Trois catalogues de grandes expositions, ainsi que deux livres nous immergent dans les salons du Faubourg Saint-Germain, dans le Paris de la Belle Époque : celui de Marcel Proust et d’Edith Wharton.

* Dans le premier volet de cet article, Myriam Anissimov revient sur le Paris de la Belle Epoque et la judéité de Proust.

 

Dans ses Mémoires, Wharton raconte les années de sa jeunesse, inspirée par les ouvrages de Ruskin ; elle avait longuement visité l’Italie à plusieurs reprises, puis voyagé partout où sa curiosité pour l’architecture et les beaux-arts l’appelait. Pour son amour de l’Europe, elle avait abandonné The Mount, la somptueuse demeure que son mari avait fait construire dans le Massachussetts, et dont l’opulence s’apparentait à celle d’un château par ses dimensions, le luxe de son aménagement et le vaste parc.

Ses ancêtres étaient des armateurs de navires marchands. La robe de mariée de son arrière-grand-mère Stevens, « de style Directoire en mousseline indienne brodée, avait été confectionnée pour elle en Inde et avait été convoyée à New York par un des bateaux de son père. »

Les parents d’Edith Wharton, considérablement enrichis dans les affaires (le commerce en gros, la loi et la banque), étaient assez fortunés pour voyager en Europe, s’installant dans les palaces pendant des semaines, voire des mois.

Son père était « grand et splendide, toujours si gentil, dont les bras vigoureux me soulevaient si haut, et me tenaient si fermement. » Sa mère « portait de si belles robes à volants, et avait des éventails peints et gravés dans des coffrets en bois de santal, et des étoles d’hermine, et des dentelles jaunâtres parfumées, épinglées dans du papier bleu, rangées dans un chiffonnier en marqueterie, et tous les obscurs attributs impersonnels d’une Mère, sans encore rien de plus précis. » Edith avait deux grands frères, qui n’étaient presque jamais là (l’aîné étudiait déjà à l’Université). Mais au premier plan de ses proches, il y avait Foxy, son chien bien-aimé et sa gouvernante, Doley, « une personnalité puissante et omniprésente ».

Elle écrit :

« Comme je plains les enfants qui n’ont pas eu de Doley une gouvernante qui est là depuis toujours, qui est aussi évidente que le ciel et aussi chaude que le soleil, qui comprend tout, devine tout, peut tout arranger, et unit tous les pouvoirs d’une divinité à toute la compassion d’un cœur mortel comme le vôtre ! » Pendant les mois d’hiver, la famille vit dans une vaste maison, située sur la 23e Rue Ouest.

À quatre ans, Edith séjourna une année à Rome. Alors que les maisons de New York lui semblaient intolérablement laides, à Rome tout était beau : la piazza di Spagna, les villas romaines, les « carrosses de cardinaux brillant d’or et d’écarlate dans les rues étroites, la procession du carnaval, le Monte Pincio », où elle jouait avec Daisy, la demi-sœur de l’écrivain américain Francis Marion Crawvord (1854-1909), « les calèches majestueuses et les chevaux de selle luisants qui, les beaux après-midi d’hiver, faisaient, comme dans un manège, défiler la fine fleur de la beauté et de la noblesse romaine sur les méandres serrés du versant de la colline. »

Elle se promenait avec sa mère sur les pelouses de la villa Doria-Pamphili, parmi les pins parasols et les statues de la villa Borghese, sur les pentes du Palatin, où les voyageurs ramassaient des fragments de porphyre. Elle allait aussi en voiture dans la campagna, sur la via Appia, aux fontaines de Frascati. Magnifiquement traduite par Jean Pavans, lisons cette évocation de la Place Saint-Pierre : « le flamboiement des millions de cierges de Saint-Pierre, le pape flottait dans l’éther au-dessus d’une longue trainée d’ecclésiastiques vus à travers une brume d’encens tellement dorée qu’elle semblait être déversée par l’astre aveuglant du grand autel. » Ces visions « parfumées de violettes », dignes d’un peintre, ne la quitteront pas. Tout au long de sa vie, elle retournera en Italie avec et sans son mari.

Ses parents séjournèrent aussi en Espagne, puis en France pendant une année.

