L'incendie de 2019 a montré l'attachement des Parisiens et des Français à Notre-Dame, mais aussi une réelle solidarité mondiale envers le monument et ce qu'il incarne.

De Victor Hugo à ses marqueurs architecturaux, la cathédrale Notre-Dame fascine aussi bien en France qu’au niveau international. L’incendie de 2019 et les réactions qui s’en sont suivies dans le monde montrent à quel point elle est associée à l’identité et au patrimoine français. Au-delà de ces éléments, elle s’inscrit pleinement dans l’histoire parisienne et permet de comprendre aussi bien les mutations du XIIIe siècle que les bouleversements politiques à l’œuvre entre 1792 et 1815. En fonction des régimes politiques, les dirigeants insistent sur sa dimension chrétienne ou sur son caractère national. Les historiens Claude Gauvard et Boris Bove dirigent un ouvrage collectif aux éditions Belin qui revient sur l’histoire du monument, des origines à nos jours. Ensemble, ils ont déjà dirigé Le Paris du Moyen Âge (Belin, 2014) et, avec Isabelle Backouche et Robert Descimon, Notre-Dame et l’Hôtel de Ville (Publications de la Sorbonne, Comité d’histoire de la Ville de Paris, 2016).

L’histoire de Notre-Dame s’inscrit pleinement dans le thème de Terminal consacré au Patrimoine. Il s'agit de saisir les enjeux de la restauration et de la reconstruction d’un élément patrimonial, tout en prenant la mesure de sa dimension géopolitique.

Nonfiction.fr : Le projet de la cathédrale gothique naît vers 1160 et est étroitement associé à la personnalité de Maurice de Sully. Or, vous montrez que ce chantier ne peut être compris sans être replacé dans le contexte de Paris qui devient progressivement la capitale du royaume. Quelle place occupe ce projet dans le paysage politique et culturel des XIIe et XIIIe siècles ?

Boris Bove : Les deux grandes phases de la vie du monument, le XIIe et le XIXe siècle, sont synchrones avec les deux grandes phases du développement de Paris, sous l’effet de l’essor agricole d’abord, de la révolution industrielle ensuite. Au XIIe siècle, des bourgs populeux se développent sur la rive droite, les premières corporations de métier apparaissent, ainsi que la hanse des marchands utilisant la Seine, mais aussi des métiers de l’alimentation, du cuir, des changeurs, des orfèvres. Paris, avec ses libraires, parcheminiers et copistes, devient aussi un milieu favorable aux études qui prennent un nouvel essor avec Pierre Abélard ; celui-ci, formé à l’École cathédrale, est l'un des principaux fondateurs de la scolastique et le créateur d'une école indépendante au début du XIIe siècle. En 1160, nombreux sont les maîtres qui enseignent dans des écoles privées qui font la réputation de la ville et se constitueront en université en 1215. La ville sera bientôt érigée au rang de capitale, quand Philippe Auguste y fixera son trésor et ses archives et la fera ceindre de nouveaux murs dans les années 1190 ; les Capétiens commencent à s’y intéresser de près dès le règne de Louis VI, voyant le profit économique qu’ils pourraient en tirer.

La ville se développe, ses campagnes sont riches, or l’évêque et le chapitre sont de grands propriétaires fonciers, tant dans Paris qu’en Île-de-France. Cette richesse leur permet d’entrer dans la compétition qui se joue entre les nombreux prélats de la province de Sens qui profitent de ce contexte économique favorable pour faire reconstruire leur cathédrale (ainsi à Noyon, Senlis, Laon vers 1140-1150), tandis que l’abbé Suger entreprenait de rebâtir la basilique de Saint-Denis selon des principes architecturaux révolutionnaires, le gothique. L’ambition de Maurice de Sully est née de ce contexte et de cette émulation : avec une hauteur de 33 m sous nef et des tours à 69 m, Notre-Dame de Paris dépasse toutes les réalisations de son époque.

Bien que les reliques de Saint-Louis, fondateur de la dynastie des Bourbons, soient à l’abbaye de Saint-Denis, Notre-Dame est particulièrement fréquentée par les souverains au XVIIIe siècle pour les Te Deum ou obtenir la protection mariale après une naissance. Dans quelle mesure le lien entre Notre-Dame et la nation se renforce-t-il ?

Claude Gauvard : Le lien entre les rois et la cathédrale a une longue histoire : en 1217, Philippe Auguste donne à Notre-Dame des reliques insignes, qui sont une importante source de richesse car elles attirent les pèlerins. Avec les Valois, un autel particulier est réservé au souverain à l’entrée du chœur et la statue votive en bois de Philippe VI, victorieux des Flamands à Cassel le 23 août 1328, figure au pied du pilier ; Charles V adresse de nombreuses prières à la Vierge pour obtenir un héritier mâle et la naissance de Charles VI (3 décembre 1368) devient une fête royale dans la cathédrale, le premier dimanche de l’Avent ; avec la folie de Charles VI, les épidémies et les guerres, la cathédrale organise de nombreuses processions pour la santé du roi et la prospérité du royaume ; dès 1450, Charles VII, victorieux à Formigny, fait chanter un Te Deum. Ces manifestations qui lient la cathédrale au culte monarchique se poursuivent avec les Bourbons comme le montre le vœu de Louis XIII qui, en 1638, place son royaume sous la protection mariale afin d’obtenir un héritier mâle. Mais l’ensemble monumental n’est commencé qu’en 1708... Ce long délai révèle de réels changements dans la façon dont les Bourbons perçoivent le rôle de Notre-Dame de Paris dans le royaume.

