoire européenne de l’autonomie politique

En préambule, Colin Robineau rappelle brièvement les principaux traits de l’histoire de l’autonomie politique européenne. Celle-ci naît des transformations du capitalisme et de la classe ouvrière de l’après-guerre et de développements politiques parallèles, tels que l’émergence de la nouvelle gauche et de groupes intellectuels comme Socialisme ou barbarie en France ou Quaderni Rossi en Italie. Ces derniers prônent l’autonomie de la classe ouvrière et une mise à distance par rapport aux partis et syndicats traditionnels.

Le mouvement est particulièrement actif en Italie dans les années 1970 et — dans une moindre mesure — en Allemagne (RFA) et en France, avant de refluer à la fin de cette décennie. À partir des années 1980, l’épicentre de l’autonomie politique se déplace vers l’Allemagne, ses squats et son mouvement écologiste. En France, dans les années 1990, les autonomes, qui n’ont jamais été aussi nombreux que dans ces deux pays voisins, se greffent à des mobilisations plus larges comme celles contre les expulsions de sans-papiers. Au sein de cet archipel, le « monde des squats forme le maillage contre-culturel du milieu autonome », dans une « logique sécessionniste reposant sur une socialisation de l’entre-soi et encourageant une forme de vie en marge, mâtinée parfois d’illégalismes », partagée entre « velléités insurrectionnelles et désirs de sécession ».

Des socialisations primaires et des parcours militants à l’origine d’un engagement total

Les différentes phases de socialisations des militants étudiés sont au cœur de l’analyse de Colin Robineau. Il relève en particulier deux aspects importants et communs à la majeure partie d’entre eux : « le haut degré de polarisation de la socialisation primaire » et « le haut degré de totalisation de la socialisation militante. »

Sans surprise, l’héritage familial joue un rôle déterminant. De nombreux enquêtés sont ainsi issus de familles travaillant dans le domaine culturel et aux opinions ancrés à gauche, voire à l’extrême-gauche. Par ailleurs, et c’est là l’un des résultats les plus originaux mis en évidence par le sociologue, « la configuration familiale polarisée que l’on retrouve chez près de la moitié des enquêtés donne matière à penser qu’une socialisation à la croisée des classes est propice à l’acquisition de dispositions critiques et réflexives. » Autrement dit, le fait d’appartenir à des familles très différentes socialement conduit par exemple à être davantage réceptif aux inégalités sociales, plus facilement et directement constatables (via la fréquentation de grands-parents issus de milieux distincts par exemple). De même, les parcours scolaires (changements d’établissements) peuvent également donner à voir des situations contrastées : « La dissonance entre les cadres socialisateurs rencontrés à l’école a pu fonctionner comme un révélateur de l’arbitraire du monde social, de ses hiérarchies et de ses classements, structurant, par la même occasion, une sensibilité précoce aux inégalités et aux injustices. » Dans ce même cadre peut s’ajouter ce que l’auteur appelle un « ethos rebelle » qui « atteste d’une propension à transgresser, à désobéir et défier l’autorité institutionnelle. » Le milieu autonome leur offre alors l’occasion de sublimer cette « indiscipline » voire, pour certains, leur violence physique.

Les mouvements sociaux (CPE, LRU, mouvements de chômeurs, etc.), lors du lycée ou du passage à l’université, servent souvent de déclencheur de l’engagement, grâce à la rencontre avec le milieu autonome. Dans plusieurs cas, ce sont les lieux mêmes d’enseignement qui jouent un rôle fort, à l’image du lycée autogéré de Paris ou de « Tolbiac la rouge ». L’âge est également déterminant puisqu’il s’agit souvent d’une « période de disponibilité biographique où pointe par ailleurs la menace de déclassement ». Cet engagement devient très rapidement total et à temps plein, régulièrement marqué par la vie en squat, l’entre-soi et l’apprentissage d’un corpus de références intellectuelles. L’activité militante se transforme alors en mode de vie, à l’image d’une institution totale, en venant même à transformer les corps, suivant un modèle de virilité, comme la pratique fréquente de sports de combat. En conséquence, cet engagement a des « coûts » directs pour les individus (isolement, poursuites judiciaires, précarité), compensés par les « profits » en termes de distinction et de sociabilité procurés par le milieu autonome, quand celui-ci n’en vient pas à jouer un rôle de seconde famille pour certains.

Colin Robineau considère que les carrières autonomes suivent peu ou prou le même parcours : « Lorsque sonne l’heure du reclassement, vient le retrait de la bohème politique et s’engage un processus de sortie, du moins partielle, de l’institution. » Certains reprennent des études, d’autres finissent par trouver un emploi, ou encore fonder une famille. Le capital militant accumulé, notamment sous sa forme intellectuelle, est parfois réinvesti dans de nouvelles activités, comme le professorat. La Kuizine est, à ce titre, assez exemplaire d’une telle phase. Dans la continuité de cet engagement, le lieu propose une ouverture et donc une sortie du milieu autonome, révélant au passage l’un de ses paradoxes : « d’un côté, [l’institution autonome] produit une réclusion dans un entre-soi quotidien et, de l’autre, elle est pourvoyeuse de savoirs, d’outils critiques et de ressources réflexives qui peuvent se retourner contre elle en conduisant ses membres à s’en éloigner, voire à la quitter. […] les schèmes critiques et l’armature réflexive qu’il véhicule à l’endroit de l’ordre social sont susceptibles d’être redirigés contre son ordre propre. Aussi, ce n’est pas tant la sortie du milieu qui est à comprendre comme une émancipation que la construction de soi en son sein. » Les militants prolongent d’ailleurs leurs engagements sous d’autres formes, mais avec une moindre intensité.

Devenir révolutionnaire offre un portrait de groupe de militants vivant et réussi ainsi qu’une perspective plus large sur l’entrée dans l’engagement politique. Le choix de La Kuizine comme terrain d’étude prédispose certes les autonomes étudiés à une forme de réflexivité sur leur parcours, à l’image des « repentis », mais il permet d’avoir un aperçu de ce milieu autrement difficilement observable. Il est d’ailleurs dommage que l’expérience de La Kuizine en elle-même n’ait pas fait au moins l’objet d’un chapitre, se voyant réduit au point de départ (la constitution du groupe des enquêtés) et d’arrivée (celui de la fin de l’étude de leurs trajectoires respectives).