À Paris, Mr. Bedlow, un de leurs amis, venait souvent dîner ; à l’heure du dessert, vêtue de sa meilleure robe, la petite Edith montait sur ses genoux. Il lui lisait les contes d’Andersen et ceux de Ma Mère l’Oye. Un après-midi d’automne, elle vit sur les Champs-Élysées une « magnifique voiture ouverte, avec à côté d’elle un petit garçon sur un poney, et une escorte étincelante d’officiers. » Elle accompagna sa mère en cure à Bad Wildbad, dans la Forêt-Noire, où elle contracta la fièvre typhoïde, et fut sauvée par le médecin du tsar de Russie. Sa jeune gouvernante allemande lui montra comment confectionner des guirlandes de fleurs sauvages et lui fit étudier l’allemand. Après Paris, ce fut encore Florence où elle apprit à parler couramment l’italien.

Une enfance dans le giron de la bibliothèque paternelle

De retour en Amérique, la ville lui parait laide, après avoir été subjuguée par Rome, Séville, Paris et Londres. Elle pénètre alors « dans le royaume de la bibliothèque de son père. » Elle s’y trouve presque toujours seule, et passe des heures à inventer des histoires, tenant un livre à la main et tournant les pages, en les disant à voix haute. « Une vie de petite fille, surveillée, protégée, monotone ».

En écrivant son autobiographie, l’écrivain revoit « photographiquement » les livres de son père. Chaque fois qu’elle se rappelle son enfance, « c’est dans la bibliothèque de mon père que je la vois revenir à la vie. Je foule de nouveau l’épais tapis turc, j’ouvre l’une après l’autre les vitrines, et j’en sors un livre, puis un autre, dans un sentiment secret et extatique de communion. »

Elle n’a l’autorisation d’ouvrir aucun roman sans l’accord de sa mère, mais elle peut en revanche lire Plutarque, Carlyle, Lamartine, Thiers, Mme de Sévigné, les demoiselles Berry, Dante, Milton, Byron, Wordsworth, Victor Cousin, Coleridge, Shelley, Corneille, Racine, La Fontaine, Hugo, Sainte-Beuve. Elle contemple L’Encyclopédie de l’architecture de Gwilt et, de Ruskin, Peintres modernes et Sept Lampes.

Edith étudie aussi la littérature allemande et l’anglais qu’on lui inculque avec une « perfection scrupuleuse ». Sa mère qui avait été éduquée par un précepteur anglais très cultivé, lui interdit de lire les livres pour enfants américains parce qu’ils sont écrits dans un mauvais anglais « sans que l’auteur le sache. ». Elle sait par cœur Alice au pays des merveilles, La Chasse au snark et Les Chansons ineptes d’Edward Lear (1812-1898).

Dans cette demeure luxueuse, on reçoit à dîner. On mange une quantité prodigieuse de nourriture, on boit les meilleurs vins, puis on se rend au salon. Wharton décrira ces maisons patriciennes, ces salons et ces dîners dans Le Temps de l’innocence.

L’été venu, ses parents s’installent à Newport, dans une spacieuse villa proche de la mer, entourée de prairies et d’arbres, appelée Pencraig, dotée d’un embarcadère privé et d’une plage. La maison s’emplit de jeunes gens et de jeunes filles. Edith se baigne autour du ponton flottant, fait des courses en cat-boats et monte à bord de yachts à vapeur. Elle court dans les prés et visite sur son poney les chemins de la petite baie. Son père chasse et canote.

Invitée à son premier bal, donné par Mrs. Morton, elle fait son entrée dans le monde. Pour les très jeunes filles, la beauté allait de soi si elles étaient dotées de ce qu’on appelait « un teint » : « Il est difficile de se figurer de nos jours la transparence de coquillage, le rose et le blanc lumineux, de ces jeunes joues exemptes de rouge de de poudre, où le sang allait et venait comme des lueurs de l’aurore. »

De sa « jeunesse rancunière », Edith se plaisait à dire « qu’on ne lui avait appris que les langues et les manières », c'est-à-dire la bonne éducation.