À partir de la mort de Louis XIII en 1643, la dépouille des rois défunts ne passe plus par Notre-Dame avant de se rendre à Saint-Denis et le nouveau souverain ne s’arrête plus dans la cathédrale lors de sa première entrée dans la capitale : aucun cortège parisien ne vient donc lier le roi à son royaume ; rituels monarchiques et civiques se séparent. En même temps, la royauté obtient que la cathédrale devienne le siège d’un archevêché en 1622 et surtout, elle en fait la caisse de résonance des événements royaux. Les Te Deum se multiplient qui sont autant de signaux d’information politique. Il est donc difficile de dater le moment où Notre-Dame a cessé de n’être que la cathédrale de Paris pour devenir celle du royaume, mais la charnière se trouve probablement au XVIIe siècle. La volonté des rois, leur méfiance vis-à-vis de la foule parisienne ont certainement joué un rôle important.

Pendant la Révolution, la cathédrale connaît les turbulences parisiennes et trois changements de régime (République, Consulat, Empire). Le patrimoine de Notre-Dame est en partie saisi, par exemple pour financer la guerre à partir de 1792. Comment y est géré le dilemme entre les actes iconoclastes et la nécessaire patrimonialisation ?

Boris Bove : Il est vrai qu’une partie du mobilier précieux de la cathédrale a été envoyée à la Monnaie à ce moment et que la statuaire extérieure a souffert, en particulier la célèbre galerie des rois, mais ce n’est pas forcément l’époque où la cathédrale gothique a été le plus malmenée. Cette période est toujours associée au « vandalisme révolutionnaire », mais cette expression que l’on doit à l’abbé Grégoire, visait à dramatiser les destructions pour sensibiliser le Convention, avec une certaine efficacité puisque la cathédrale a été protégée des partisans d’une déchristianisation radicale. L’arbitrage en faveur de la protection patrimoniale du bâtiment a donc été rapide et sans ambiguïté.

En revanche la cathédrale gothique a beaucoup souffert de la modernisation de la décoration intérieure au XVIIIe siècle : destruction d’une partie du jubé pour faire place au vœu de Louis XIII, destruction du trumeau et du bas du tympan du portail central pour permettre au dais des processions de passer, destruction de la sacristie gothique, remplacement des vitraux médiévaux par des grisailles, murs badigeonnés de blanc, dallage de couleur remplacé par un dallage noir et blanc. Personne ne parle de vandalisme, et pourtant toute l’atmosphère de la cathédrale en a été changée ! Quant à la conversion de reliquaires en monnaie pour financer la guerre, c’est hélas un procédé bien établi depuis la Guerre de Cent Ans.

Mais le principal vandale, c’est le temps : la cathédrale menace de ruine dès le XVIe siècle, après deux siècles de guerre qui ont appauvri son clergé. La question de l’entretien est un souci pour les chanoines durant tout l’Ancien Régime. Si on démonte la flèche en 1792, ce n’est pas par volonté de détruire mais de prévenir sa chute, qui ruinerait l’édifice. Il faut donc rendre hommage aux dizaines de chanoines qui, au sein du conseil de fabrique, ont œuvré à l’entretien de la cathédrale durant tout l’Ancien Régime, à la monarchie de Juillet qui a ordonné sa restauration en 1843, et au service des Monuments nationaux qui veille dessus depuis.

Les mutations de la capitale semblent impliquer à chaque fois des conséquences pour la cathédrale. Celle-ci a en effet subi les effets des siècles et les dégâts des révolutionnaires. Viollet-le-Duc et Jean-Baptiste Lassus remportent en 1843 un concours pour sauver la cathédrale. Sur quels principes s’appuie Viollet-le-Duc pour reconstruire la cathédrale ?

Claude Gauvard : Le projet de restauration de Lassus et de Viollet-le-Duc est un manifeste illustré de dessins à la plume et aquarelle — tel celui de la façade occidentale de la cathédrale — qui permettent d’allier la théorie à la pratique. Comme Victor Hugo, les auteurs se méfient des restaurations mal venues. Après la mort de Lassus en 1857, Viollet-le-Duc assume seul la direction du chantier selon les principes qu’il énonce dans l’article « Restauration » de son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle (1854-1868) : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé ». L’architecte en est le maître d’œuvre, d’autant que pour lui, dans l’art gothique, tout est question de structures. Son travail se veut scientifique, fondé sur les archives, la comparaison avec les cathédrales existantes, et surtout le dessin des formes, de la conception à l’exécution.