À quinze ans, elle veut écrire un essai sur les rythmes de la poésie anglaise. Elle ne l’achèvera pas. Il commençait par deux vers, à propos du poète John Milton : « Celui qui ne peut aussitôt sentir la magie de Yet once more, O ye laurels, and one more, sans connaître le vers suivant, ni avoir la moindre idée du contexte du poème, n’est pas en mesure de comprendre les prémices de la beauté de la poésie anglaise. »

À dix-sept ans, elle dévore Sainte-Beuve et Ruskin dont les descriptions la font languir de l’Italie. Ruskin sera aussi lu passionnément et traduit par Proust.

Wharton découvre Pascal et Darwin, L’Histoire de la philosophie de Sir William Hamilton, et un ouvrage introduisant à la technique de la pensée, Éléments de logique de Coppée. Son vieil ami Egerton Winthrop, un homme d’une immense érudition, amoureux des livres, lui fait lire Darwin et le darwinisme de Wallace et L’Origine des espèces.

À cause des problèmes de santé du père, la famille embarque pour l’Europe. Edith retrouve avec joie les rues de Londres, visite la National Gallery.

Puis, migrant vers le Sud, elle s’installe dans un hôtel à Cannes, en compagnie de sa gouvernante : pique-niques sur la plage, dans les rochers, promenades à cheval dans les bois de pins de l’Estérel. Son père meurt à Cannes.

L’été suivant, elle accompagne sa mère qui fait une cure dans la ville d’eau de Hombourg. Durant l’automne, Edith suit les itinéraires de Ruskin à Venise et à Florence, avant de rentrer à Pengcraig. Au terme de la période de deuil, elle et sa mère s’installent dans une maison acquise dans la 25e rue.

Un mariage et des voyages

Deux ans plus tard, grand bouleversement : âgée de vingt et un ans, Edith se marie. Dans ses Mémoires, Wharton mentionne sans autre commentaire : « j’étais mariée » ; elle ne précise pas qui était son époux ni même si elle l’aimait. Nous ignorons aussi si lui l'aimait. Cet événement majeur n’a pas bouleversé les rêves de la jeune fille. Il lui suffit de préciser qu’il était de 13 ans son aîné, d’un aspect juvénile, de bonne compagnie, qu’il affectionnait les animaux et la vie au grand air. L’idée de l’appeler par son prénom ne lui vient pas à l’esprit.

Les « jeunes mariés » vivent à Pencraig, dans un petit cottage, quelques mois par an. Le reste de l’année, ils voyagent en Europe. La silhouette de l’époux n’apparaît vraiment qu’à la page 106 de son autobiographie. Nous apprenons qu’il est né à Boston, qu’il ne désire pas y vivre, et qu’il partage le goût des voyages avec Edith. Ainsi, font-ils, après plusieurs voyages en Italie, une croisière en Méditerranée parce qu’elle en avait vivement exprimé le désir en précisant qu’elle était prête à sacrifier tout ce qu’elle possédait pour y arriver. Avec élégance, il lui répondit : « Vous n’aurez pas besoin de le faire si vous me laissez affréter un yacht, et si vous venez avec moi. » Ils partirent malgré l’opposition de leurs familles respectives, et sans prendre en considération « le problème financier ».

À Paris, Edith découvre le XVIIIe siècle vénitien en admirant un fauteuil chez le peintre américain Julian Russel Story (1857-1919). En compagnie d’un vieil ami, elle explore la région de Florence et d’Urbino, dort avec mauvaise humeur dans des auberges crasseuses, au cours de randonnées effectuées dans de grosses carrioles traînées par des chevaux.

Paul Bourget et son épouse Minnie les accompagnent parfois. « Je n’oublierai jamais la première fois que je vis Minnie Bourget, avec son petit nez aquilin, ses yeux gris, sérieux et lointains, sa bouche sensible, dans le délicat ovale d’un petit visage couronné de lourdes tresses de cheveux bruns. » Elle l’appelle la « Madone de Tanagra ». Un voyage avec les Bourget dans le nord de l’Italie lui inspire un livre intitulé Italian Backgrounds (Paysages italiens, Rivages 2012) et Italian Villas and their Gardens (Villas et jardins d’Italie, Salvy, 1995).

Après quoi, Edith écrit son premier roman The Valley of Decision (La Vallée du verdict, Flammarion 2016).

De retour en Amérique, un héritage permet au couple d’acheter « une vilaine maison de bois » sur les falaises de Rhode Island. L’extérieur est aussi laid que la maison. Ogden Codman, un jeune architecte qui partage le goût pour la simplicité d’Edith, est chargé d’aménager sa demeure. Ils s’entendent si bien qu’ils décident de présenter leurs vues dans un livre. Ce sera The Decoration of Houses.

« L’idée nouvelle à l’époque même si elle est évidente aujourd’hui, que l’intérieur d’une maison fait autant partie de sa structure organique que son extérieur, et que son traitement doit de même être basé sur de justes proportions, sur l’équilibre des distances des portes et des fenêtres, sur des lignes simples et nettes. »

Edith soumet son manuscrit à Walter Berry, un jeune avocat qui lui montre comment écrire dans « un anglais clair et concis. » Avec Codman, elle se met à la recherche d’un éditeur ; ils n’en connaissent aucun. Scribner’s Magazine le publie dans un petit tirage très soigné, au mois de décembre 1897. Succès immédiat : la première édition est rapidement épuisée.

Sa carrière littéraire commence par la publication de deux nouvelles, également dans le Scribner’s Magazine : Mrs. Manstey’s View et The Fullness of Life. (La vie de Mrs. Mantsey et La Plénitude de la vie, traduction de Jean Pavans, Flammarion 2002). En 1899, elle fait paraître un recueil de nouvelles, The Greater Inclination, non sans avoir écouté les observations de Walter Berry « qui ne laissait jamais passer aucune faiblesse ».

« Je n’ai jamais connu personne qui eût un sentiment aussi rapide et aussi juste sur tout ce qu’il y a de plus beau en littérature. Son appréciation d’une grande œuvre était comme une sonnerie de trompette annonçant de nouvelles beautés à découvrir ; c’était un de ces commentateurs qui ouvrent les yeux du lecteur. »

La famille de son mari à Boston juge Edith trop mondaine pour être intelligente, or, à New York, ajoute-t-elle, la sienne l’estime trop intelligente pour être mondaine. La vie qu’elle mène lui pèse. Elle voudrait avant tout rencontrer des écrivains.

L’année où paraît son roman The Greater Inclination, séjournant à Londres, elle est médusée lorsqu’un libraire lui conseille de le lire, alors qu’il ignore qui elle est : « C’est ce dont tout le monde parle à Londres », lui explique-t-il.

En Amérique, le couple a vendu la maison de Newport pour en faire construire une autre à Lenox, dans l’ouest du Massachusetts, au milieu des champs et des bois. Finalement, son mari décide d’édifier The Mount, dont la terrasse domine le lac Laurel.

Wharton va y vivre l’été pendant plus de dix ans, partageant ses journées entre son œuvre, le jardinage, les promenades à cheval ou en voiture, en compagnie de ses plus chers amis. Elle passe les hivers dans une petite maison acquise à New York, dont elle écrit qu’elle ne faisait que cinq mètres de large.

C’est l’époque où le roman de Thomas Hardy, Jude l’Obscur scandalise les puritains. Pour l’édition américaine, l'auteur est contraint de transformer les enfants naturels en orphelins adoptés : « Le plus populaire des magazines pour jeunes gens d’Amérique excluait toutes les histoires contenant la moindre référence à "la religion, l’amour, la politique, l’alcool ou les efféminés". »

Wharton est sommée de ne faire figurer « aucun attachement illicite » dans ses intrigues. Ses romans ont finalement du succès, mais ils embarrassent ses anciens amis et sa famille. Chez les heureux du monde est adapté au théâtre par Clyde Fitch. Parce qu’elle a refusé de changer la fin — c’est-à-dire de laisser survivre son héroïne —, c’est un échec. Les Américains veulent une tragédie qui finit bien.