C’est ainsi que Viollet-le-Duc « invente » la flèche, qui culmine à 96 mètres, pour remplacer celle qui s’était effondrée avant la Révolution, Pour le décor sculpté, les travaux de ferronnerie et le mobilier, il s’entoure d’équipes travaillant sous ses ordres selon les mêmes principes. L’atelier du sculpteur Victor Geoffroy-Dechaume examine les originaux, dessine, opère des moulages en plâtre avant de livrer la statue définitive, la photographie de façon à constituer un stock documentaire homogène. Le but est de retrouver l’unité du style gothique du XIIIe siècle et ce que Viollet-le-Duc pense être la vérité de l’œuvre.  

L’île de la Cité est profondément transformée dès la monarchie de Juillet et bien sûr avec Haussmann sous le Second Empire. Comment sont ainsi intégrées la Cité et Notre-Dame à la métropole au fil du XIXe siècle ?

Boris Bove : La rénovation de la cathédrale commence une dizaine d’années avant le Second Empire, mais Napoléon III n’a aucun mal à l’intégrer dans son projet de refonte de la ville : la cathédrale vit au même rythme de la ville ! Cette intégration obéit à deux logiques : une logique urbanistique et une logique idéologique. Il s’agissait dans le premier cas de résoudre le problème de l’enclavement de l’île de la Cité, laquelle était mal reliée à la rive droite où battait le cœur économique et politique de la ville. Napoléon III a achevé un désenclavement, commencé au début du XIXe siècle, par la construction de nouveaux ponts et le tracé de nouvelles rues : la Cité est désormais de plain-pied avec la rive droite et la rive gauche quand le fleuve cesse d’être un obstacle. Sur le plan idéologique, l’empereur a voulu s’inscrire dans la tradition monarchique en transformant l’île en cité administrative, avec la rénovation du palais de justice, mais aussi la construction d’un tribunal de commerce et d’une caserne, tandis qu’il confirmait l’alliance séculaire du trône et de l’autel en dégageant la cathédrale de sa gangue d’immeubles civils et en reconstruisant l’Hôtel-Dieu sur la rive nord de l’île. Ce faisant, il a supprimé l’essentiel des habitations de l’île, il est vrai insalubres pour beaucoup, pour monumentaliser la Cité. Grâce à la création d’un grand parvis et le choix de ne pas reconstruire le palais épiscopal qui avait brûlé en 1831, on n’a jamais aussi bien vu la cathédrale gothique qu’après Haussmann.

L’incendie de 2019 a fait la Une des grands quotidiens internationaux et provoqué une émotion dépassant largement les frontières hexagonales. Comment expliquez-vous une telle fascination pour ce monument ?

Boris Bove : Trois fonctions cohabitent à Notre-Dame : la fonction religieuse, bien sûr, puisque c’est l’église mère de tous les sanctuaires du diocèse, mais aussi une fonction politique et une fonction identitaire qui s’appuie sur la valeur patrimoniale de l’édifice. La fonction religieuse concerne les chrétiens du diocèse, tandis que la fonction politique élève Notre-Dame au rang de sanctuaire national ; la fonction patrimoniale, quant à elle, peut s’adresser à tous et prendre une dimension universelle. Ces trois fonctions sont présentes dès les origines, puisque Philippe Auguste offre à la cathédrale en 1217 des reliques (en particulier le crâne de saint Denis, patron des rois). Ce faisant, il associe Notre-Dame à la sacralité royale. Le sanctuaire participe donc dès le XIIIe siècle au système politico-religieux sur lequel repose la légitimité des rois de France, mais la fonction politique est encore secondaire au Moyen Âge. Elle prend du poids à partir du XVIIe siècle, comme on l’a vu précédemment. Quant à la fonction identitaire elle repose sur une perception patrimoniale de la cathédrale, attestée elle aussi dès le Moyen Age : un poème satirique du XIIIe siècle évoque en effet un paysan admirant la galerie des rois, qu’il prend pour des rois de France, tandis qu’un larron profite de son émerveillement pour lui couper la bourse.

On sait aussi que les visiteurs étrangers — comme les ambassadeurs tchèques de 1464 — demandaient à monter dans les tours pour admirer « Paris à vol d’oiseau », quatre siècles avant la fameuse description de Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris (1831). Par ailleurs, la cathédrale gothique, parce qu’elle structure la skyline de Paris, devient l’emblème de la ville dans toutes les représentations artistiques jusqu’à la construction de la tour Eiffel. On admire donc le bâtiment dans sa dimension artistique dès les origines, mais cette dimension identitaire et patrimoniale prend une importance nouvelle avec le succès du roman de Victor Hugo au XIXe et ses avatars sous forme de comédie musicale ou de films au XXe siècle. Le tourisme de masse, qui se développe dans la seconde moitié du XXe siècle, achève de rendre familier le monument à travers le monde. Dès lors Notre-Dame n’appartient plus aux Parisiens, mais au monde entier, ce qu’a reconnu l’UNESCO en classant Notre-Dame en 1991. L’extraordinaire afflux de dons à la suite de l’incendie de 2019 montre bien que la fonction patrimoniale a nettement pris le relai de la fonction politique et de la fonction religieuse, toutes deux en perte de vitesse.