Amie d'Henry James

Les Wharton achètent des automobiles, qui toutes tombent en panne. À cette époque, le milieu littéraire existe réellement : les écrivains s’écrivent, entreprennent des voyages pour se rendent visite. Edward Robinson, directeur du Metropolitain Museum of Arts, est reçu au Mount. Edith va voir Charles Norton qui passe ses vacances dans son cottage à Ashfield, dans les montagnes de Nouvelle-Angleterre. Henry James y vient lui aussi. Celui qu’elle a eu tant de mal à approcher est devenu le « premier » sur la liste des amis qui sont invités au Mount, ou qui la reçoivent chez eux.

Wharton admire Ruskin et Thomas Hardy, mais la grande affaire de sa vie reste sa rencontre avec Henry James, auquel elle voue une profonde admiration. Elle entretient avec lui une véritable amitié, raison pour laquelle il occupe une place privilégiée dans ses Mémoires.

Elle l’avait rencontré à Paris, chez Edward Boit, brillant aquarelliste, admiré par le peintre John Singer Sargent. Pour ce dîner, la jeune Wharton avait mis sa plus belle robe, œuvre de Jacques Doucet. « Je peux voir encore cette robe-elle était vraiment jolie ; d’un rose fané, brodée de perles irisées. Mais hélas, elle ne me donna pas le courage de parler, ni le pouvoir d’attirer l’attention du grand homme. La soirée fut un échec, et je rentrai humiliée et découragée. » Elle avait lu Daisy Miller et Portrait de femme. Elle eut à nouveau l’occasion de le rencontrer à Venise, toujours persuadée que la seule manière de se faire remarquer était d’être élégante et jolie. Elle portait « un magnifique, nouveau chapeau ». Il ne la remarqua même pas.

Mais ils sentirent soudain que c'était comme s’ils avaient toujours été amis :

« La véritable union de deux esprits se fait par un sens de l’humour et de l’ironie perché sur la même clef, de sorte qu’ils portent sur tous les sujets des regards semblables qui se croisent comme des rayons de projecteurs dirigés vers le même objet. »

Elle le qualifie d'« homme du monde fin de siècle », droit et ferme, devenant avec l’âge, volumineux, oscillant, ayant renoncé à sa barbe pour laisser apparaître « la beauté sculpturale du noble masque romain et de la grande bouche expressive. » Il vit tantôt à New York dans sa maison mal aménagée, tantôt au Mount (sa maison du Berkshire) pendant de longs séjours en été, et parfois en France.

Les théories littéraires de James n’ont pas influencé Wharton. Elle les jugeait systématiques, voire contreproductives. Comme elle trouvait les personnages de ses derniers romans coupés du monde, elle osa lui demander pour quelle raison il avait suspendu ceux de La Coupe d’or dans « le vide ». Après un temps de réflexion, il lui répondit d’une voix troublée : « Ma chère — j’ignorais avoir fait une chose pareille. »

Elle estimait que le manque de « réalité » de ses personnages expliquait le fait que ses romans ne rencontraient aucun succès populaire ; il en était affligé, bien qu’il s’en défendît. Dans sa solitude, l’écrivain était « aux prises avec son génie ».

« Henry James était essentiellement un romancier de mœurs, et les mœurs que sa nature et sa position le rendaient apte à observer étaient celles du petit groupe déclinant de personnes parmi lesquelles il avait grandi, ou de leur prototypes plus pittoresques dans les sociétés plus anciennes. Pour le meilleur et pour le pire, il devait chercher cette nourriture là où elle se trouvait, car c’était la seule nourriture que son imagination pût pleinement assimiler. »

James était resté en toute circonstance un « homme du monde ». Un jour qu’il voyageait en France en compagnie de Wharton, il s’avisa brusquement qu’il devait de toute urgence acheter un nouveau chapeau. Arrivé à Poitiers, il se montra incapable d’expliquer avec des mots simples au commerçant quel genre de couvre-chef il désirait. Il finit par dire qu’il demandait un chapeau « pour l’homme moyen sensuel ».

L’art de la conversation de James fascinait autant Wharton que ceux qui l’écoutaient. Dès qu’il ouvrait la bouche, tout le monde se taisait et l’écoutait sans lassitude des heures durant. Pour le seul plaisir de l’entendre, elle se pliait à ses extravagances. Mais, comme dans le cas de Proust, tout le monde n’était pas capable d’arriver au bout des méandres de ses phrases. Après l’avoir patiemment écouté l’humoriste Finley Dunne (1867-1936) commenta : « Quel dommage qu’il lui faille tellement de temps pour dire la moindre chose ! Tout ce qu’il racontait était magnifique, mais j’avais tout le temps envie de lui dire : “Crache le morceau dans la main de papa !” ».

Dans les salons, James aimait lire de la poésie à voix haute, comme le soir où il saisit le volume des poèmes d’Emily Brontë.

Froid en terre, lorsqu’une neige épaisse s’amasse sur toi,
Froid et profondément enfoui dans la sinistre tombe,
Ai-je oublié, mon seul Amour, de t’aimer,
Éloigné enfin par la vague du Temps qui éloigne tout ?

Une autre fois, il lut Feuilles d’herbes, Chant de ma personne, Quand les lilas fleurissent de Walt Whitman, qu'il il l’estimait être un des plus grands poètes américains.

Dans un autre salon, cette fois-ci à Londres, voici Henry James « dominant la cheminée, et nous tous, Henry James est debout, immobile, ou arpente la pièce d’un pas lourd, écoutant, marmonnant, grognant, son désaccord, ou gloussant son approbation devant les paradoxes des autres buveurs de thé. »

Wharton passait tout à James, qui avait abandonné son appartement de Londres après l’achat de Lamb House, et l’emmenait en voiture pour de longues excursions dans la campagne, comme il le désirait.

Au cours de ses assez brefs séjours à Londres, Wharton rencontra Thomas Hardy. Il lui sembla distant et renfermé, mais il était surtout timide. Lors d’un déjeuner chez Lady St. Helier, elle lui demanda s’il était vrai que l’éditeur américain de Jude l’Obscur, l’avait contraint à métamorphoser les enfants illégitimes en orphelins. Cela ne l’avait pas surpris, car l’éditeur d’une revue écossaise qui avait publié sa première nouvelle, avait trouvé choquant que son héros et son héroïne se promènent le dimanche, et avait insisté pour que ce soit un jour de la semaine.

Une Américaine à Paris

Wharton et son mari s’installèrent à Paris pendant l’hiver et sur la Côte d’Azur et la Riviera, après la parution de Chez les heureux du monde, sans toutefois renoncer au Mount à partir de 1907.

Elle habite pendant vingt années rue de Varenne, où elle reçoit beaucoup d’amis dont les Bourget « à l’apogée de sa popularité mondaine ». « Mes nouveaux amis venaient de mondes aussi largement différents que les milieux académiques, universitaires ou littéraires, et la vieille société hautaine du faubourg Saint-Germain. » Elle n’est pas fascinée par « les autochtones ». « Si on avait demandé en ce temps-là à n’importe quel membre authentique du faubourg Saint-Germain ce qui constituait vraiment la société parisienne, il aurait sans aucun doute répondu : “ Il n’y a plus de société parisienne il y a juste une masse confuse de gens venus de Dieu sait où.” »

En lisant Sainte-Beuve et Jules Lemaître, elle a la conviction que les salons ont définitivement disparu. Elle évoque cependant quelques personnalités comme la comtesse Rosa de Fritz James, née dans une famille de banquiers juifs viennois, les Gutmann. Elle avait une belle bibliothèque, mais ne lisait pas. Il y avait dans son salon, des tableaux d’Ingres et de David. Boiteuse, elle « avait un prestige qu’aucune maîtresse de maison parisienne n’est parvenue à acquérir depuis 1918. » Elle organisait des déjeuners et des dîners hebdomadaires : ceux où elle conviait quatorze ou seize personnes, et d'autres plus intimes et informels.

Chez Rosa, on rencontrait Jules Cambon, ambassadeur de France à Berlin, Maurice Paléologue, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, d’autres ambassadeurs, le prince Radolin et le comte Czechen, des secrétaires d’ambassade, Charles de Chambrun, le comte Keyserling, le comte Fritz Hoyos et l’abbé Mugnier. Elle ne cite pas ceux qui se trouvent « en bout de table ». Elle écrit que les « bouts de table » mériteraient un chapitre à part ! Il y a parmi eux Abel Bonnard (qui sera ministre dans le gouvernement de Vichy). André Chaumeix, André Tardieu, le marquis du Tillet, Alexandre de Gabriac.... Peu de femmes, sauf des « fondatrices ». Mais la princesse Lucien Murat, Mme Henri de Régnier, Jeanne de Margerie, ainsi que Matilde Serao, « une grosse femme trapue, avec un visage rouge sur cou rouge, à la coiffure aussi compliquée que celle des paysannes napolitaines, avaient l’air d’une perruque, et devaient être en effet ou bien teints ou bien postiches. » Wharton note qu'elle ressemblait aux Ménines de Vélasquez. Ne se croirait-on pas chez les Guermantes ?

À Paris, un des premiers amis d’Edith est Jacques-Émile Blanche, le peintre qui a fait le portrait que Proust a gardé dans sa chambre jusqu’à sa mort. Cela dit, la relation au « Temps » des deux écrivains est fort différente. Le narrateur de La Recherche l’a « retrouvé » par le médium de la mémoire involontaire et de ses associations. Il apparaît multiple, « ici et partout », simultanément, tel le boson de Higgs. La conception du temps de Wharton procède plutôt de l'univers photographique, comme un instant fixé dans un passé « argentique » et univoque ; elle évoque des sortes de tableaux, tel celui de James Tissot représentant le Cercle de la rue Royale, semblable à une image s’immobilisant lors de la projection d’un film.

Lectrice de Proust

Wharton lut Du côté de chez Swann : « Je commençais à lire avec indolence, puis, au bout de deux pages, je me sentis entre les mains d’un maître, et tremblai bientôt de l’émotion que seul un génie peut susciter. » Et de poursuivre : « Je me demande s’il peut y avoir dans d’autres arts une joie aussi grande que celle du romancier-né qui reconnaît un pair, alors qu’il voit si souvent la forme subtile et protéenne qu’il vénère être malmenée par des mains insensibles. »

Elle envoya le livre à James qui le lut, affirme-t-elle, « dans une passion de curiosité et d’admiration ». Mais il semble, qu’en réalité, James n’ait pas lu Proust.

Wharton évoque Diaghilev, Henry Bernstein, George Moore, André Gide, les peintres Walter Sickert et Ricketts. Dans l’atelier de Jacques-Émile Blanche, des paravents de Coromandel, des vieux tapis, des porcelaines, des bronzes chinois, des tableaux de Renoir, Manet, Degas, Corot, Boudin, Alfred Stivens et Whistler, Gainsborough. Et aussi « Les Amis de la Musique », où l’on jouait Bach, Chausson, Beethoven, Franck, Debussy, « sous les regards de ces grands tableaux ».

« Ni James ni moi ne rencontrâmes Proust. Dans mon cas, la rencontre aurait pu aisément se faire, car c’était l’ami de plusieurs de mes intimes. Mais ce que j’entendis dire de lui, même par les gens qui l’aimaient le plus, ne me donna pas envie de le voir. »

Le seul fait, poursuit-elle que « le seul endroit où l’on pouvait le trouver était le Ritz, après minuit, suffisait à me décourager. »

Engagement dans la Première Guerre mondiale et fin de vie

À Paris, Wharton rédigea son roman Ethan Frome, qui parut chez Scribner’s en 1911 (et en français l'année suivante, chez Plon, sous le titre Sous la neige). Il a été réédité en 1969 sous le titre Ethan Frome, au Mercure de France, dans une traduction de Pierre Leyris, puis en 2014, chez P.O.L, traduit par Julie Wolkenstein.

Bien sûr, James qui parlait un français impeccable, séjournait souvent rue de Varenne. Wharton l’emmena à Nohant découvrir la maison de George Sand, qui l’impressionna beaucoup. C’était l’époque où James écrivit une de ses dernières nouvelles Le Gant de velours, qui parut en 1909, et qui avait pris forme lors d’une promenade à Saint-Cloud, par une nuit de clair de lune.

Un après-midi de 1913, alors qu’elle voyageait en Allemagne avec Bernard Berenson, ils se rendirent en voiture à Berlin, où ils séjournèrent une semaine au fameux Hôtel Adlon. Berenson salua une dame âgée qui leur présenta un jeune homme à la mine triste, qui n’était autre que Rainer Maria Rilke dont elle admirerait un jour les Élégies de Duino. Il mourut de la leucémie en 1926, à Montreux.

Pendant la Première Guerre mondiale, elle voulut se rendre utile et constituer ce qu’elle appelle la « Cité magique » pour venir en aide aux malades, aux blessés et à leurs familles. À la fin de la guerre, elle avait constitué « un accueil pour cinq mille permanents, quatre grands refuges pour les vieillards et les enfants et quatre sanatoriums bien équipés pour les femmes et les enfants tuberculeux. »

Pendant toute la durée de la guerre, elle collecta de l’argent auprès de ses amis fortunés, organisa des ventes aux enchères de manuscrits et des dessins originaux à New York. Elle se rendit en plein hiver sur le front à Châlons-sur-Marne et à Verdun, écrivit une série d’articles, French Ways and their Meaning (Les Mœurs françaises et comment les comprendre, Payot 1999, traduction de Jean Pavans), qui parurent en volume en 1919.

Henry James mourut en 1916, ainsi que son ami Howard Sturgis. Le chagrin d’Ediht fut « présent et poignant ». James avait pratiqué un régime qui avait anéanti sa santé, appelé du nom de son créateur la « flétchérisation », qui consistait à mastiquer longuement les aliments jusqu’à les rendre liquides avant de les ingurgiter. Il en résulta une atrophie intestinale qui le rendit incapable de digérer. Obsédé par sa santé, il était mort de malnutrition. Wharton écrit : « Son agonie fut longue et déchirante. » Pressentant sa mort, il déclara : « La voilà enfin, cette chose distinguée ! »

Devenue vieille et veuve, Wharton envisagea d’arrêter d’écrire et se consacrer au jardinage, la lecture et les voyages.

Jean Pavans qualifie ces mémoires d’« autobiographie inachevée », et nous réserve dans un appendice, une surprise. En effet, jamais la romancière n’évoque l’échec de son mariage, ni ne revient sur sa liaison avec Morton Fullerton, un dandy un peu escroc, libertin et bisexuel, rencontré chez Henry James (après la mort de son mari, entre 1906 et 1909). Elle ne mentionne même pas son nom dans l’imposante liste de ses amis ! M

ême si Morton Fullerton lui fut doublement infidèle, et sans doute ne l’aimât point, du moins lui révéla-t-il le monde inconnu de la sensualité. Elle lui avait interdit de publier les lettres passionnées qu’elle lui avait adressées, mais il ignora sa demande. Elles parurent en 1988 sous le titre Letters of Edith Wharton. Au lendemain d’une nuit érotique, passée à Senlis avec Fullerton, elle écrit à une amie, alors qu’elle a déjà quarante-six ans :

« J'ai vécu, ma très chère amie, tout ce que je n'avais jamais connu auparavant, l'interférence de l'esprit et du sens, la double attirance, la communion mêlée du toucher et de la pensée. »

Dans ce dernier et court chapitre intitulé Ma vie et moi, Wharton évoque ses premières émotions, ses premières sensations d’enfant : « le désir d’être aimée et celui de paraître jolie. Je “dis paraître jolie” au lieu d’“être admirée”, parce que je crois vraiment que ce fut toujours un souci esthétique, plutôt qu’une forme de vanité. » Elle raconte la terrible éducation puritaine, sa passion pour les mots, leur sonorité, même sans en comprendre le sens.

C’est seulement dans les dernières pages que nous apprenons que peu de jours avant son mariage, elle demanda à sa mère de lui dire enfin ce que signifiait « être mariée ». Cette dernière lui répondit sur un ton glacial qu’elle n’avait jamais entendu « une question aussi ridicule ! », et poursuivit :

« Tu as vu suffisamment de tableaux et de statues dans ta vie. N’as-tu donc pas remarqué que les hommes sont... faits autrement que les femmes ?
— Oui bredouillai-je d’une voix blanche.
— Et alors ?
Je ne répondis rien, par simple incapacité à la suivre, et elle me lança sèchement : "Pour l’amour du ciel, ne me pose plus de questions idiotes. Tu ne peux pas être aussi stupide que tu feins de l’être !" »